RÉFLEXION SUR NOTRE SITUATION ACTUELLE, par Francis Arness

Billet invité

Ayant dernièrement pris connaissance du texte d’ouverture de Vacarme repris sur Mediapart, intitulé « Yes, we can’t » et portant sur notre situation politique actuelle, je voudrais ici relayer des éléments tout à fait intéressants de cette réflexion. Certes, l’optique que développent les auteurs et celle que je développe dans mes « Réflexions pour un mouvement néodémocratique » sont sans doute différentes. Cela n’empêche : je retiendrai les éléments suivants de leur diagnostic, que je discuterai.

Un constat important est fait : celui de la stratégie d’« impuissance » du pouvoir politique. Celui-ci annonce des intentions tout à fait nobles et dit ne pouvoir les réaliser. Il y a là une « ritournelle de l’impuissance » qui relève  d’une « violence  sourde et progressive qui enserre et immobilise l’individu ». De plus, l’article ajoute que c’est là quelque chose que  nos « politiques ont tendance à oublier ». J’aurais pour ma part tendance à penser qu’au contraire, c’est là une parole rusée, paradoxale, qui nous enserre dans l’impuissance. D’ailleurs, c’est ce vers quoi tendent les auteurs dans un autre passage de leur texte : « l’impuissance peut être très utile au pouvoir, et même un levier de communication gouvernementale ».

L’article relève aussi le fait que nous connaissons actuellement un tournant politique. Nous sommes, disent les auteurs, « dans la fin d’un moment machiavélien ». Nous passons d’une « période de puissance » à une « période d’impuissance ». Le pouvoir politique ni le système ne peuvent plus rien nous promettre. Rien ne fonctionne plus. La situation change dès lors radicalement.

Dans cette situation, ajoutent encore les auteurs (et c’est un point important), il nous faut éviter le piège de la  « servitude ». Et nos auteurs d’évoquer Spinoza : «  Spinoza s’horrifiait en effet de ce que sa pensée de la nécessité puisse être interprétée en termes de triste servitude et de fatalisme impuissant. Pour lui, au contraire, et si naturellement qu’il ne sentit jamais le besoin de s’en expliquer vraiment, comprendre la nécessité dans les choses, de manière éthique comme politique, était toujours et de façon évidente signe de puissance, de joie, de libération, de participation à l’infinité toute-puissante de la Nature. » Pour ma part, j’aurais tendance à souscrire avec Frédéric Lordon[1] – mais dans une optique sans doute différente – à cette apologie de la joie malgré tout et de notre capacité d’agir en dépit de tout. Cela aura lieu pour peu que nous arrivions à renverser l’atmosphère sociale, et à changer de pied existentiellement, depuis la conscience de notre désorientation passée et présente, et du tragique de notre situation écologique, économique et politique.

Toutefois, pour nos auteurs, les choses sont quelque peu différentes. Ils ne souscrivent pas véritablement à cette joie. Au contraire, pour eux, il nous faut nous rendre compte de notre impuissance, et partir de celle-ci. Ici  l’art et la littérature jouent leur rôle en tant que guides pour notre réflexion. L’ « impouvoir » d’Artaud – opposé à l’impuissance – est fécond en ce qu’il s’oppose au fait que l’art soit seulement une impuissante « consolation » – comme chez le trop sage Thomas Mann.

C’est depuis cet « impouvoir »  s’opposant à l’ « impuissance », ajoute l’article de manière tout à fait juste, que l’on doit « continuer à travailler, où qu’on soit, quoi qu’on fasse, il n’y a pas d’autre voie : vitupérer l’impuissance des temps demeurera toujours la passion de ceux qui ont cessé de travailler. Mais ensuite travailler avant tout en surface, à affiner sa sensibilité. » Et cela passe par un changement dans notre attitude, un changement non encore défini auquel nous devons être ouverts, pour prendre en compte le devenir : « Chez Spinoza, la puissance est non seulement puissance d’affecter, de transformer son environnement, mais tout autant puissance d’être affecté, d’être modifié par son environnement. En période de basses eaux comme aujourd’hui, c’est sans doute à chaque fois par cette seconde forme d’action ou de puissance qu’il faut commencer et recommencer sans cesse : l’attente patiente et vigilante d’une éclaircie, la sensibilité à ce qui se passe. Le pire n’étant jamais l’impuissance apparente ou actuelle, mais de s’habituer à l’intolérable ou de s’endormir dans la contemplation désespérée du rivage des Syrtes. »

Dans le souci d’un débat politique qui pose les bonnes questions, il faut saluer cette réflexion qui exprime la prise en compte à la fois du tournant politique actuel, de la grande désorientation qui va de pair, et de la nécessité d’une ouverture au devenir historique qui nous affecte. Sans doute définissons-nous différemment, les auteurs de cet article et moi, ce tournant politique, cette désorientation et cette ouverture au devenir. Mais peu importe : ce qui importe pour la vitalité du débat et la justesse des solutions que nous trouverons, c’est que nous assimilions le réel qui nous advient, et que nous nous mettions en branle, où que nous soyons. Cette intéressante réflexion va dans ce sens.

[1] Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique éditions, 2010.

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