Réciprocité simple et réciprocité complexe, par Dominique Temple

Billet invité.

Reconnaître les structures sociales de base – les relations de réciprocité qui sont les matrices des différentes valeurs éthiques – c’est évidemment distinguer la valeur spécifique dont chacune est la matrice de façon à ce qu’elles ne se confrontent pas arbitrairement mais se complètent. L’harmonie d’une organisation sociale complexe est à ce prix car la cité se crée lorsque les structures de réciprocité s’entrecroisent, se redoublent, s’articulent les unes avec les autres.

Parce que nous vivons dans une société individualiste dépendante d’une économie fondée sur la propriété privée nous ne savons plus comment organiser ces différentes structures de base entre elles. Pourtant, dès l’origine, les hommes ont connu la réciprocité à partir d’un système relativement complexe. Ainsi, la structure sociale la plus simple qui fait intervenir seulement deux partenaires face à face, en vigueur dans les systèmes de parenté de nombreuses communautés archaïques (on parle d’organisation dualiste), est en fait immédiatement complexe : elle fait intervenir quatre partenaires, un homme, une femme étrangère en vertu du principe exogamique, et réciproquement le frère de cette femme et sa propre sœur. Pourquoi ce primat de l’altérité sur l’identité (la prohibition de l’inceste) est-il irréductible ? Parce qu’à partir de l’identité, il ne se crée rien de nouveau ? Pour produire une interaction qui engendre ne serait-ce qu’une identité nouvelle ? L’altérité est nécessaire pour créer le sentiment commun d’humanité [1]. Le sentiment qui résulte de la structure de parenté originelle est le sentiment commun de l’humanité. Il s’exprime toujours par une proclamation de celle-ci : « nous les (vrais) hommes ».

C’est donc dès le principe que la réciprocité tend naturellement vers la complexité, sous peine que l’altérité qui vient relativiser l’identité ne soit recouverte ou dépassée par une identité supérieure. C’est pourquoi dans les communautés archaïques on observe rarement un principe dualiste en termes de parenté qui ne conduirait qu’à des communautés pouvant seulement se reproduire identiques à elles-mêmes de génération en génération. Quasiment toutes les communautés ont cherché, le plus souvent de manière empirique, à accroître leurs références éthiques communes. Comme on juge l’arbre à ses fruits, c’est à la valeur produite qu’elles jugeaient de leurs structures de parenté ou de leurs organisations sociales.

Dès l’origine donc la réciprocité est actualisée par quatre structures de base articulées entre elles : la première est l’alliance (l’alliance matrimoniale donc qui est un face à face). La seconde est la filiation, structure ternaire dans laquelle chaque génération est tenue de reproduire vis-à-vis de la suivante ce qu’elle a reçu de la précédente. C’est ici que naît le sentiment de responsabilité. Ensuite, comme chaque couple de parents engendre plusieurs enfants, on voit apparaître la paternité, la redistribution ; et la fraternité, le partage. L’unité sociale naturelle est ainsi immédiatement issue de plusieurs structures de base. Un nouveau Sujet, que l’on peut appeler l’Humanité, prend siège en chacun des partenaires de la réciprocité à la place du sujet biologique. Et cette Humanité se décline dans les valeurs propres aux différentes structures de réciprocité : l’amitié pour le face à face, la responsabilité pour la structure ternaire unilatérale, la justice pour la structure ternaire bilatérale, etc. ; valeurs qui ne sont pas revendiquées pour soi mais pour tous. Par ailleurs, les peuples ont incarné les valeurs éthiques en fonction des structures de réciprocité les mieux adaptées à leurs conditions d’existence. Dieux, rites, coutumes, chants… , les traditions dépendent des signifiants disponibles selon le contexte. Comment “dégager” chaque valeur éthique de l’imaginaire qui en est l’expression ? C’est l’affaire du symbolique et cette maïeutique n’est pas chose facile.

Il suffit néanmoins de conceptualiser les structures de réciprocité hors du système de parenté pour disposer de matrices théoriques qui permettent d’envisager la genèse des valeurs universelles à l’échelle de la planète. La reconnaissance de chacune d’elles permet de produire la valeur de son choix, dégagée de l’imaginaire qui en limite l’efficience [2]. C’est ce que nous pourrions appeler un des “motifs” de la théorie de la réciprocité. Dès lors, nous pouvons construire des relations qui engendrent le respect, la liberté, la responsabilité, la confiance, la justice ou l’amitié en toute occasion et de façon rationnelle. Mais, comme nous l’avons dit, chaque structure de réciprocité est la matrice d’un sentiment spécifique, la valeur créée par le marché de réciprocité, par exemple, n’est pas identique à celle créée par le face à face ou la fraternité.

Cependant si l’on ignore que les relations de base de la réciprocité sont organisées entre elles et que les valeurs cardinales de l’éthique sont de ce fait interdépendantes, on risque de se contenter de produire uniquement des relations de réciprocité de base exclusives les unes des autres. Les valeurs de chacun ne cessent alors de se confronter avec celles des autres.

La solution idoine est de savoir comment organiser les structures de réciprocité, de sorte qu’elles se complètent plutôt qu’elles ne s’opposent : c’est le B-A BA de la philosophie politique !

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[1] Cette structure se reproduit en sens inverse à la génération suivante. L’inversion de la relation initiale de réciprocité est selon toute vraisemblance dictée par le même principe qui régit le dualisme originel. La relation de parenté de deuxième génération se doit d’être autre et non pas identique à la relation de parenté de la première génération. Que les enfants aient hérité d’une désignation (qu’elle soit patri ou matrilinéaire), l’inversion de la position de ces désignations dans leurs relations d’alliance par rapport à celle de leurs parents suffit à indiquer le primat de l’altérité sur l’identité. S’il faut quatre membres différents pour constituer la relation de réciprocité initiale, il en faut huit pour constituer la structure de parenté dualiste complète (pas seulement dans l’espace donc mais dans le temps). À plus forte raison, le sentiment d’humanité apparaît-il indépendant de la qualité individuelle de chacun. C’est donc une structure à huit pôles qui est la matrice originelle du sentiment d’humanité. Les chiffres 8, 4, 2, sont des nombres géométriques emblématiques des structures de réciprocité de parenté les plus élémentaires.

[2] Cf. D. Temple (2008) “La contradiction de l’imaginaire et du symbolique” .

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