Le climatologue Michael E. Mann vient de pourfendre sur les réseaux sociaux la dernière étude du climatologue James Hansen et de ses collègues – M. Hansen, 82 ans, est précisément celui qui avait témoigné sur l’existence du réchauffement climatique devant le Congrès américain en… 1988, faisant de lui une sorte de « grand-père du réchauffement climatique ». Que dit cette étude ? Que d’ici au début de l’année prochaine, nous pourrions avoir atteint une hausse de +1,5°C au-dessus de la température moyenne de long terme pour la planète. Pour comprendre ce propos, il faut se souvenir que le GIEC place ce franchissement seulement dans les 2 prochaines décennies. En gros, M. Hansen et son équipe montrent que le réchauffement climatique pourrait nous impacter plus vite que prévu – ce que les phénomènes extrêmes de 2023 peuvent illustrer -, autrement dit, que le GIEC a été trop optimiste jusqu’à présent. Pour Michael E. Mann par contre, ce que nous observons est parfaitement conforme aux prévisions du GIEC et il n’est pas correct d’en déduire une accélération du réchauffement climatique.
Michael E. Mann fait partie d’une classe émergente de personnalités qui, bien qu’elles ne nient pas le propos scientifique, combattent avec acharnement tout propos qu’elles estiment « pessimiste ».
La position de ces personnalités évolue au fil du temps car la situation s’aggrave objectivement, l’état de la science acte cette aggravation constante, et l’optimisme d’hier doit donc sans cesse être reparamétré pour rester optimiste.
Les optimistes – ou « opti-réalistes » selon le psychologue et fondateur de la psychologie positive Jacques Lecomte – sont donc engagés dans une course contre la montre impitoyable : comment préserver l’optimisme lorsque tout s’effondre ?
Cela provoque certains grands écarts amusants s’ils n’étaient tragicomiques. Ainsi, M. Mann parle de la possibilité d’une hausse de +3°C à l’horizon 2100, d’une grande quantité de souffrance, de l’extinction des espèces, de la perte de vies, de la déstabilisation de l’infrastructure sociale, du chaos et du conflit. Mais, bon sang, ne s’agit-il pas précisément d’une description des impacts d’un effondrement ? Non, en aucun cas ! Les optimistes et autres opti-réalistes rejettent fermement toute allusion à l’effondrement et détestent comme la peste les collapsologues.
Pourquoi ? Parce que « la-peur-est-toujours-mauvaise-conseillère » pardi ! Faire peur, c’est mal, car c’est contreproductif. Ça décourage et démobilise les gens. Et puis surtout, cette peur de l’effondrement est complètement exagérée et n’a pas de fondement scientifique. Bien sûr, tout ne va pas bien mais « le monde va beaucoup mieux que vous ne le pensez », ce qui est le titre d’un ancien ouvrage du psychologue Jacques Lecomte, où il mène une charge violente contre les collapsologues connus. Récemment encore, M. Lecomte a pu garnir les étalages des libraires avec une nouvelle charge opti-réaliste, un nouvel essai intitulé « Rien n’est joué. La science contre les théories de l’effondrement ». Un titre – les observateurs l’auront remarqué – qui est auto-contradictoire sur le principe puisque la science est faite notamment d’observations empiriques ET d’émissions de théories, que l’effondrement au sens générique est un phénomène observable empiriquement ET théorisé dans une multitude de domaines scientifiques (archéologie, paléontologie, ingénierie, médecine, écologie, physique, etc.). Donc « la science » ne peut pas être « contre les théories de l’effondrement » puisque… les théories de l’effondrement font d’ores et déjà partie d’une multitude de champs scientifiques. Non, M. Lecomte ne veut même pas prétendre que « la science est contre certaines théories de l’effondrement », celles qui concernent l’effondrement de la Biosphère et des sociétés humaines, car ces théories, elles aussi, font partie du corpus scientifique international. Ce que M. Lecomte prétend, c’est que la science est contre « les propos des collapsologues connus ». Et c’est contre eux que se fixe son obsession rhétorique, ou plutôt, sophistique, pour le lecteur doué d’un peu de logique et d’une maîtrise élémentaire du fonctionnement de la science.
