La démocratie républicaine, nouvelle terre de mission, par Bertrand Rouziès-Leonardi

Billet invité.

L’un des leitmotive de la défense des barons cumulards de la politique, c’est leur enracinement dans le terrain, qui est en réalité un enracinement dans les parterres bien arrosés de leur clientèle. Quelques poignées de mains ou échanges à bâtons rompus avec le commun sur les marchés, dans les comices ou, entre deux haies de gardes mobiles, dans l’artère venteuse d’un enfer social urbain leur suffisent pour attester leur étroite familiarité avec la France « profonde » (appartiendraient-ils à la France « superficielle » ?). Ils la sondent ou plutôt la font sonder sans relâche, cette France des profondeurs de laquelle montent d’inquiétantes rumeurs, et croient que mesurer l’abîme qui les en sépare les autorise à se dire proches des troglodytes qui y barbotent. Leur vient-il seulement à l’idée d’y descendre, d’être eux-mêmes le petit plomb conique de la sonde ? Lorsque naquit la Troisième République, en 1870, les républicains authentiques, comme en 1848, n’étaient pas en situation de gouverner. La Commune, phénomène essentiellement parisien, n’avait pas eu le temps de semer sa graine dans les campagnes, où se concentrait encore la majorité de la population. Commença alors, pour les républicains réchappés de l’hécatombe révolutionnaire et pour leurs homologues du camp d’en face (eh oui, Thiers était républicain), un lent et méticuleux travail de sensibilisation desdites campagnes aux principes de la République[1]. Les résultats ne se firent pas attendre : les républicains devinrent majoritaires à la Chambre des députés en 1876, un an après que les lois constitutionnelles eurent été votées, puis au Sénat en 1879.

Ce grand moment républicain, qui n’était pas encore un grand moment socialiste, ne put avoir lieu que parce que s’était développée une sociabilité républicaine et que ses acteurs avaient su habilement la croiser avec les sociabilités existantes. L’hostilité des campagnes à la République, illustrée dans la mémoire collective par les nombreuses insurrections royalistes qui émaillèrent le cycle révolutionnaire français, est à nuancer sérieusement. Des insurrections royalistes, il y en eut aussi en ville, à Paris notamment (celle du 13 vendémiaire, an IV – 5 octobre 1795 – réprimée par le général Bonaparte). S’agissant de la guerre du bocage, on s’étonne que des paysans pauvres, dont certains avaient fait remonter leurs doléances jusqu’au roi en 1789, aient pu se battre pour le rétablissement de la monarchie aux côtés d’aristocrates intéressés à la préservation de l’ordre pyramidal. On oublie un peu vite que tous les aristocrates n’étaient pas ces anthropophages à jabot que les libelles dépeignaient, que beaucoup d’entre eux vivotaient, plus pauvres parfois que certains riches laboureurs, que bon nombre des taxes et péages iniques dénoncés au procès des privilèges avaient disparu depuis longtemps et que ce qu’il en restait arrangeait fort les bourgeois opulents qui rachetaient les anciennes propriétés féodales et demandaient la réactivation des servitudes tombées en désuétudes. La société d’Ancien Régime subissait déjà de grands bouleversements quand la Révolution apporta le sien. La sociabilité républicaine, parce qu’elle venait des grandes villes, parce qu’elle s’impatronisait sans concertation, fut perçue en quelques endroits comme une menace mortelle pour les formes de sociabilité existantes, dont certaines seraient reprises et amplifiées par les socialistes utopiques, et jeta non seulement des paysans, mais aussi des ouvriers et des artisans dans une lutte défensive inégale que surent exploiter les forces de la réaction. La République aurait dû envoyer des missionnaires ; elle envoya de Grands Inquisiteurs nantis de pouvoirs discrétionnaires. Cette erreur fut donc rectifiée dans les années 1870.

