Plus ou moins de vies, par Stéphane-Samuel Pourtalès

Billet invité

On ne connaît pas en détail la prospective stratégique de l’armée américaine, mais une information secondaire suffit parfois à nous indiquer clairement l’horizon : il y a actuellement plus de nouveaux pilotes en formation sur des drones que sur des avions de guerre classiques.

Grégoire Chamayou, chercheur au CNRS, a étudié les implications anthropologiques de l’extension du domaine des robots dans le champ de la guerre (et des guerriers), que je résume et commente librement ici.

The war is easy !

Le drone est d’abord une arme « low cost », tant d’un point de vue physique et logistique, que d’un point de vue politique (le pouvoir s’épargne d’avoir à justifier le retour lugubre des body bags). La politique menée sous Obama est de tuer par des frappes ciblées de drones, (ou « droner », comme le dit le juge anti-terroriste français Marc Trevidic) les chefs djihadistes, plutôt que de les faire prisonniers. « Prédator plutôt que Guantanamo ». Tout devient tellement plus simple. Et même baudrillardement imparable : les drones «épargnent des vies » !

Le grain de sable

Comme toujours, c’est les homo sapiens qui posent problème au développement des machines. Les militaires eux-mêmes. Ils ont encore en eux des vielles valeurs militaires toutes poussiéreuses et démodées du genre « courage » et « héroïsme sacrificiel ». Mais être dans un bureau de la CIA et jouer d’un joystick pour lancer des bombes, ça correspondrait plutôt à la définition, selon les vieux critères virils, de la lâcheté. Il y a eu du mouvement dans les rangs quand le gouvernement américain a remis à certains pilotes de drones des médailles du métrite militaire. Les « planqués » de la « guerre de bureau », de quel courage pouvaient-ils se prévaloir ? C’est là que ça devient intéressant.

Les machines n’ont pas seulement changé la guerre, mais la définition même de cette valeur fondamentale (et nécessaire pour l’attribution de médailles) de « courage » : le débat sur les drones étant très actif aux Etats-Unis, les promoteurs de leur usage ont fait part de « séquelles psychologiques » (fictives selon Chamayou) qui justifieraient le respect de la nation pour les pilotes de l’ombre : ceux-ci ont une vision très détaillée de l’impact des bombes qu’ils lancent. Ils font le « sale boulot ». Il faut en tenir compte. Au passage, un complet renversement de la notion de «vertu » individuelle.

La victoire des machines

Plus précisément, les pilotes de drones vivent l’acte de guerre dans un complet écartèlement : « Je passe en quelque minutes de lancer un missile à accompagner mon fils à un match de foot ». La guerre n’a plus de lieu. Il est même difficile de penser l’acte de guerre comme un fait unitaire. « Pour accomplir ces missions, il faut être capable d’allumer et d’éteindre l’interrupteur ». Le pilote est caché de sa cible. « Il ne se voit pas agir dans les yeux de l’autre. » On peut même dire que la vision si précise, sur écran, de ce qu’il bombarde ne l’atteint pas vraiment, lui qui vit et agit depuis une zone de paix.

Il sera donc envisagé comme critère clinique pour le recrutement des pilotes de drones (sur le modèle des critères cliniques imposés pour les pilotes classiques) de rechercher des recrues ayant déjà la faculté de « compartimenter » leurs cerveaux. C’est à dire de ne pas penser. « Leur psychisme est compartimenté, immunisé contre tout type de réflexion sur leur propre violence, de même que leur corps est protégé contre toute forme de violence physique ».

Simone Weil : « Cette faculté de « mettre à part » permet tout les crimes. »

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À lire ou écouter :

http://lafabrique.atheles.org/livres/theoriedudrone/

http://plus.franceculture.fr/drones-armes-et-ethique-contemporaine

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