TRANSITION, par Michel Leis

Billet invité.

Les discours politiques des partis de pouvoir ne sont plus en phase avec la réalité d’aujourd’hui. Au-delà de leur dimension idéologique, ils font appel à des référentiels dépassés ou en voie d’épuisement. Cette situation reflète peu ou prou l’état présent des normes collectives : la norme de progrès a disparu et la norme de consommation s’effrite tous les jours un peu plus. De norme sociale dominante, rôle qu’elle a joué sur une très courte période, la norme de consommation est en train de devenir une machine à exclure et fragmenter notre société.

Depuis la naissance des formes modernes de la démocratie, le succès des partis politiques a presque toujours reposé sur leur capacité à être en phase avec la norme sociale dominante, dans le discours comme dans les actes. Se pose alors une question : est-il possible de reconstruire un discours et une action politique en l’absence d’une norme sociale qui joue son rôle ?   

Le retour en force dans les années 80 du discours libéral en Occident s’est fondé sur une ambiguïté. La place accordée à la prospérité économique était parfaitement en phase avec la montée de la norme de consommation, mais le contexte de crise qui a accompagné cette percée lui donnait une autre dimension : le retour à la prospérité promis après de nécessaires et douloureuses réformes (rien de nouveau sous le soleil !) renvoyait à la promesse de beaux lendemains. La crise serait bientôt vaincue : l’annonce d’un futur meilleur est l’essence même de la norme de progrès, ce discours jouait donc sur les deux tableaux. Certes, la consommation a prospéré au prix d’une lutte économique impitoyable, mais la crise a perduré. Un peu plus de dix ans après la percée des idées libérales, Jacques Chirac fait de la fracture sociale un thème de campagne, vingt ans après, le thème reste plus que jamais d’actualité, mais il est exploité sous d’autres formes et par d’autres partis.

Aujourd’hui, le discours des partis au pouvoir n’a pas évolué, la place accordée aux entreprises dans le discours et les actes s’est accompagnée d’un phénomène de contamination et de rétrécissement de l’action politique. Partout on retrouve ces gouvernements obsédés par la gestion avec comme seul horizon le budget, les déficits, la fiscalité, un peu le chômage, la sécurité. Chaque problème est traité indépendamment du problème voisin. Leur devise pourrait-être celle du royaume des Pays-Bas : « Je maintiendrai », mais ils en sont bien incapables, réduits à ce paradoxe qui me sert de fil rouge, « il fallait se dépêcher de tout changer afin que rien ne change [i] ». Sans réelle maîtrise sur les éléments, ils affrontent les tempêtes qu’ils ont eux-mêmes déclenchées. Restent les à-côtés : utiliser les réformes sociétales pour donner l’illusion de l’action. C’est finalement le seul domaine où les références idéologiques jouent encore un peu, le progrès serait encore devant nous pour la gauche, alors que pour la droite, la solution est le retour vers l’ordre moral qui, à défaut de résoudre les crises, donne des repères rassurants. Ces débats focalisent l’attention de l’opinion publique. En interpellant les convictions et les croyances de chacun, ils cristallisent les antagonismes, avec le risque de réveiller de vieux démons. En réveillant de vieilles lignes de fractures, ils évitent de s’interroger sur la cohésion sociale : pourquoi se poser cette question puisque la société est par nature fragmentée ?

Les discours d’une droite désignée sous le vocable politiquement correct de populiste relèvent exactement de la même ambiguïté qui avait si bien réussi au discours libéral au milieu des années 80. Des lendemains qui chantent grâce à des mesures énergiques et la prospérité économique retrouvée qui permettront à chacun de consommer en paix. La modernité du style ne doit pas cacher que les idées sentent la naphtaline et que la méthode a déjà servi c’est la même sauce libérale avec des ingrédients différents.  

