SYRIE : APRES SON ECHEC MILITAIRE, POUTINE PASSE A L’OFFENSIVE DIPLOMATIQUE, par Cédric Mas

Billet invité.

Après une période de ralentissement en début de semaine, l’agenda de la crise syrienne semble s’accélèrer depuis la visite surprise de Bachar el-Assad à Moscou mardi 20 octobre au soir (transporté dans un appareil russe pour son 1er déplacement hors de la Syrie depuis 2011, et sa première sortie de Damas depuis 2012 – voir commentaires sous ce billet).

Lors de cette visite éclair, les discussions ont tourné sur la suite à donner aux actions de l’axe Damas-Moscou-Téhéran, engagé depuis la fin septembre dans une offensive générale, d’abord aérienne, puis au sol, qui n’a débouché sur aucun gain notable, malgré la multiplication des fronts.

Dès le lendemain, Moscou annonçait pour vendredi une initiative exceptionnelle, conviant à Vienne pour une réunion internationale  les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite, et la Turquie.

Des informations de plus en plus précises et concordantes filtraient sur le projet russe, manifestement mené avec l’accord plus ou moins forcé d’Assad, et détaillé dès le 23/10 sur le net par des sources pro-Assad (sans que l’on puisse savoir si ces entrefilets étaient concertés ou non dans le cadre d’une manoeuvre globale).

C’est ainsi qu’après avoir engagé des moyens militaires de manière ostentatoire et unilatérale en faveur du régime de Damas, attaquant et bombardant tous ses ennemis, et particulièrement les plus dangereux pour lui, Poutine entend désormais jouer la carte de la diplomatieet d’une solution politique à la crise syrienne.

Il y a là un revirement important qui se matérialise à tous les niveaux : alors que jusque-là Assad était considéré par Moscou comme la seule solution possible à la guerre, désormais, la Russie entend mettre en oeuvre et garantir un processus de transition politique, qui passera par des élections présidentielles et législatives.

On ne peut comprendre l’ampleur de ce revirement si l’on oublie que jusque-là Moscou soutenait Bachar el-Assad comme le seul président « légitime » car réélu en 2014 (à 88,7 % des voix dans un pays en guerre).

De même, la Russie déclare désormais accepter de soutenir la rebellion modérée (l’Armée syrienne libre) dont elle contestait l’existence jusque-là, et sur laquelle elle lance encore des frappes aériennes régulières.

Là encore, quel revirement par rapport aux discours russes pro-Assad qualifiant tous les combattants rebelles de terroristes jihadistes (tous assimilés à Daech et Al Qaida, y compris dans des communiqués officiels).

Les raisons d’un revirement :

Les raisons de ce revirement sont évidentes : il s’agit de l’échec complet des 8 offensives lancées par les forces pro-Assad depuis le 6 octobre 2015, malgré le soutien intense des forces militaires russes et iraniennes, et le renfort des milices chiites du Hezbollah libanais et des groupes irakiens, iraniens ou afghans (voir notamment mes commentaires dans ce billet sur l’échec initial et ce billet sur l’ASL)

Que ce soit à Hama, dans la plaine de Ghab, dans le secteur montagneux de Lattaquié, au nord de Homs, dans la banlieue de Damas (la Ghouta), au nord d’Alep, au sud d’Alep ou pour dégager la base encerclée de Kweiris : nulle part les forces pro-Assad n’ont été capables d’atteindre leurs objectifs. Plus grave encore : les gains territoriaux ont été très réduits au regard de l’ampleur des moyens engagés, et de la supériorité en moyens lourds comme en soutien aérien dont ils ont bénéficié.

Seule une contre-offensive tardive lancée dans le sud de la Syrie, à l’ouest de Deraa (à proximité du plateau du Golan) semble actuellement permettre d’espérer une victoire sur des groupes jihadistes de la rébellion.

Pire encore, non seulement l’EI (qui n’était visée que par l’offensive vers Kweiris) a profité de ces offensives pour relancer son expansion (au nord d’Alep) et poursuit ses offensives à l’est de Hama et une nouvelle attaque a été déclenchée à l’est de Homs ce soir.

Et comble du pire, même la rébellion non-jihadiste et jihadiste a été capable, malgré le fait qu’elle était la cible de la majorité des raids aériens et de la quasi-totalité des offensives, aussi bien de contre-attaquer et de reprendre le terrain perdu (dans le secteur de Lattaquié, à Mansourah, au sud d’Alep), mais les groupes jihadistes de Jaysh al-Fatah et du JAN ont même déclenché une offensive depuis deux jours au nord de Hama, frappant les forces d’Assad du fort au fort, et les repoussant progressivement.

