Les lemmings

Extrait d’un article à paraître dans le numéro du mois de mars de l’ENA hors les murs, intitulé « Les enjeux historiques de la crise »

L’économie sous sa forme naturelle n’est pas seulement darwinienne, elle reflète aussi la nature propre de l’homme en tant qu’espèce. Elle est, pour utiliser le terme qu’emploient les biologistes pour les populations animales qui manifestent ce type d’attitude : « colonisatrice ». Le comportement « colonisateur » conduit à envahir de manière très efficace un espace et à prendre contrôle de ses ressources. Il ne connaît malheureusement pas de frein : lorsque cet espace a été complètement envahi, l’environnement se dégrade en raison de sa surexploitation et l’espèce est forcée d’en trouver un autre, qu’elle envahira à son tour, si elle le trouve ; nous partirons ainsi à la conquête des étoiles, les lemmings eux courent en masse droit devant eux et quand ils atteignent le rebord d’une falaise, ils en tombent et s’écrasent au fond du précipice. Nous en sommes là, nous aussi.

Nos entreprises commerciales, semblables aux lemmings, ne sont pas équipées de freins : elles savent bien comment grossir et devenir plus fortes mais ignorent comment se réguler : elles diminueront de taille éventuellement mais uniquement sous la contrainte : parce que leurs ressources se seront amenuisées (et c’est de cette manière que les banques centrales tentent d’influer sur leurs comportements : en renchérissant le loyer de l’argent qu’elles doivent emprunter pour se financer). Les firmes sont organisées en leur sein sous la forme hiérarchique du commandement militaire et n’ont qu’un seul objectif : l’objectif colonisateur d’envahir complètement leur environnement, cela s’appelle « accroître sa part de marché ». Ne connaissant pas de frein, les entreprises produisent toujours davantage et faute de pouvoir s’arrêter ou de réfréner leur appétit, elles encouragent les consommateurs à acheter leurs produits en quantités toujours croissantes, et ceci quelle que soit la quantité qu’elles en produisent. Pour soutenir cette croissance qui ne peut être endiguée, elles recourent à la publicité et ont encouragé une philosophie du consommer toujours plus appelée « consumérisme ».

Une fois l’environnement complètement envahi, il se dégrade d’être toujours exploité davantage : la stratégie « colonisatrice » a alors atteint ses limites. L’entreprise sans frein a assumé son rôle mais celui-ci a cessé d’être adapté au sein d’un monde désormais pleinement colonisé. En fait, ce qui motive le comportement colonisateur, c’est son présupposé qui n’apparaît en pleine lumière que lorsque son objectif a été atteint : qu’une colonisation complète ne sera jamais accomplie. Ce que les faits démentent bien sûr.

Une telle absence d’anticipation des conséquences à long terme caractérise la nature laissée à elle-même dans ses aspects les plus « physiques » (par opposition à chimiques ou biologiques) : dans les processus purement physiques en effet les particules lancées l’une vers l’autre s’entrechoquent sans pouvoir s’éviter. Dans sa dimension « biologique » la nature fait preuve d’anticipation, et ceci de plus en plus à mesure que l’on envisage des animaux plus avancés. Et c’est ce qui permet de dire que la démocratie que l’homme s’est offert à lui-même comme une institution inédite relève du biologique alors que l’économie qu’il s’est contenté d’hériter d’un stade antérieur de son organisation relève du physique seulement. La démocratie est adaptative mais le capitalisme qui caractérise son économie, n’est pas lui adaptatif. Les événements qui se déroulent depuis l’été 2007 le confirment si l’on devait encore en douter.

