Le Monde / L’Écho, À Bruxelles, une bureaucratie libérale, mardi 2 février 2016

À Bruxelles, une bureaucratie libérale

Les technocrates de la Commission ne seraient pas « soumis » aux milieux d’affaires : ils élaboreraient ensemble la « meilleure solution technique possible »

Sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Sylvain Laurens a consacré au fonctionnement des institutions européennes un livre intitulé Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles (Marseille : Agone 2015).

La thèse principale de cet ouvrage à la fois sociologique et historique est que la représentation commune de milieux d’affaires imposant leur point de vue à la Commission européenne au moyen d’une armée de lobbyistes est essentiellement une illusion d’optique. Ce que nous observons et que nous interprétons de cette manière est en réalité ce qui apparaît au point où collaborent au sein de l’espace économique européen, les milieux d’affaires et une bureaucratie, en vue de produire des normes de fabrication et de distribution dans un double but de faciliter les échanges au sein de la zone et de délégitimer les concurrents en dehors d’elle.

À ces représentants de firmes et ces bureaucrates se sont joints des scientifiques d’un type un peu spécial, conscients des contraintes auxquelles sont soumises les deux autres parties. Face à une pratique, un produit, ou une substance problématique, ils mettent alors au point ensemble l’une de deux stratégies possibles : soit une gestion optimale du risque existant, soit une « substitution », c’est-à-dire une interdiction progressive de la pratique, du produit ou de la substance jugés nocifs.

L’apparence d’une politique délibérément ultralibérale résulte du fait que dans une telle configuration rien n’apparaît jamais soulever de problème de fond, et a fortiori n’apparaît avoir un enjeu politique : toute question possède nécessairement une solution purement technique qu’il ne reste qu’à mettre au jour. C’est sans surprise alors que l’on débouche dans chaque cas de figure sur un TINA – « There is no alternative », puisqu’il existe à chaque problème une solution technique optimale.

Pour les eurocrates, nuls intérêts en jeu donc, nuls rapports de force en présence : il n’existe que deux sortes de gens : ceux qui comprennent la solution optimale à laquelle eux sont parvenus, et ceux à qui elle échappe et qui constituent du coup un obstacle et une gêne. C’est ce qui explique la réponse désarmante du bureaucrate quand sa proposition est rejetée parce qu’intolérable sur un plan social ou politique : « J’ai dû mal m’expliquer, donc je recommence ! ». Réponse jugée dans le camp adverse comme stupide ou de mauvaise foi.

On accordera à Laurens qu’une part de la philosophie des institutions européennes résulte en effet d’une telle symbiose entre bureaucrates, milieux d’affaires et experts formés aux logiques bruxelloises et que la combinaison des contraintes légitimes à leurs yeux leur enfonce la tête dans le guidon au point qu’ils ne voient plus que les arbres et ignorent la forêt.

Ceci étant dit, si la partie sociologique de l’explication de Laurens conforte sa thèse de Bruxelles, scène où se rencontrent une bureaucratie passive et des lobbies les manipulant, en tant qu’illusion, la partie historique jette un autre éclairage. N’est-ce pas lui qui affirme qu’« une grande partie de l’action des « lobbyistes » ne vise pas à diminuer le pouvoir d’agents administratifs sur les marchés ou à les convaincre de se convertir au libéralisme (ils le sont déjà pour la plupart)… » ou que « [d]es liens intimes […] existent entre la bureaucratie de l’UE et les premières organisations patronales à taille européenne ».

Car ce qu’il nous montre aussi, ce sont des institutions européennes – et déjà alors qu’elles n’ont encore qu’une forme embryonnaire – adoptant en 1947 les catégories normatives américaines lors des accords du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) ou se coulant l’année suivante dans les nomenclatures comptables imposées pour rendre compte de l’utilisation des fonds dispensés par le plan Marshall. Le virus de l’ultralibéralisme était déjà là et la contamination de l’Europe naissante eut lieu parce qu’il lui fut transfusé avec le GATT et le Plan Marshall. Elle a grandi ensuite avec ce virus dans le sang.

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