Les propos de M. Mann et de M. Lecomte illustrent des facettes différentes d’un débat général très animé sur la bonne manière de concevoir notre situation planétaire actuelle. M. Mann et M. Lecomte pourraient être considérés comme les tenants d’une forme de « rassurisme » en opposition au propos dit « pessimiste ». Néanmoins, au sein du rassurisme, il faudrait différencier celui des éco-négationnistes qui nient l’existence du risque existentiel écologique, celui des éco-rassuristes qui estiment que la situation est beaucoup moins grave que ce qu’en disent les collapsologues et autres pessimistes, celui des techno-optimistes qui veulent bien reconnaître une certaine gravité à certains constats mais qui considèrent qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter puisque la technologie et la science sont en train de résoudre progressivement le problème, celui des opti-réalistes comme M. Lecomte qui estiment qu’il y a des éléments de gravité dans la situation mais que le pessimisme et la peur ne sont pas scientifiquement fondés, celui des anti-pessimistes eux mêmes quasi-pessimistes comme M. Mann, qui estiment que la situation est grave mais ne s’aggrave pas et que le pessimisme (ou pire, le « doomisme ») fait le jeu des ennemis de la transition écologique.
Face aux « rassuristes », les « pessimistes », dont votre serviteur, notre hôte Paul Jorion et les collapsologues, mais aussi un nombre significatif de scientifiques et non des moindres, et des autorités politiques et morales comme le Secrétaire général de l’ONU et le Pape.
Il y a ici une incise logique à faire. Dans un scénario où tout se passe finalement bien, on peut déduire que les rassuristes avaient raison. Dans un scénario où tout se passe finalement mal, on peut déduire que les pessimistes avaient raison. Dans un scénario où la situation objective empire, les rassuristes avaient tort pour le passé mais peut-être encore raison pour le futur, tandis que les pessimistes avaient raison pour le passé mais peut-être encore tort pour le futur. A mesure que le réel se dévoile au cours du temps, qu’une seule trajectoire réelle se fait jour pour le système combiné Terre-Biosphère-Anthroposphère (sphère humaine), on peut juger du rassurisme des uns et du pessimisme des autres. Toutefois, le traitement éthique de ces deux attitudes n’est pas symétrique. Que les pessimistes se trompent est moins grave que l’erreur des rassuristes. On peut admettre que l’action juste nécessite une perception juste. Même si on ne peut exclure que des rassuristes agissent avec suffisamment de force face à un risque, on peut logiquement penser que leur perception optimiste affaiblit la force de leur action face à un risque. Au contraire, même si on peut envisager qu’un pessimiste puisse agir avec moins de force que nécessaire à cause de son pessimisme, on peut tout de même attendre que le risque se situe davantage dans l’excès de force d’action par rapport à la menace.
La logique donne un avantage asymétrique à l’attitude pessimiste face à un risque existentiel : il vaut mieux en faire trop que pas assez, il vaut mieux avoir trop peur que pas assez, à condition que la peur génère et ne neutralise pas l’action nécessaire.
Ce ne sont pas des rassuristes qui soignent les gens, vérifient la sécurité des centrales nucléaires ou inspectent les pièces des avions avant le décollage. La sécurité existentielle est fondée sur un ethos, un habitus, une culture rigoureusement pessimiste, qui considère que tout ce qui peut mal se passer va mal se passer.
De la même manière, plusieurs philosophes ont théorisé l’heuristique de la peur (Hans Jonas : usage de la peur pour l’existence d’un bien fondamental comme méthode de pensée et d’action) et le catastrophisme éclairé (Jean-Pierre Dupuy : usage de la certitude du scénario du pire comme aiguillon de l’action, à un iota, près pour reconnaître la possibilité réelle d’échapper au pire). Le philosophe Hans Jonas fait même de la peur pour le bien existentiel en jeu (la vie d’un enfant, la survie d’une population, la perpétuation d’une société ou d’une culture) le fondement de ce qu’il appelle le Principe Responsabilité. Pour Jonas, sans peur quant à l’avenir d’un bien existentiel, il ne peut y avoir de responsabilité.
On peut ajouter un autre propos logique. Si la situation ne fait qu’empirer, alors les rassuristes sont cesse en train de se tromper, c’est-à-dire de courir après un propos qui est systématiquement dépassé par les événements réels. A mesure que les événements empirent objectivement, certains d’entre eux sombrent dans le déni pathologique le plus caractéristique, d’autres tentent héroïquement d’intégrer les dernières mauvaises nouvelles à leur propos tout en – tour de passe-passe – maintenant leur optique « optimiste » contre vents et marées. Ainsi de M. Mann qui évoque aujourd’hui « la possibilité de +3°C en 2100, une grande quantité de souffrance, l’extinction des espèces, la perte de vies, la déstabilisation de l’infrastructure sociale, le chaos et le conflit », c’est-à-dire un effondrement en bonne et due forme, mais continue malgré tout à pourfendre, en long en large et en carré, les travaux de M. Hansen, toute attitude jugée « pessimiste » selon lui, et en particulier les « doomists » et autres « collapsos » actifs dans le débat public.