Voici une carte (source pro-rebelle) des positions reprises au nord de Hama :

Hier soir, la situation était même dramatique pour le camp d’Assad puisque la seule route de communication entre Hama et le secteur tenu par les loyalistes à Alep (et alors objet de la plus grande offensive avec l’engagement en masse des milices iraniennes) a été menacée par les rebelles jihadistes par l’ouest et coupée par une attaque surprise de l’EI à l’est !

L’EI a ainsi pris al-Ithriya puis Khanasser avant d’en être repoussé (selon des informations de sources pro-Assad) ce soir.

Cette zone, véritable « cordon ombilical » des dernières positions loyalistes au nord (et dans lesquelles Assad et l’Iran ont concentré de gros moyens), est ainsi menacée à l’ouest par une offensive du JAN (Al Qaida) et à l’est par une attaque aussi soudaine qu’inattendue de l’EI (qui menaçait la zone depuis des mois sans jamais l’attaquer jusque-là – cette opération est manifestement une action opportuniste qui montre bien que l’affaiblissement militaire du camp pro-Assad est évident pour tout le monde).

Après la combinaison entre l’EI et les pro-Assad contre les rebelles au nord d’Alep, nous avons donc là une « combinaison » entre l’EI et Al Qaida (et les rebelles jihadistes) contre les pro-Assad.

Alors que chaque jour, les aéronefs russes se dépensent sans compter pour soutenir sur le terrain les forces pro-Assad, le risque qu’apparaissent dans les rangs rebelles des missiles antiaériens (les MANPADS) augmente, et avec lui le risque de pertes militaires.

Ces missiles n’ont pour l’instant pas été livrés par les pays qui soutiennent la rebellion, et les seules forces en disposant sont les forces pro-Assad, y compris des milices chiites iraquiennes, comme le montre le cliché ci-dessous :

L’échec des offensives militaires a donc signé non seulement la fin de toute perspective de solution armée du conflit pour les soutiens d’Assad, mais a aussi révélé de manière incontestable l’importance et la légitimité des forces rebelles dites « modérées » (et qui sont avant tout non jihadistes).

Cet échec est en effet à mettre en premier lieu à leur crédit. L’ASL que beaucoup croyaient morte ou trop affaiblie depuis 2013 a fait la preuve de son existence, et a acquis sur le terrain, une légitimité politique dangereuse pour Damas, et que Poutine ne peut plus évacuer par un amalgame avec les terroristes jihadistes, ce qu’il faisait jusque-là.

Le contenu du projet russe de sortie de crise :

C’est vraisemblablement le week-end dernier que Poutine s’est rendu compte de l’impasse militaire sur le terrain (et aussi de l’influence grandissante de l’Iran sur la Syrie, littéralement « envahie » de soldats chiites affidés à Téhéran). Comme je l’ai écrit ici à plusieurs reprises, il n’avait d’autre choix que d’engager plus de forces, avec le risque d’enlisement, ou de trouver une solution politique.

C’est la seconde option qui a manifestement été retenue, sans que la Russie n’avoue bien évidemment sa défaite, même si rien n’exclut de choisir la première (les Russes ont construit une autre base aérienne près de Hama et agrandissent les bases actuelles en Syrie).

Une photo satellite de la base de Hmeymim (date 18/10 : source russe) :

Poutine tente donc habilement de mettre sur pied une solution qui non seulement lui permette de sauver la face, mais aussi d’imposer une solution conforme à ses intérêts (conserver ses bases et obtenir le remboursement de la dette syrienne à l’égard de la Russie et de ses alliés – principalement pour l’achat d’armes).

La première manoeuvre est d’élargir le cadre des négociations à des pays plus favorables (la réunion à Vienne n’a concerné que 3 pays hostiles : les USA, le KSA et la Turquie).

La Russie annonce donc à l’issue de cette réunion le souhait d’inclure dans le processus aussi l’Iran, l’Égypte, le Qatar, les Émirats Arabes Unis et la Jordanie.

Au-delà de cet élargissement à des pays traditionnellement plus favorables aux positions russes (l’Egypte et la Jordanie viennent d’annoncer chacune à quelques heures d’intervalle des initiatives ou accords avec la Russie), il s’agit de diluer une éventuelle opposition (en excluant la France mais aussi Israël), en rééquilibrant le camp pro-Assad autour de la table.

Le plan russe pourrait être récapitulé en 8 points (source pro-rebelle ici) :

1) établissement d’une liste de cibles : tous les groupes qui refuseront l’accord à venir seront donc bombardés aussi bien par la Russie que par les USA et leurs alliés.

2) Gel de tous les fronts et ligne de partage entre la rebellion syrienne et l’armée d’Assad

3) Lancement d’une conférence de dialogue qui inclura l’opposition syrienne et l’ASL. l’objectif de cette conférence sera : libération des détenus/planning des élections législatives-présidentielles/application d’une amnistie générale/formation d’un gouvernement syrien d’unité/accord sur des changements constitutionnels en vue de transférer les pouvoirs exécutifs présidentiels vers le nouveau premier ministre élu.

