Tagamet et la poésie des mots d’Allah, par Isabelle Joly

Billet invité.

Elle a 80 ans, elle est Algérienne, ne sait pas lire, ni écrire en français. Elle veut apprendre car elle veut savoir se débrouiller pour ses papiers, elle ne veut plus solliciter ses enfants pour l’aider. Faire un chèque pour payer ses impôts, comprendre la paperasse administrative française, tout ça elle va y arriver.

Pour le moment, elle trace des O et des A minuscules et majuscules dans son cahier. Elle s’applique, elle progresse même assez rapidement étant donné d’où elle part. Lorsque vous aurez 80 ans et que vous essaierez d’apprendre à écrire dans une autre langue que la vôtre, que vous parlez déjà difficilement, cette langue, parce que vous serez venu(e) de la France rurale pour participer à l’économie d’un pays qui vous a colonisé, vous repenserez à cette femme qui déploie une volonté farouche pour tracer ses lettres au crayon malhabile.

Elle raconte en travaillant que son âge exact, elle ne le connaît pas, car dans l’Algérie française de l’année de sa naissance, la déclaration des filles n’intéressait pas l’état-civil français. Elle n’était obligatoire que pour les garçons, susceptibles de devenir soldats dès la majorité. Elle raconte ses démêlés actuels avec les autorités françaises pour obtenir des papiers. – « Mais ce certificat est obligatoire, Madame », « Obligatoire, obligatoire, y’en a rien qu’est obligatoire, y’a qu’l’amour qu’est obligatoire ! ».

Elle raconte sa vie, ses enfants. « Mes enfants, j’en ai eu 7, y’en a trois qui sont morts. Y’en a un qu’il a quarante ans, Y’en a un qu’il a cinquante trrois ans », elle roule un peu les « r », Zohra.

Elle analyse la situation économique actuelle, ses difficultés, ses soucis d’argent personnels, propose ses solutions : – « De l’argent, de l’argent, y’en a d’l’argent, on donne 60 millions aux Grecs, va les chercher là-bas, les 60 millions ! ».

Elle apprend à écrire les mots utiles de la vie de tous les jours : couscous, tomates. A son âge, elle fait toujours le ramadan. Elle aime les artichauts, les fèves. Mais elle touche son ventre avec une grimace, elle a mal. Elle n’arrive pas à manger grand-chose. Elle est allée chez le docteur il n’y a pas très longtemps.

Tous les propos qu’elle tient sont dits avec les mots de tous les jours, les mots chaleureux de la communication humaine, qui roulent dans la bouche, qui viennent de la nuit des temps pour que les femmes et les hommes puissent se parler.

Et puis tout d’un coup elle parle du traitement qu’elle prend, du Tagamet. Et tout d’un coup ça me frappe. « Tagamet », et ce nom sonne bizarrement dans sa bouche. C’est un mot qui n’a l’air d’appartenir à aucune langue humaine, un peu comme lexomil, diazépam, midazolam. Tous ces noms de médicaments inventés par la chimie.

Dans des temps plus anciens elle aurait probablement traité ses maux de ventre avec de la menthe, des infusions, des boissons qui dégagent des odeurs. Qui font partie du monde vivant d’où nous venons, et auquel nous repartirons.

Et je repense à une émission, où témoigne la soeur d’une jeune femme qui a décidé de prendre le voile. « Ma soeur, depuis qu’elle fait la religion, sa parole, c’est d’la poésie. Avant elle disait des gros mots, tout ça, maintenant elle dit des choses zolies, elle parl’d’l’amour. »

Il avait tout compris Shakespeare, lui qui pour parler du sang trouvait ces mots : « purple fountains issuing from your veins », « flots de pourpre échappés de vos veines ».

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