En réponse à M. Poutine qualifiant l’incursion des forces ukrainiennes dans l’oblast russe de Koursk, qui débuta mardi, de « provocation », le ministre américain des affaires étrangères, M. Blinken, a déclaré (je cite de mémoire) : « Ça va pas la tête ? ».
Et il est vrai qu’aux yeux de quiconque considère l’invasion de l’Ukraine par la Russie comme une agression, qualifier une contre-offensive ukrainienne de « provocation » semble trahir une incompréhension majeure de la manière dont fonctionne la langue.
C’est Orwell qui, dans 1984 (1949), a attiré notre attention sur ce travers des régimes autoritaires d’essayer de dorer la pilule en recourant à une « novlangue » : en appliquant aux choses une étiquette suggérant qu’elles sont le contraire exact de ce qu’elles sont en réalité. Je ne me souviens plus du cas précis et vous me rafraîchirez les idées, mais une récente loi en France avait été dénommée selon ce principe. Vous saurez de quoi je parle si je vous dis qu’il s’agissait de quelque chose du genre d’une loi « Loisir et liberté » augmentant le temps de travail et amplifiant l’hyper-surveillance.
Une fois une convention de vocabulaire établie à un niveau national, le discours tout entier se développe dans cet espace : pour nous, nous opposer à l’expansion hégémonique d’une Russie sous un régime autocratique est une façon de résister au retour du fascisme, alors que pour le régime de Poutine, l’invasion russe de l’Ukraine fait partie, à l’intérieur du narratif local, là également, d’un combat contre le fascisme, aussi invraisemblable que puisse nous apparaître la logique alors invoquée. Si qualifier la contre-offensive ukrainienne de « provocation » nous apparaît grotesque, c’est que nous avons perdu de vue que la Russie se représentait déjà en son temps son invasion de l’Ukraine comme une réponse légitime à une « provocation ».
Une fois que les narratifs de deux nations ont divergé, le même mot prend, de part et d’autre, des sens opposés. C’est en fonction de ce principe que dans le cas présent, aucune des deux nations n’est à ses propres yeux dans l’offensive mais dans la contre-offensive, répondant à ce qui est perçu comme des « provocations » de la part du camp d’en face. Chacune des deux nations se sent du coup en droit d’interroger quant à la manière dont l’autre camp a perdu le fil dans la manière dont on utilise les mots : « Ça va pas la tête ? ».
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