Les voleurs de lendemains, par Bertrand Rouziès-Leonardi

 Billet invité.

Il y a un point d’ancrage de la défense du capitalisme comme système d’enrichissement personnel et collectif « par ruissellement » qu’il est risqué de lever sans passer pour un décroissantiste forcené : il existerait une richesse « bien acquise » digne de louange. Évidemment, il n’est pas question ici du pécule modique sur lequel la plupart d’entre nous essaie de vivre et de survivre, et que le recours au crédit, de moins en moins pour le superflu et de plus en plus pour l’essentiel [1], grossit artificiellement. Cette pauvre richesse-là, si vous n’avez pas été éduqué au désintéressement et à la frugalité heureuse, peut vous rendre envieux de tous jusqu’à la méchanceté et comptable de tout jusqu’à la lésine. C’est un potentiel garroté ; un commencement de famine qui se fait un bout de lard du premier liard qui traîne ; une ambition qui s’est persuadée que sa ligne d’horizon passe par les fonds de tiroir.

Non, je veux parler d’une richesse dont le volume est tel qu’il dispense son détenteur d’en vérifier à toute heure la jauge et lui permet de garder l’oeil rivé sur les projets, les plus futiles comme les plus utiles, à la réalisation desquels ce capital doit servir. Je ne serai pas assez hardi pour affirmer que l’opulence est une des voies qui mènent au plus complet détachement. Hormis chez les prodigues inconséquents et les fils et filles de bonne famille qui dérogent pour ne pas se trouver embrassés dans la condamnation sans appel du riche par le Christ, le maléfice de l’argent a généralement cet effet pervers sur les nantis que plus ils en ont, plus ils en sont envoûtés. Mais au moins ont-ils la liberté, dans les moments où le charme n’opère plus, de n’y plus penser. Tel n’est pas le cas pour les indigents et les tout juste à l’aise jamais très éloignés de le devenir qui sont constamment ramenés au besoin d’argent, dans leurs activités quotidiennes comme dans leurs rêves. À mesure que la richesse s’éloigne d’eux dans la réalité, ils se pénètrent en imagination de tous ses fastes supposés et dilapident le peu de bien qu’il leur demeure dans l’acquisition de succédanés bon marché qu’ils savent insuffisants mais qu’ils investissent quand même d’un grand pouvoir de consolation, comme les adorateurs d’icônes.

Un sou est un soûl. Ivresse en bas, ivresse en haut. Tristesse au réveil à tous les étages, à ce détail près que les ploutocrates ont encore la ressource d’embrayer sur une autre ivresse, celle du pouvoir que procure l’argent, n’eût-on aucun talent pour gouverner. Être riche ou chercher à s’enrichir nuit gravement à la santé, ne serait-ce que parce que dans ses écarts, qui sont sa raison de prospérer, la richesse matérielle nourrit en chacun une passion démesurée pour la mesure des biens possédés, une tension libidinale à jamais irrésolue qui absorbe des forces qui pourraient s’employer ailleurs, avec un meilleur fruit. Les grandes réalisations, grandes par le service qu’elles rendent, service esthétique inclus, celles qui honorent l’humanité et non leurs promoteurs, ont bien davantage besoin de mains et de volontés que d’argent. L’argent, dit-on, est le nerf de la guerre. La réciproque est plus vraie encore, à voir dans quel sens a évolué la mondialisation. La crise révèle crûment le principe de siphonage opportuniste des énergies et des plus-values sous-jacent à ce ruissellement tant vanté dont nous profiterions tous. La richesse ne ruisselle véritablement qu’en quelques points du globe et sur quelques têtes consacrées. Le reste du monde n’a droit qu’aux éclaboussures. Sortons les parapluies plutôt que de boire de cette eau-là.

« L’argent ne fait pas le bonheur, mais il y contribue. » Cette contribution est payée chèrement, je trouve, par ceux qui doivent l’arracher avec les dents et à qui on dit, pour faire passer la pilule d’un ruissellement notoirement inégal, que ces rogatons sont un plat de roi, car il y a plus misérables qu’eux. Vrai, on trouvera toujours plus misérable que soi. Enfin, il y a tout de même une limite : je ne vois rien au-dessous de la loque qui gît dans le caniveau.

Il n’est pas de richesse, de fortune bien acquise. Écartons les héritiers/héritières passifs qui, par définition, n’ont rien acquis et jouissent stérilement de leurs rentes. Leur parasitisme devrait se traiter par l’imposition maximale et le mépris universel. Tenons à distance les trafiquants en tout genre, les aigrefins et les esclavagistes, qui œuvrent franchement dans l’illégalité, bien qu’ils forment le substrat nutritif du système « légal ». Concentrons-nous sur la richesse conquise à la force du poignet, dont Rockefeller fournit l’archétype. Rockefeller était un arriviste prêt à tout qui tyrannisait ses ouvriers. Il ne cachait pas ses appétits derrière cette fausse vertu du paternalisme qui caractérisait le patronat minier du nord de la France. Il est visible partout que le salaire, pour la plupart des salariés, ne vaut pas ce qu’ils mettent et laissent d’eux-mêmes dans l’activité qu’il rémunère. On s’enrichit rarement, dans le système capitaliste, en travaillant bien, honnêtement et à fond. C’est un mythe qu’il convient de dégonfler une fois pour toutes.