Outre cet air de déjà-vu, c’est bien la méthode qui pose problème. Jeter par-dessus bord une fraction de la population d’un pays sous le triple prétexte qu’ils n’ont pas la même culture, qu’ils occupent des emplois qui pourraient être occupés par des nationaux et qu’ils coûtent plus en aides qu’ils ne rapportent peut être efficace en terme électoral : aucune réalité collective [ii] ne peut fonder une telle politique (en plus de son éthique détestable). Le repli sur la nation, déconnectée en grande partie des échanges internationaux et à l’abri de barrières douanières est aussi une illusion. Les plus pauvres et la classe moyenne en paieront le prix fort, le renchérissement de certains produits ne s’accompagnera pas de hausses de salaires correspondantes, il faut bien maintenir le niveau de profit de ces pauvres patrons, n’est-ce pas ? Les forteresses ont toujours été construites dans l’intérêt des puissants…

Il n’y a plus de norme sociale dominante positive, c’est-à-dire un référentiel partagé qui construit la cohésion de la société et qui a un sens ou qui constitue un modèle pour les individus. La force des discours de la droite populiste, c’est d’être en phase avec le pôle négatif des normes sociales : la peur. Comme rien de ce qui précède ne traite les problèmes de fond évoqués à longueur de billets dans ce blog (merci Paul Jorion), le risque supplémentaire avec les partis « populistes », c’est la dérive totalitaire au-delà d’un programme xénophobe et nationaliste. La culture démocratique n’est une référence pour ces partis que lorsqu’elle sert leurs objectifs (il suffit de voir l’exemple hongrois) ou elle est considérée comme un privilège réservé à une « élite » de citoyens de souche, nul ne sait quels critères restrictifs peuvent restreindre demain l’usage de ce privilège. L’éventail de lois et le déploiement des forces de l’ordre nécessaires à la mise en œuvre des programmes populistes peuvent très bien être mis au service du maintien d’une paix intérieure à tout prix : où sont les limites en ce domaine ? Enfin, si une situation de repli sur soi devait se généraliser, l’Europe pourrait bien se retrouver dans un contexte similaire à celui qui a présidé aux conflits du 19e et du 20e Siècle en Europe. Des tensions et des rivalités exacerbées où la limite entre la guerre et la paix ne tient finalement que dans les mains d’un nombre limité de dirigeants.     

Est-ce à dire que les discours portés par une gauche radicale sont plus en phase avec la situation actuelle ? Rien n’est moins sûr. Dans l’éventail très large qui va d’une gauche populiste à des courants de pensée qui proposent des alternatives plus radicales, deux problèmes se posent. Pour les partis d’une gauche populiste, la faiblesse du discours tient à la fois au gap énorme entre les mesures proposées et la situation économique martelée par les médias, ainsi qu’aux expériences passées synonymes d’échec qui sont associées à ces partis. Comment croire à une hausse de salaire généralisée quand les médias martèlent à longueur de journée qu’il existe un problème de compétitivité (entendez, de coût du travail) ? Dans le contexte actuel, c’est un discours qui attise les peurs et qui finit par être contre-productif.

En ce qui concerne les tenants d’alternatives plus radicales, on est dans le domaine des utopies. Poser un paradigme en rupture radicale avec le présent (gratuité, suppression de la propriété) comme seule solution aux enjeux actuels suppose que l’individu s’adapte instantanément à ce nouveau contexte. Présupposer que la transition n’est qu’une contingence, qu’une norme sociale émergera immédiatement, ce n’est pas seulement reprendre la célèbre formule « du passé faisons table rase », c’est négliger l’un des rôles fondamentaux d’une norme sociale : canaliser les pulsions en un comportement socialement intégré et réguler la violence associée. L’épuisement de la norme sociale dominante ne signifie pas pour autant que l’on part d’une page blanche. L’envie de se raccrocher à ce qui subsiste de normes sociales, c’est précisément ce qui explique qu’aucune révolte collective ne soit venue balayer cet Ancien Monde.

D’aucuns imaginent qu’une telle révolte est la seule manière de faire bouger les choses, de faire émerger un monde nouveau. C’est le propre d’une avant-garde éclairée : comprendre les faiblesses d’une société pour rebâtir une nouvelle structure de pouvoir, l’exercice n’est pas sans risque. J’évoque souvent l’objet du désir et le désir de l’objet, mais je pense que beaucoup de pulsions sont de même nature : pouvoir, puissance reconnaissance. Un nouveau paradigme issu d’une révolte conduite par une minorité d’individus et plaqué ex nihilo a peu de chance de déboucher sur un monde plus juste. Sans une nouvelle norme sociale, le paradigme ne deviendrait qu’un cadre différent dans lequel s’exprimeraient les mêmes questions : celles du pouvoir, de la reconnaissance, de la puissance… C’est ce que j’exprimais déjà dans mon questionnement sur le rapport entre les utopies et le pouvoir.