4) le Président russe Poutine garantira lui-même qu’Assad ne sera pas présenté/ ne se présentera pas lui-même aux prochaines élections mais qu’un membre de la famille d’Assad ou une figure du régime pourra y aller.

5) l’opposition et le régime s’accordera sur un plan pour fusionner la NDF (milice pro-Assad) et l’ASL et les autres factions d’opposition au sein de la nouvelle armée syrienne et au sein des forces de sécurité.

6) la Russie garantira l’amnistie générale à tout membre de l’opposition/ activiste / combattant à l’intérieur comme à l’extérieur de la Syrie. En retour, l’opposition ne poursuivra pas Assad pour ses crimes à l’intérieur comme à l’extérieur de la Syrie.

7) les encerclements des zones pro-Assad/pro-opposition seront levés. Toutes les formes de combats cesseront, ainsi que tous les soutiens des pays tiers fournissant des armes aux parties en Syrie.

8) la Russie conservera une présence militaire en Syrie pour garantir l’exécution de ce plan de paix après l’adoption d’une résolution appropriée de l’ONU.

Bien que ces 8 points ne soient pas confirmés (il s’agit d’une source pro-rebelle), ils semblent correspondre à d’autres informations concordantes, et il est vraisemblable qu’il regroupe les grandes lignes des propositions russes, même si les détails peuvent différer.

Les points faibles et limites de ce projet :

On constate à la lecture de ce plan, qu’il a peu de chance d’aboutir en l’état à un accord, et même s’il était adopté, ses chances de parvenir à la paix durable en Syrie seront nulles.

D’abord, la situation sur le terrain ne justifie pas de la part de l’opposition de telles concessions. L’opposition et l’ASL ont ainsi rejeté l’offre d’aide de la Russie dès hier soir.

Outre la difficulté à accepter l’aide de forces armées qui ont autant bombardé, et de manière aussi aveugle et injuste depuis presque un mois, tout groupe acceptant l’aide officielle russe se placerait instantanément en difficulté à l’égard des populations comme des autres groupes.

Une carte pro-rebelle des 3 hôpitaux bombardés par l’aviation russe cette semaine (soit 7 hôpitaux depuis 3 semaines) – dans le silence des médias (focalisés sur l’attaque américaine tout aussi inacceptable contre l’hôpital MSF de Kunduz en Afghanistan)

 

Si la Russie souhaite, et c’est dans ses objectifs, préserver le régime de Damas, même en sacrifiant Bachar el-Assad lui-même, rien ne justifie que le clan Assad-Makhlouf, qui a confisqué le régime et le pays soit maintenu au pouvoir, ou se voit octroyer non seulement une amnistie mais aussi une opportunité de rester au pouvoir, à l’issue d’élections garanties par la Russie, se déroulant dans des conditions difficiles et sans une proportion importante de la population réfugiée loin du pays.

Ensuite, ce plan ne tient pas compte de l’importance de la rebellion jihadiste qui ne fait ni partie d’Al Qaida, ni de l’EI. C’est ainsi qu’il se passe en ce moment des mouvements importants au sein de ces groupes, avec le retrait de la milice Jund al-Aqsa de l’alliance de la rébellion jihadiste Jaysh al-Fatah (car trop orientée anti-EI et anti-AQ pour Jund al-Aqsa).

Or, si l’ASL a démontré son existence, sur le terrain, les groupes jihadistes restent puissants, et surtout populaires. Rappelons que si l’ASL bénéficie du soutien des Occidentaux, certaines milices rebelles jihadistes sont fortement soutenues par les monarchies du Golfe. Enfin, la distinction pratique entre jihadiste et combattant de l’ASL (aussi pratiquants) est impossible à faire, comme nous l’exposions ici.

Il est donc impossible d’envisager une « paix » en Syrie sans qu’au moins une partie de ces groupes n’y soient associés d’une manière ou d’une autre.

Enfin, ce plan ne tient pas compte des autres affrontements en cours, qui se poursuivront donc qu’il s’agisse de la guerre du reste du monde contre l’ EI, comme de l’affrontement entre le Hezbollah et Israël.

Dès lors, ce plan n’a que très peu de chances d’être mis en oeuvre.

Et si par extraordinaire, c’était le cas, ne peut déboucher que sur deux situations :

soit une situation de trêve aussi éphémère que brève (comme les guerres civiles en comptent tant) pendant laquelle la Russie affermira sa position et pourra renforcer le camp pro-Assad relégitimé par l’échec d’une solution diplomatique (et éventuellement des élections tenues dans un contexte difficile)

soit la trêve débouche sur une nouvelle dictature qui rétablit l’ordre par la force et la violence, enfonçant à nouveau le pays, vidé de ses forces vives, épuisé par la guerre, et écoeuré par les violences, sous une chappe de plomb qui explosera à nouveau plus tard… et plus fortement…

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