En un mot, ce qui dérange dans le propos rassuriste c’est sa volonté d’exclure le propos pessimiste du champ du discours rationnel, ce qui, pour les pessimistes, est particulièrement irrationnel, puisque, dans le monde réel, les choses peuvent empirer et mal se passer, et que des biens existentiels, comme la vie humaine et la vie sur Terre, peuvent être détruits faute de pensée et d’action à la hauteur des urgences. En ce sens logique, scientifique, éthique et politique, le rassurisme est profondément irrationnel. Si on ne peut exclure le scénario du pire – ce qui est le cas aujourd’hui d’un point de vue scientifique – alors l’éthique impose de surpondérer le traitement de ces scénarios du pire au point d’en faire des priorités éthiques et politiques absolues. Autrement dit, s’il n’est pas sûr que l’enfant qui joue près d’une falaise va tomber et se tuer, ce cas de figure implique néanmoins une intervention urgente de la part des parents, les personnes responsables de l’existence de l’enfant, à partir d’une attitude pessimiste (je pense que mon enfant risque de tomber de la falaise et de se tuer), d’une heuristique de la peur (je suis pris par la peur terrible pour le bien existentiel qu’est la vie de mon enfant) et d’un catastrophisme éclairé (l’enfant va tomber et se tuer avec certitude, à un iota près, ce qui déclenche mon intervention immédiate en tant que parent).
Chaque rassuriste peut vouloir rester optimiste en son for intérieur mais il n’a pas le droit, éthiquement, de tenter de neutraliser les pessimistes qui expriment leur point de vue, et surtout, il a le devoir d’agir comme si les pessimistes avaient raison, car il s’agit du seul pari de l’action éthique qui soit robuste à tous les scénarios (donc celui du pire y compris).
Malheureusement, le propos logique et rationnel échoue à faire entendre raison aux rassuristes de tous genres depuis plus de 50 ans. Ce qui tend à révéler que l’attitude rassuriste est davantage une pathologie psychologique, plus ou moins lourde, une faiblesse de la complexion affective, une illusion-aversion-désir, qu’un réel raisonnement logique. C’est pourquoi, par dépit devant l’impuissance de la raison critique, on en vient à la satire, qui permet de révéler l’absurdité de la pensée et de l’attitude de certains commentateurs publics de l’écocide planétaire en cours. La satire est ce genre littéraire succulent qui consiste à pousser à l’extrême certaines idées, à mener un raisonnement au-delà de sa limite de validité en tirant sa conclusion logique, et certains comportements en les mettant en application rhétorique, afin d’en faire ressortir, de manière comique, le caractère absurde, grotesque et malfaisant. En ce sens, la satire est une forme de pensée philosophique extrêmement puissante, capable d’affecter les corps au sens du philosophe Spinoza. Elle s’inscrit dans une tradition plurimillénaire, avec des poésies et pièces antiques, des ouvrages fameux comme l’Eloge de la Folie d’Erasme et, de nos jours, des sketchs, parodies et oeuvres satiriques comme Don’t Look Up.
La satire, comme forme d’humour, réhumanise le débat public, le réancre dans le sol, par l’usage d’un propos féroce. Bien sûr, elle ne laisse pas indemne ceux qu’elle taille en pièces, ce qui en fait une arme politique majeure pour les activistes du monde entier. Mais elle ne taille en pièce que rhéoriquement, ce qui garantit son caractère humain. Elle réhumanise car elle méta-communique la chose suivante à ceux qu’elle critique (à M. Mann et à M. Lecomte) : « Revenez parmi les humains, revenez au sein de la raison critique, abandonnez votre hubris, cessez de vous draper dans votre attitude absurde, grotesque, qui en devient malfaisante. » Si les personnes ciblées s’y refusent, la satire méta-communique également à toutes celles et ceux qui l’entendent : « ne devenez pas comme ceux-là qui disent et font des choses absurdes, restez les pieds sur Terre ».