Les normes actuelles ont failli, elles posent de moins en moins de limites et elles conduisent à une société de plus en plus déstructurée où la violence individuelle ou collective n’est encore que largement potentielle (un rapport de force), mais jusqu’à quand encore ? La question de la transition devient centrale. Dans le désert en train de naître de l’épuisement des normes, il est peut-être temps d’associer le discours politique à une nouvelle dimension, sa capacité à faire émerger une nouvelle norme sociale, à gérer une transition.  

Entre le court-termisme qui a montré toutes ses limites et des changements radicaux qui ne seront jamais mis en œuvre, n’y-a-t-il pas la place pour un discours qui se focaliserait uniquement sur le changement de cap, sans présupposer ce que doit être monde futur, mais sans perdre de vue non plus ce que sont les enjeux majeurs (écologie, énergie…) ?

Penser la transition c’est cesser de raisonner à la manière des entreprises : fixer des objectifs précis et des moyens pour y parvenir est un mode de pensée profondément inadapté à l’action politique. Outre que les moyens font défaut de par la volonté même des hommes politiques, cette approche voit le corps social fonctionner comme un tout tendu vers un objectif commun, elle néglige la complexité des interactions sociales, les rapports de force, le nombre de paramètres qui échappe au contrôle, les lignes de fracture et les objectifs divergents des différents acteurs du système.

Penser la transition, c’est élargir les perspectives et remonter aux sources réelles d’une situation. Il n’y a pas de problème du chômage ou de financement des retraites, il y a un problème global de répartition du travail. Il se pose avec d’autant plus d’acuité que les rapports de forces entre l’économie et la politique ont permis ces dérives, parce que la norme de profit a pu s’élever sans que des limites politiques soient posées en ce domaine. La dette des États n’est pas le résultat d’une gabegie généralisée, elle est le résultat de l’explosion des dépenses sociales qui ne connaîtront pas de limite si on laisse les attentes de profit s’exprimer librement (c’est vrai pas seulement dans le domaine du travail, mais aussi dans le domaine de la santé)…

Penser la transition, c’est focaliser l’action politique sur les conditions nécessaires au changement. Une mesure n’est pas efficace car elle a obtenu tel ou tel résultat souvent éphémère, elle est efficace, car elle contraint l’environnement des acteurs, elle les oblige à reconsidérer leur comportement, elle modifie les rapports de forces. En d’autres termes, il est inutile de réformer les retraites ou de créer de nouveaux incitants fiscaux. Si les attentes de profits ne sont pas modérées, si les rapports de forces ne sont pas rééquilibrés en faveur des salariés, les résultats ne peuvent qu’être transitoires et ne seront qu’un nouveau palier dans la descente aux enfers.   

Si je suis souvent en accord avec des mesures évoqué sur ce blog, ce n’est pas par rapport à un objectif affiché sur lequel j’exprime parfois des doutes, c’est qu’elles interviennent sur les rapports de forces, c’est qu’elles sont de nature à changer le comportement des acteurs. Se positionner par rapport à un futur lointain où faire des réformes pour figer un état de choses sont des alternatives qui ne répondent pas aux enjeux immédiats, l’intelligence du monde, c’est de le penser comme un système dynamique, perpétuellement en transition, y a-t-il un parti prêt à relever le défi ?     


[i] « Crises économiques et régulations collectives – Le paradoxe du guépard aux éditions du Cygne

[ii] Même une institution aussi peu gauchiste que l’OCDE le dit… C’est pourquoi les partis populistes partent toujours d’exemples particuliers qu’ils généralisent, comme on peut généraliser par exemple le cas d’une entreprise qui embauche ou la vie sentimentale plutôt agitée de nos présidents.

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