Le Monde / L’Écho – Le mystère de la « baleine de Londres », enfin élucidé, lundi 3 juillet 2017

Le Monde : Le mystère de la « baleine de Londres », enfin résolu

En 1996, les régulateurs exigèrent des banques qu’elles publient périodiquement leur Value at Risk (VaR), un chiffre évaluant en principe la perte minimale qu’un établissement pourrait subir au cours d’une journée sur un pourcentage de ses pertes les plus fortes (fixé en général à 5 %). Les banques déterminèrent pour leur VaR un plafond en concordance avec leurs réserves ; un dépassement ou une hausse de ce plafond appelleraient une justification. Ainsi, en janvier 2012, la grande banque américaine JP Morgan Chase signala à son régulateur une VaR de 126,4 millions de dollars, au-delà du plafond fixé à 125 millions.

Pourquoi « en principe » ? Parce que son calcul est fondé sur les corrélations ou absences de corrélation dans l’évolution du prix des titres financiers que la banque a en portefeuille. Or ces coefficients perdent soudain toute signification en période de crise quand les prix plongent tous ensemble. Conscients de cette fragilité de l’outil, les régulateurs imposent parfois à une banque de « sortir de ses risques de corrélation ».

Dans la culture des traders, chaque nouveau modèle financier génère rapidement son folklore. L’optimisme propre aux salles de marché transforma ainsi rapidement la définition de la VaR de « perte minimale » qui pourrait être subie sur une journée à un certain niveau de probabilité estimé de la « perte moyenne », voire même en « perte maximale ». « Perte minimale » ne dit rien bien entendu du montant qui sera effectivement perdu, alors que « perte maximale » semble fixer à la somme un plafond rassurant.

Autre manifestation de cet optimisme : puisque la VaR indiquait un montant de pertes, ne signalait-elle pas aussi un niveau de gain potentiellement équivalent ? Du coup, lorsqu’une banque s’imposait un chiffre plafond de VaR qui la protégeait en limitant le risque qu’elle courait et par la même occasion limitait le risque systémique auquel elle exposait le système financier tout entier, les banquiers y lisaient au contraire une contrainte exercée sur leur chiffre d’affaires.

Le problème était dès lors simple de leur point de vue : comment faire baisser le chiffre de la VaR pour que la banque puisse gagner davantage tout en restant au-dessous du plafond que déterminaient ses réserves ?

La réponse allait de soi : créer à l’intérieur de la banque un portefeuille dont la seule fonction serait de faire baisser sa VaR globale.

Un tel portefeuille ne présenterait-il pas un risque en tant que tel ? Si bien sûr ! Mais la question n’était pas là, elle était devenue celle-ci : que représenteraient les pertes éventuelles de ce portefeuille par rapport aux gains que permettrait l’expansion des activités de la banque grâce à la baisse du niveau de la VaR dont il serait l’origine ? Et si les pertes s’avéraient accidentellement gigantesques ? Pas de souci : le monde de la banque sait comment répondre à ce genre de désagrément : invoquer le « trader fou » ayant, pour une raison mystérieuse, mobilisé son intelligence satanique en vue de conduire son malheureux employeur à sa perte.

Le montage que je viens de décrire est celui qui exista selon les dires de Bruno Iksil à la banque JP Morgan Chase au début des années 2010 quand le CIO (Chief Investment Office) constitua un portefeuille de « synthétiques » équivalant à 40 % de la VaR de la banque et susceptible de neutraliser 25 % de celle-ci ; les « synthétiques » sont des paris (sur des marchés souvent peu liquides) sur le coût de risques encourus par d’autres sur de vrais produits.

Le centralien Bruno Iksil fut ce « trader fou » que les media surnommèrent en 2012 « The London Whale » : la baleine de Londres. Il fut désigné aux yeux du public comme le responsable d’une perte de 6,2 milliards de dollars. Il affirme aujourd’hui que le bilan global de JP Morgan Chase sur l’opération fut celui que la banque recherchait : un gain de 25 milliards de dollars transformés en capital tangible, une contribution substantielle à la bonne santé du monde financier, et donc de nous tous bien sûr, qu’aucun régulateur au monde ne voudra jamais évidemment reprocher à une banque.

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