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64 réponses à “Les lemmings”

  1. Avatar de Shiva
    Shiva

    Daniel Dresse,

    Je reproche au PC et à la gauche française en général et de faire semblant de croire que dans un monde « toutes frontières ouvertes » et pire, avec nos frontières européennes « consensuelles »; il est possible de mener une politique encore plus prononcée de redistribution des richesses en taxant le capital. les mêmes qui lorsqu’ils sont au commandes nationalisent à tour de bras et fabriquent l’Europe de Maastricht (celle que vous abhorrez tant). Protectionnisme est un tabou parmi d’autres dans notre société où l’on est très vite étiqueté et mis au ban si on emploie les mauvais mots, ceux de la préférence des archers blonds aux yeux bleus par exemple. Notre microcosme intellectuel à ainsi réussi à stériliser des pans entiers de réflexion en les réservant aux extrêmes qui en font le plus mauvais usage. C’est l’héritage d’un petit jeu politique habile, qui fut longuement juteux pour les uns puis repris sans vergogne par les autres. Tout cela est finalement bien embarrassant pour nos idéologues malhabiles pris dans cette nasse de rectitude loyale, incapables de voir le « bonus » électoral autrement qu’a court terme. Si on ajoute à cela un vieux fond de gaullisme latent et obligatoire pour avoir un cv en bonne et due forme on a achevé de scléroser le tableau. Pour s’en tirer la gauche française modérée devra sans doute « tuer le père » pour le ressusciter un peu plus loin mais inoffensif, décontaminé.

    Le jeu de la fermeture des frontières se heurte aussi à un traumatisme, celui de 1929, qui fait craindre une escalade du protectionnisme et une paralysie généralisée certains pays ou groupes s’en tirant un peu mieux et pour d’autres la catastrophe. La chine par exemple qui à mon humble avis est loin d’être tirée d’affaire, non pas faute de moyens, mais prise par le temps. Mettre en place un système efficace de redistribution des richesses (à travers la protection sociale comme en France par ex) ça prend du temps, créer les infrastructures qui manques aussi, pendant que le chômage croit et que la colère explose, même si le régime sait mater les mécontents et faire tomber les têtes…

    C’est pourquoi bien que d’accord avec vous sur le fond pour mettre en place une tarification souple et intelligente qui empêche l’enrichissement étatique sans redistribution des uns et à l’anéantissement des protections sociales, écologiques, des efforts de recherche et d’enseignement des autres, je me demande si le moment est bien choisi.

    Mais au final et comme souvent c’est bien l’histoire en marche qui décidera pour les peuples (je sens que je vais me faire aligner avec des poncifs de ce genre…), le protectionnisme est déjà en route, il suffira d’y mettre l’intelligence nécessaire et surtout de le gérée de façon coordonnée à l’échelle mondiale pour éviter les « laissés pour compte », c’est pas gagné.
    Obama et son nombril étasunien me font de plus en plus peur.

    Sur le besoin de démocratie dans les grandes structures actuelles qui nonobstant, à mon avis, finiront avec un chapeau mondialisé sur la tête dans quelques années (je prends les paris !), j’ai entendu Stefan Collignon s’exprimer récemment, peut-être le connaissez-vous : http://www.blog.adminet.fr/vive-la-republique-europeenne…-article0025.html
    Je suis en accord avec ses idées sur l’Europe et le déficit démocratique (politiquement je ne sais pas qui il est), il y a là un vrai combat à mener si nous ne voulons pas rester au milieu du gué et voir nos codes de lois noyés sous les règlements européens et validés à l’emporte-pièces par nos députés godillots sans que leur orientation politique ai été souhaitée par le peuple européen, je dis bien LE. Si l’on trouve qu’il est abusif de dire LE peuple Européen alors il faut expliquer pourquoi LES Européens doivent obéir aux même lois sans qu’elles aient été choisies par une majorité d’entre eux.
    De même si on laisse faire les organisation telle le FMI et la banque mondiale, qui semblent agir souvent pour le plus grand malheur des pays « aidés », se regrouper et se renforcer (fusionner) sans se démocratiser alors oui, on risque de se retrouver bientôt face à « UNE forteresse, avec son oligarchie dominante et ses grandes compagnies de mercenaires surveillant les velléités de la multitude », désarmés.

    Pour finir, j’avais écrit quelques truc qui ont à voir avec notre discussion, enfin il me semble, jetez un œil si vous le cœur vous en dit vous me donnerez votre avis…

    http://www.pauljorion.com/blog/?p=1353#comment-13337

    J’allais oublier notre bon JFK tout mignon BCBG avec les mêmes idées bien tranchées (comme vous les aimez) par à sa pelle à tarte consensuelle toutes confites en lapalissades dont il a le secret. Il n’a pas changé sauf qu’il est devenu un tantinet plus subversif avec l’age (au point d’aller militer chez F. Bayrou !) et puis il a été à bonne école.