L’emprise actuelle du Front National sur les campagnes est souvent expliquée par les politologues qui se nourrissent plus de sondages que d’analyses sociologiques comme la conséquence d’une défiance atavique des populations rurales à l’égard de l’ordre républicain. Le mélange détonant de la fidélité à la coutume, de la xénophobie de clocher et de la fascination pour le césarisme démocratique (culte de l’homme fort) serait remué par Marine Le Pen et consorts. Un article récent de Sébastien Vignon[2], qui a étudié le vote frontiste dans la Somme, propose une explication différente de l’ancrage rural de l’extrême-droite, explication autrement dérangeante que le tropisme conservateur du Provincial : les lieux et les activités de la sociabilité républicaine, ceux-là même qui donnent ses contours et son âme à la Constitution, tendent à disparaître. Dans beaucoup de villages, il ne reste que le café comme échangeur d’idées et échappatoire à la déréliction, et c’est justement là, dans les cafés, que le FN racole de nouveaux adhérents. Cela peut paraître tout simple, mais le regroupement dans les villes des antennes institutionnelles a eu pour effet ravageur de nettoyer le paysage civique des symboles du service public et de la solidarité nationale. Des secteurs entiers de la Province moquée par Molière, qui lui doit pourtant beaucoup, ne sont pas tant des déserts culturels que des déserts institutionnels. Il faudrait aussi parler de la désertification institutionnelle des anneaux périphériques des grandes villes, constitués de mornes dortoirs monolithiques ou pavillonnaires dont les occupants se regardent en chiens de faïence, quand ils ne se réfugient pas dans la culture paranoïaque de l’entre-soi, mal récurrent et socialement transverse des temps de crise. Parler des valeurs de la République à des populations qui ne forment plus société autour de points d’ancrage républicains, cela n’a aucun sens. Commençons par reterritorialiser la République. La décentralisation est une farce si elle aboutit à reconcentrer dans les chefs-lieux tous les services publics. De fait, elle est une farce, car chaque grande région reproduit à son échelle, comme sous l’Ancien Régime, le clientélisme ploutocratique de la capitale, et les plus petits ensembles des échelons inférieurs s’édifient sur le même patron. Quel contre-pouvoir opposer localement aux grands feudataires, à leurs vassaux et à vavassaux, si les services de l’État se claquemurent dans des cités administratives labyrinthiques et lointaines ? La société villageoise typique de la Troisième République – pardonnez l’imagerie d’Épinal – mettait en tension, avec des variantes, les pôles du curé, du médecin et de l’instituteur. Il ne subsiste quasiment rien de cette tripolarisation féconde qui animait et assouplissait les cadres anciens de la gouvernance. De nos jours, le sentiment d’injustice est pris en charge par des forces qui ont intérêt à l’exacerber et pas à le transmuer, par le débat en place publique, en proposition collective de réforme. Le FN est le parti des friches sociales. Il n’est pas dit que la proportion de fascistes soit plus grande dans ces friches que dans les centres-villes « éclairés ».

Le retour de l’État sur le territoire pose la question des marges de manœuvre de la fonction publique, l’omniprésence pouvant facilement se tourner en omnipotence. La plupart des fonctionnaires de la République se rallièrent en 1940 au régime de Vichy qui la liquidait. Ils le firent pour des motifs divers et si nombre d’entre eux avaient une conviction républicaine, ils la sacrifièrent à l’obligation de fidélité au gouvernement. La désobéissance était et demeure une faute professionnelle lourde. Un des volets du devoir de réserve impose à tout fonctionnaire, quel que soit son rang, de ne pas entraver par des prises de position publiques le fonctionnement de l’administration. Il doit accomplir sans les discuter les missions que lui confie son supérieur hiérarchique. Il peut désobéir à l’ordre donné si celui-ci est « manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public » (article 28 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, année du grand bond arrière de la Gauche). La formulation est intéressante car elle associe la désobéissance éventuelle (jamais formulée en termes de « devoir de désobéissance ») à une menace extrême (« manifestement », « gravement ») qui pèserait non pas sur l’intérêt public défini par la Constitution, le seul qui vaille qu’on résiste, mais sur un intérêt public, ce qui érige le fonctionnaire en gardien d’intérêts multiples et flous dont il n’est pas certain qu’ils servent tous également l’intérêt public (intérêt public et intérêt privé font bon ménage dans un cas comme celui d’Areva, sans grand profit pour le bien public). Un gouvernement antirépublicain un peu subtil pourrait tout à fait s’appuyer sur les agents de l’État pour détruire en douceur, par petites touches, la République. Il lui suffirait de faire voter et de faire appliquer des lois flirtant avec l’illégalité et susceptibles de ne compromettre que légèrement les intérêts publics. Ce biais n’existerait pas si les agents de l’État devaient d’abord fidélité à la Constitution approuvée par le peuple et ensuite seulement au gouvernement. L’administration républicaine reconquerrait tout son crédit auprès des citoyens si, en plus d’animer tout le territoire, elle veillait à ce que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, [devienne] la propriété de la collectivité » (préambule de la Constitution de 1946, dont les principes sont actés dans celle de 1958) ; à ce que « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler, [obtienne] de la collectivité des moyens convenables d’existence » (idem) ; à ce que « tous les Français [soient égaux et solidaires] devant les charges qui résultent des calamités nationales » (idem) ; à ce que l’enfant et l’adulte aient un égal accès « à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture » (idem). Elle est longue, la liste des politiques passées qui auraient trouvé bien peu de fonctionnaires disposés à les mettre en œuvre s’ils avaient pu invoquer ne fût-ce qu’un seul des quatre articles susmentionnés.

L’homme est généralement plus lâche que méchant. Chargez-le de chaînes, vous l’abrutissez, soulagez-le d’une seule, il relève la tête et transporte les montagnes. La démocratie mérite mieux qu’un devoir d’obéissance au gouvernement. Le fonctionnaire, s’il œuvre pour le bien public, doit fidélité aux principes constitutionnels, pas aux hommes publics.



[1] L’investissement d’un Jean Jaurès, quoiqu’il se situe un peu plus tard, à la charnière des XIXe et XXe siècle, peut nous aider à imaginer ce qu’était ce travail de terrain.

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