Makarenko et la « discipline de la liberté », par Nadir (Nadj Popi)

Billet invité.

Je voudrais reparler de cette figure intellectuelle fort méconnue du grand public, Anton Makarenko (1888-1939) à propos de qui j’émets l’hypothèse qu’il a forgé le néolibéralisme de von Hayek.

Makarenko a proposé le concept de « discipline de la liberté » (Problèmes de l’éducation scolaire soviétique, recueil de conférences publié en 1965) et l’idée d’une communauté politique dirigée par les plus âgés, une sorte de « gérontocratie », théorisée par Von Hayek dans le Tome 3 de Droit Législation et Liberté.

Récemment, j’ai aussi mis l’accent sur l’idée, qui rejoignait le concept de « market stalinism » introduit par le Professeur James Galbraith sur l’importance de Makarenko pour saisir le fonctionnement de l’Union Européenne organisée par la célèbre Colonie de Makarenko.

David L. Hoffmann  dans son livre Stalinist Values : The Cultural Norms of Soviet Modernity,  1917-1941 (Cornell University Press 2003) aux pages 41 et 42 :

« Discipline was a major theme of Anton Makarenko, the leading Soviet pedagogue of the 1930’s. Makarenko became famous as the founder and director of a colony for juvenile delinquents.

The techniques he developed there for rehabilitating these young people focused on discipline and regimentation. Makarenko justified discipline in terms of a larger social good, arguing that « defiance of discipline means that the person is acting against society « . But he also believed that precise rules and a strict regimen would make children feel more secure and hence, paradoxically more free to go about their lives with a clear sense of right and wrong ».

Tout État qui, comme la Grèce, refuserait de se plier à la discipline de l’austérité serait accusé par la communauté (européenne) d’agir contre l’union européenne : toute défiance à la discipline est une défiance à l’ensemble de l’union européenne.

La théorie pédagogique de Makarenko entérine selon moi l’idée d’un « public intellectual », à la Gramsci, dont la fonction serait de « rééduquer » les masses inorganisées.

À bien des égards Makarenko offre un cadre intellectuel similaire à celui de Gramsci par le transformisme et la révolution passive qu’il propose :

« En premier lieu, il faut donc « organiser » la minorité de ceux qui se prêtent le mieux à l’influence de l’éducateur. Ensuite, l’action doit tendre à ce que la minorité organisée des activistes absorbe la majorité « inorganisée » de manière à constituer une collectivité d’enfants unie. » (Alexandre Vexliard : « L’éducation morale dans la pédagogie de Makarenko », pp. 251-268).

Voici ce qu’écrivait Von Hayek dans « La confusion du language dans la pensée politique » (1967, dans les Nouveaux Essais de Philosophie, de science politique, d’économie et d’histoire des idées) pp. 153-154 :

« Il est très regrettable que le terme de démocratie soit à présent indissolublement lié à la conception du pouvoir illimité de la majorité sur des sujets particuliers. S’il en est ainsi, il nous faut un mot pour exprimer l’idéal qu’exprimait à l’origine le terme démocratie, l’idéal d’un règne de l’opinion populaire sur ce qui est juste, mais non d’une volonté populaire portant sur toutes les mesures concrètes qui peuvent sembler souhaitables à la coalition d’intérêts organisés qui gouverne à un moment donné. Si la démocratie et le gouvernement limité sont devenus des conceptions inconciliables, il nous faut trouver un nouveau mot pour désigner ce qui put un jour être appelé démocratie. Nous voulons que l’opinion du demos soit l’autorité ultime, mais pas que le pouvoir brut de la majorité, son kratos, inflige une violence dépourvue de règles aux individus. La majorité devrait alors réguler (archein) au moyen de « lois établies et en vigueur, promulguées et connues du peuple, et non par des décrets dictés par les circonstances ». Peut-être pourrions- nous décrire un tel ordre politique en combinant demos avec archein et appeler « démarchie » un gouvernement limité dans lequel l’opinion mais pas la volonté particulière du peuple serait l’autorité suprême. »

En dernière instance, von Hayek s’inscrit dans la filiation de la loi de l’opinion de John Locke (figure libérale dont se réclame von Hayek) formulée par Makarenko :

« Mutual surveillance creates a curious « public opinion ». This opinion is not an instance of Habermasian critical publicity formed as a result of rational discussion, but a corrective action, close to Locke’s Law of Opinion » (Oleg Khakhordine à propos de l’analogie Makarenko-John Locke, p. 114, The Collective and the Individual in Russia : A Study in Practices, 1999).

L’opinion publique est donc le résultat d’un travail de rééducation du peuple contre la volonté populaire : la démarchie contre la démocratie.

Nous sommes donc très loin de la vulgate habermasienne qui a assuré la promotion active de l’union européenne et du projet politique qu’elle porte à l’intention d’une classe, voire d’une caste (dans son expression partisane ou partidaire, du FN au Front de Gauche en passant par le PS ou Les Républicains ; cf. les travaux de Robert Michels sur la tendance oligarchique des partis politiques en régime démocratique ou plus exactement en « régime démarchique »).

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