Si un gros salaire récompense un investissement total, une remise en question de tous les instants, je m’étonne que les enseignants, qui font bien plus d’heures, si l’on tient compte de la préparation et de la réactualisation des cours, que celles pour lesquelles ils sont payés, ne soient pas les nababs de la fonction publique. Mais je pourrais également citer l’exemple des ouvriers chinois séquestrés dans les dortoirs des usines ou celui des ouvrières du textile au Bengladesh, enfermées à double tour, dix à douze heures par jour et sept jours sur sept, dans des locaux menaçant ruine.

Si un gros salaire récompense une grosse responsabilité, il me semble que l’ingénieur qui conçoit une pièce, que l’ouvrier qui la fabrique peuvent y prétendre. Ils ont une aussi lourde responsabilité, en effet, vis-à-vis du futur acheteur et utilisateur, que le patron qui soupèse les coûts à tous les niveaux pour assurer sa marge et détermine la stratégie de lancement du produit. Du reste, en cas de vice majeur de fabrication, c’est plus généralement l’ouvrier et l’ingénieur qui trinquent, voire l’usine tout entière, que le patron, qui a beau jeu alors de se déclarer irresponsable en cas de poursuites. Et cette irresponsabilité lui vaut même parfois d’atterrir en douceur, après son propre licenciement, grâce à un confortable parachute doré.

Si un gros salaire récompense une inventivité et une intelligence hors du commun, comment se fait-il qu’il y ait tellement de rentiers d’une seule bonne idée, pardon, d’un seul bon concept, décliné à l’infini par le génie métamorphique du marketing ? Comment se fait-il que tant d’entreprises innovantes aient un rapport à l’environnement si peu innovant ?

Si une grosse rémunération récompense un service économique exceptionnel rendu à la collectivité, il faudra qu’on m’explique comment cela se peut dans une économie de la concentration et du désinvestissement : le gros des bénéfices ne va pas à l’investissement mais à la spéculation ; l’actionnariat s’intéresse si peu à l’aventure humaine qu’il est censé soutenir qu’il n’hésite pas à liquider une entreprise s’il sent qu’il peut ce faisant s’enrichir plus vite ; l’optimisation fiscale – qui n’est pas un optimum d’efficacité dans le recouvrement de l’impôt, ceci à l’adresse des Martiens qui s’initieraient à la novlangue des avocats fiscalistes – est une pratique courante ; et comme si cela ne suffisait pas à rendre suspectes toutes ces réussites idéales devant lesquelles nos représentants politiques et quelques-uns d’entre nous, parmi les plus exploités, s’inclinent avec déférence, la fraude aux cotisations sociales est une pratique encore plus courante [2] et écrase, en termes de manque à gagner pour l’État, la fraude des particuliers aux prestations sociales [3].

Méfions-nous des hymnes à la fortune bien acquise. N’applaudissons pas aveuglément le mécénat des multimillionnaires qui, dans bien des cas, est une manière de blanchiment social à moindres frais. Aucune fortune d’argent n’est bien acquise, aucune n’est rachetable pour cette raison assez simple à comprendre que la multiplication miraculeuse des petits pains pour les élus, dans l’évangile capitaliste, n’est pas une production en libre service sortie des fours du néant. Il a fallu réduire la portion du plus grand nombre, avec ou sans l’accord de celui-ci, pour mettre à disposition de quelques-uns les moyens de s’étoffer jusqu’à l’étouffement et de partager le surplus avec les gens de leur choix, clients et partenaires de coterie. Nul besoin d’être très riche matériellement pour entreprendre, pour créer, mais la désocialisation et la vulnérabilité matérielle croissante aux accidents de la vie, ces impondérables que l’amenuisement de la solidarité redistributive transforme en coups d’arrêt du destin, se conjuguent pour asservir des millions de travailleurs à la nécessité de compter leurs derniers sous en vue du dernier bal avant liquidation. Les riches sont des voleurs de lendemains qui nous vendent un crépuscule pour une aurore.

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[1] Les dettes de charges courantes – logement, énergie, alimentation, impôts – étaient présentes dans 75,6 % des dossiers de surendettement en 2011. La part des propriétaires et propriétaires accédants, établie à 9,3 % du total des surendettés, était signalée comme étant alors en augmentation. Voir l’enquête typologique mise en ligne par la Banque de France sur son site (rien encore pour 2012 et 2013).

[2] 10 à 12 % des entreprises françaises étaient en infraction en 2011 ; 5 à 7 % des salariés n’étaient pas déclarés.

[3] La première coûtait à la France en 2011 8 à 15 milliards d’euros, contre 2 à 3 milliards pour la seconde : Les faux-semblants du rapport sur les fraudes sociales.

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