Donc avec toute mon amitié envers des congénères, M. Mann et M. Lecomte, je pense que vous vous trompez et que votre propos déforce la cause de l’existence de la vie sur Terre, y compris celle de l’Humanité. C’est pourquoi je voudrais partager cet extrait d’un échange de courriel avec certains amis fondateurs de la collapsologie, où je pourfends les rassuristes et leurs chefs de file, en espérant que ça puisse éveiller certaines consciences qui nous lisent :
Hé les collapsos, même les rassuristes comme Michael E. Mann et Jacques Lecomte tiennent aujourd’hui des propos quasi-effondristes tout en continuant à vous pourfendre. Vous allez vous faire dépasser sur votre aile ! Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ? hein ? Vous êtes coincés hein ! 😉
Astuce : je vous propose d’envisager d’abord 1) l’extinction de l’espèce humaine (= plus pessimiste que l’effondrement)… et puis, si vous vous faites encore dépasser sur votre aile… je ne vois plus que 2 dernières options sous le coude : 2) l’extinction de toute vie sur Terre (=on est d’accord que c’est pire que l’extinction de l’espèce humaine ?) et puis 3) avènement d’une super IA ou d’une civilisation extra-terrestre qui réduit l’humanité ET tous les vivants terrestres en esclavage numérique avec une expérience de souffrance éternelle et infinie (=risques S « infinite suffering », pire que les risques X en termes éthiques : Mini map of s-risks — LessWrong ; = Matrix mais en beaucoup, beaucoup, beaucoup plus douloureux et avec aussi des chiens et des chats dans les cocons d’hybernation corporelle).
Voilà, avec l’extinction de l’espèce humaine, l’extinction de la vie sur Terre, et la souffrance infinie de tous les êtres sensibles sur Terre, nous avons, nous les Collapso-Pessimistes, encore un peu de marge pour éviter de nous faire dépasser dans le champ du discours et la fenêtre d’Overton par les Opti-Manniens-Lecomtiens.
Oui car on n’a pas encore échappé au pire du pire du pire, les gars : Jacques Lecomte qui écrit un nouveau livre intitulé « Le monde va beaucoup moins mal que vous ne le croyez » (tome III de « Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez » et de « Rien n’est joué »), où il explique que la peur est mauvaise conseillère, que +3°C, une grande quantité de souffrance, l’extinction des espèces, la perte de vies, la déstabilisation de l’infrastructure sociale, le chaos et le conflit ne signifient pas du tout que les collapsos ont raison, montrent que l’effondrement n’est pas certain, que nous avons encore notre destin en main, que l’on peut agir mais que ce qui motive les gens c’est l’opti-réalisme, et que, même si on s’effondre en fait quand même un peu beaucoup, il faut rester opti-réaliste finalement, ça pourrait être pire, on pourrait s’éteindre et on pourrait même vivre dans un monde où je n’existe pas et je ne peux plus vendre de livres opti-réalistes-qui-attaquent-les-collapsos-qui-me-font-vraiment-chier-et-j’en-ai-marre-car-à-cause-d’eux-je-pleure-dans-ma-chambre-tous-les-soirs-enserrant-fort-mon-doudou-où-qu’il-est-brodé-« Happy »-flute-à-la-fin-! »
Et puis il y aurait certainement un tome III où Lecomte, dernier humain vivant sur Terre, écrirait un livre en images pour le dernier chimpanzé sur Terre, où il lui expliquerait dans son titre que « Le monde n’est pas si complètement effondré que vous ne le croyez », et où il ferait une charge violente mais posthume contre les collapsos (désormais tous décédés) qui se sont lourdement trompés car ils étaient -pessimistes-, OUI PESSIMISTES MA BONNE DAME ! DEGOUTANT !, car leurs prédictions étaient manifestement NON-FONDEES sur la science, la preuve, AUCUNE ETUDE SCIENTIFIQUE SERIEUSE n’étayait leurs dires, et TOUTE LA LITTERATURE confirmait qu’il ne faut JAMAIS faire peur car la peur, c’est le mal absolu, la peur c’est caca, on ne doit JAMAIS faire peur à personne et TOUJOURS rester souriant et opti-réaliste, et c’est en fait sûrement à cause de la peur que je me retrouve maintenant le dernier humain vivant sur Terre à écrire un putain de livre avec des images de bananes pour le dernier chimpanzé encore vivant – mais je reste opti-réaliste, ça va je gère tout va bien -.
Et ensuite, un tome IV, où Lecomte, prêt à s’éteindre à son tour, après s’être effondré physiquement, écrira, avec sa plume opti-réaliste rageuse, et pour les civilisations extra-terrestres qui retrouveront nos restes archéologiques, que les collapsos ont totalement exagéré, ce sont des charlatans, ils mentaient, finalement, l’effondrement a été une chose POSITIVE, et l’OPTI-REALISME m’a permis de vivre HEUREUX car c’était beaucoup-mois-pire que ce qu’ils avaient prévu, les chacals.
Et sur sa tombe, un robot gravera cet épitaphe glorieux « Opti-réaliste, fondateur de la psychologie positive, auteur de 3 livres remarqués et « mieux que vous ne le croyez », il s’est éteint avec un rictus figé de sourire militant, n’ayant jamais renoncé au pouvoir absolu de la joie et ayant toujours pourfendu les collapsos-pessimistes, durant tous les stades de l’effondrement (sales cons de merde !) »
Illustration par Stable Diffusion (+PJ)
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