« Modernité » sociale et journaux télévisés, par Michel Leis

Billet invité.

Le journal de France 2 du 8 mars 2016 a consacré sans surprise plusieurs sujets sur le projet El Khomri, à la veille de la première mobilisation contre ce projet de loi. Comme souvent dans les journaux télévisés, un reportage au plus près des réalités du terrain sert d’alternative aux « décodeurs » de service, censés décrypter le contenu de textes souvent complexes.

David Pujadas introduit donc son sujet (aux environs de 9’20 pour ceux qui veulent regarder la rediffusion) : « Qu’en pensent précisément les dirigeants de PME ? Pour eux, cette loi va-t-elle faciliter les embauches ? ». Le précisément se réfère à deux chefs d’entreprise, censés représenter à eux deux la complexité de l’économie française, « deux chefs d’entreprise et deux patrons qui apprécient plutôt le projet de loi El Khomri » apprend-on au début du reportage, cette appréciation est d’ailleurs reprise tout au long du sujet dans le bandeau qui figure en bas de l’écran.

Le premier nous explique que « moduler le temps de travail en fonction de son carnet de commandes » est un avantage, que « le dialogue dans l’entreprise doit se faire dans l’entreprise (…) Arrêtons d’opposer les chefs d’entreprises et les collaborateurs qui travaillent dans la même entreprise et ont a priori les mêmes intérêts ». Le deuxième nous explique que « plafonner les indemnités de licenciement » lui donnera de la visibilité qui pourrait favoriser les embauches. La fibre sociale n’est toutefois pas absente des propos de ces deux dirigeants de PME, ils trouvent que « l’on construit trop de flexibilité sur le dos des salariés », l’un des deux patrons évoque la possibilité de réduire les rémunérations pour heures supplémentaires de 25 % à 10 % pourrait être démotivante.

De leur point de vue, leurs positions sont tout à fait légitimes.

Une grande flexibilité des horaires est une évidence pour ceux qui ont en charge l’organisation de la production, soumis aux contraintes du marché et de leurs donneurs d’ordres, qui ne veulent évidemment pas de stock. On se rapproche, dans un cadre plus traditionnel, du travail à la tâche dont rêvent de nombreux grands groupes. Pourtant du point de vue des salariés, ce type de flexibilité signifie moins de maîtrise du temps libre ou des possibilités de congés, une vie au jour le jour.

Je ne doute pas qu’il existe dans un certain nombre d’entreprises un dialogue social de qualité, mais la réalité opposée existe aussi, celui-ci peut être à sens unique, voire totalement absent. Surtout, il est une dimension absente de ces propos : au final, dans un contexte de chômage élevé et de raréfaction du travail, le rapport de force est en faveur des employeurs, et cet état de fait ne peut que se renforcer. Au final, le chef d’entreprise qui le souhaite sera toujours en mesure d’imposer son point de vue s’il le souhaite.

La dernière intervention qui porte sur ce à quoi l’on s’engage en recrutant en matière d’indemnités et de contraintes peut sembler légitime. En réalité, le plafond ne concerne que les salariés qui ont une seule certitude en dépit d’années d’ancienneté : celle qu’il existe un montant maximum qu’ils pourront percevoir.

Projetons-nous dans l’avenir, avant ou après les élections présidentielles de 2017. Imaginons que demain, au nom de la compétitivité (version « Les Républicains ») ou de la modernité (version PS, tendance Valls / Macron), de nouvelles idées, à même de dynamiser l’économie ou de favoriser les embauches soient mises sur la table. Par exemple, pour favoriser cette flexibilité tant désirée par les employeurs, un contrat à 0 heure, comme en Grande-Bretagne. Pour faire grimper le nombre de CDI, réduire ou supprimer les indemnités légales de licenciement pour les ruptures conventionnelles, en d’autres termes, faciliter les licenciements. Pour être plus en phase avec les contraintes (une conjoncture difficile), mais aussi les attentes (des actionnaires), faire disparaître les accords-cadres au profit d’une négociation par entreprise. Pour diminuer le coût du travail, insupportable face à la concurrence étrangère, réduire massivement les charges patronales. Demain dans un contexte de chômage élevé, pourquoi pas une baisse du SMIC, d’abord pour certaines catégories de travailleurs, avant que cette mesure ne soient étendue à tous ?

On ne peut douter que si de telles idées s’installaient dans le débat public de par la volonté politique, on trouverait les mêmes reportages présentant des chefs d’entreprises « représentatifs », appréciant ces nouvelles « avancées », favorables à la bonne marche de leur entreprise, c’est-à-dire à l’économie tout entière qui n’est jamais dans leur esprit que l’agrégation de la situation de l’ensemble des entreprises, et donc au final un pas en avant pour tout le pays.

La vision globale ne fait pas partie du champ de préoccupation des interviewés. La précarité croissante qui gagne les salariés est un frein et une menace sur la consommation, pourtant l’un des moteurs de l’économie. La réduction des contraintes et des limites ne sert à rien, dans un contexte de surenchère sociale et fiscale où la France sera toujours perdante face à des pays qui n’ont aucun scrupule. La réduction des charges sociales met à mal le système de financement de protection sociale, qui est aussi un filet de sécurité pour la consommation.

Ce type de reportage sert à installer dans l’esprit du public une vision, celle d’un système où la réussite et l’inscription dans le social ne tient qu’aux efforts de chacun : pour les salariés, il s’agit simplement d’accepter de vivre dans l’insécurité, tellement dans l’air du temps. La simplification du code du travail qui nous a été présentée il y a quelques mois, dans le même type de reportage, aura au final débouché sur une première étape, la loi El Khomri. Installer un débat public, faire naître la possibilité de régressions sociales, les concrétiser, on est bien dans le domaine de la propagande.

Pourtant, il faut reconnaître à ces deux patrons une certaine lucidité quand ils disent que ce projet de loi répond plus au besoin des grands groupes que des petites entreprises. Il ne s’agit pas seulement d’une maîtrise plus grande des règles et du sujet dont parlait Cédric Mas dans son dernier billet. Il s’agit aussi de la propagation des rapports de force, dans un système où les contraintes sociales disparaissent les unes après les autres. Les entreprises dominantes vont exiger plus de la part des PME en matière de flexibilité, de délais. Si elles commandent ponctuellement plus, elles exigeront de meilleurs prix sachant que le coût des heures supplémentaires peut être abaissé. A la fin, une grande partie des « avancées » obtenues se retrouveront dans les comptes des entreprises dominantes. Ce type de politique, mettant en avant la modernité ou la compétitivité, ne débouchera jamais que sur des gains temporaires et illusoires pour l’immense majorité du tissu économique français. Quant aux résultats, ils se font désespérément attendre malgré la succession de ces assouplissements et autres pactes.

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