    Un grand moment gaulois, que des pointures, le souvenir d’une époque révolue (le bon vieux temps ?)…

    http://www.dailymotion.com/video/x4vc9o_droit-de-reponse-11-juin-1982_webcam

  2. Avatar de Daniel Dresse
    Daniel Dresse

    @ Shiva

    Bof ! Je n’ai pas les idées si tranchées que ça vous savez ! C’est vrai que dans le contexte actuel, où tout semble se débiner vers une destination inconnue, j’ai tendance à croire que les temps consensuels ont vécu, mais je n’y serai pour pas grand-chose…
    Je me souviens très bien de votre discussion du 30 décembre. J’ai l’habitude de faire des copier/coller de certains passages cruciaux de ce blog sur des fichiers Word, cela afin de faire des relectures synthétiques. Vous semblez bien connaître les mécanismes monétaires et vous êtes l’un (e) de ceux (celles) avec qui j’ai pu faire quelque progrès en la matière (j’espère). C’était une façon de vous dire merci.
    Votre philosophie en général, je pense, était très bien résumée par cette portion de l’une de vos interventions :
    « Pourquoi ne pas imaginer qu’une partie de l’activité laborieuse humaine pourrait être gérée dans un contexte capitaliste libéral (compétition salutaire, gains de créativité de productivité…), avec tous les avantages que nous démontre si bien Loïc et l’autre partie dans un contexte communautaire équitable (mutuelles, micro crédit, filières courtes,…) pour éviter tous les inconvénients que combat si bien Etienne ? Nos “vieux” modèles ne devraient-ils pas se conjuguer pour créer du neuf efficient ? ».
    Je n’ai pas grand-chose à redire à une telle position, ce qui ne m’empêche pas d’ailleurs d’avoir beaucoup de considération pour les idées des gens que vous citez (j’ai l’air comme ça d’enfoncer tous les soirs des épingles dans une poupée à l’effigie de Loïc, mais je peux très bien comprendre ce qui l’a conduit à penser ce qu’il pense).
    Je vous suis tout autant sur ce que vous dites des incohérences et des petits calculs de la gauche dite de gouvernement (je crains qu’elle ne doive changer de raison sociale encore pour un moment, je ne suis, au passage, absolument pas de gauche) et des gaullistes à faux nez (ah ! Je me suis trahi !). J’espère enfin que, lorsque vous parlez du « jeu de la fermeture des frontières… », vous avez bien compris que ma conception du protectionnisme rejoint celle, farfelue, de Todd (c’est ce que l’on dit de lui) et que je ne crois absolument plus possible un repli sur les anciennes frontières nationales.
    Poncif ou pas, oui l’histoire est en marche et le protectionnisme sur ses talons. Nous pensons tous tellement d’ailleurs que cette évolution ne dépend que de nous, occidentaux, que nous sommes incapables de concevoir qu’elle pourrait venir d’abord de ceux à qui nous avions tant voulu de bien par le libre échange mondial. Moi je tiens le pari qu’il y aura une Union Protectionniste Africaine beaucoup plus rapidement qu’on ne l’imagine, et qu’elle risque d’être très ingrate avec nous !
    En fait, le seul point sur lequel je ne vous reçois pas, c’est une vraie ligne de fracture et je suis très « Védrinien » là-dessus, est celui DU peuple européen. Je ne crois pas qu’il y a eu et qu’il y aura jamais de « peuple européen » (Où s’arrête la notion d’ailleurs ? aux turcs, aux ukrainiens, aux russes, voire au Maghreb ?). Nous avons une histoire commune (pas très fraternelle vous en conviendrez), celle là même qui nous condamne à nous entendre, mais par défaut.
    Je termine sur la vidéo de l’enterrement télévisuel de « Charlie Hebdo » première manière. Je me souviens très bien de cet épisode, j’étais gardien (treize heures de boulots d’affilée la nuit, au Smig plus les gnons) à l’époque où j’avais regardé ce happening folklorique à la télé. Non ! Pour moi cela n’était pas franchement le bon vieux temps, mais la fin d’une illusion parmi d’autres. Je ne sais pas si vous avez suivi, vous deviez être très jeune, mais ce qui a pris place dans la foulée ne relevait pas de l’œuvre d’art non plus (« Vive la crise », les Shows Bernard Tapie, Véronique et Davina etc.). Le passé est toujours ringard Shiva ! A première vue, tout au moins. Vous avez récemment (et avec raison) fustigé le traitement de jacques Attali au cours de l’un de ces talk show navrants dont j’ai oublié l’étiquette (je n’ai plus de télé depuis quinze ans). Je me demande quand même si, à côté, les émissions de Michel Polac (certaines étaient sensationnelles par leurs sujets et l’audace de leur animateur) ne feraient pas aujourd’hui figure de programme culturel relégué sur Arte après minuit.
    Bien à Vous.

  3. Avatar de Shiva
    Shiva

    Daniel Dresse

    lorsque je regardais M. Polac je n’étais déjà plus vraiment un enfant de chœur, les joyeux drilles Desproges, Wolinski, Cavanna Reiser, et même l’inénarable Choron y furent pour quelque chose. J’ai su garder mon âme de petit garçon, ou peut-être une certaine jeunesse d’esprit, humm…

    Le peuple européen n’existe effectivement pas en tant que tel actuellement. Les états-nations européens me semblent issus d’agrégats disparates également (nous parlions de Louis XI et du Téméraire), si l’on considère la royauté comme la forme autocratique de pouvoir qui en établit les frontières, les nations démocratiques ne sont-elles réellement nées entre ces frontières par la suite (et par la volonté du peuple !) ?

    Peut-être pourrait-on faire un parallèle historique et voir un pouvoir européen insuffisamment démocratique qui définit et fait appliquer le droit pour des européens ne possédant pas de sentiment d’unité national mais plutôt (à cette échelle) régional.
    Tout en gardant à l’esprit, et cela tempérera mon propos, que l’entité de gouvernance de l’Europe agit exclusivement sur ses champs de compétences propres. C’est à dire les domaines ou la gestion en commun est utile, les états souverains conservant tout le reste sous leur pouvoir exclusif.

    Je trouve également quelques vertus à cette notion de « club » des pays, de traités et d’unanimité des décisions même si dans la pratique cela abouti souvent à l’immobilisme. Ce qui me rapprocherait des positions d’hubert Vedrine :
    « oui à une gouvernance (mondiale) avec un multilatéralisme vrai, qui s’appuie sur des gouvernements réhabilités, légitimés, forts et capables de coopérer » ( http://www.hubertvedrine.net/index.php?id_article=246 )
    Avec le bémol; j’apprécie de voir le mot démocratie apparaitre au alentour du mot gouvernance, à l’échelle européenne et à fortiori mondiale.

    Convenons que si les frontières européennes doivent exister et être utilisées à bon escient cela n’a de sens que dans le cadre d’une coopération intelligente des États relativement à une gestion équitable de l’avenir commun. (oh, les beaux mots que voila !)

    Pour revenir au débat initial de cet article de Paul, je n’y lis finalement que l’expression d’une échelle de fragilité, relative à l’échelle de complexification de la matière.

    La démocratie biologique qui pacifie les organisations humaines est impuissante à contrôler la chute de l’économie, activité humaine régie par la physique. Les lois physiques fondamentales qui sous-tendent l’activité biologique, fine fleur de l’univers, commencent à ravager ce beau jardin sans autre espoir de règlement que par le choc de particules lancées à haute vitesse.

    La physique capitaliste sonnant le glas de l’humanité biologique impuissante à contrôler cet effondrement par la démocratie inopérante.

    Il n’y aurait en ce monde aucun espoir pour la complexité toujours soumise au caprice des forces dont elle est issue qu’elle ne peut que canaliser un instant.

    Après ?

    La longue et lente renaissance…

  4. Avatar de Shiva
    Shiva

    Daniel Dresse

    « Le jeu de la fermeture des frontières », « jeu » pour le coté escalade, dangereux…

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