Le réseau comprend un sous-ensemble (les « mots à contenu ») d’une langue naturelle particulière

La pensée comme dynamique de mots. II. Architecture (4)

Dans les langues Indo–Européennes, il existe deux types de mots. Tout locuteur de la langue a un sens intuitif très fort de cet état de choses. Nous n’avons aucune difficulté à définir la signification – c’est à dire à définir les mots du premier type : « une rose est une fleur ayant de multiples pétales, souvent de couleur rose, ayant un parfum marqué et agréable, une tige couverte d’épines », etc. ; « un pneu est l’enveloppe en caoutchouc d’une roue, gonflée d’air », etc. Pour ce qui touche au second type de mots, la définition est beaucoup plus ardue. Par exemple, dans le cas du mot
« néanmoins » : « il est utilisé lorsqu’on entend suggérer que bien qu’une seconde idée apparaisse à première vue contradictoire avec une première idée déjà exprimée, elle est cependant vraie, etc. » Autrement dit, quand on s’efforce de définir un mot comme « néanmoins », on a énormément de mal à dire qu’il « signifie » quelque chose en particulier, il faut plutôt – comme je viens de le faire – affirmer qu’il est « utilisé quand… » et il est alors significatif que l’on se voie forcé d’exprimer cet usage à l’aide – sinon d’un synonyme, du moins comme dans les cas de « bien que » ou « toutefois » – d’un mot qui s’utilise dans des contextes très proches.

Le premier type de mots est souvent appelé « mots à contenu », les seconds, « mots de structure » ou « d’armature » (1). Les dictionnaires ont la tâche facile avec les premiers et du fil à retordre avec les seconds, recourant avec les mots du second type, tel « néanmoins », à l’astuce que j’ai utilisée, de renvoyer à un mot proche avec la signification duquel – en réalité l’usage – le lecteur est censément être plus familier. Le philosophe anglais Gilbert Ryle appelait les premiers, « topic–committed », « engagés quant à un contenu » et « topic–neutral », « neutres quant à un contenu ». Il écrivait « Nous pouvons appeler des expressions anglaises ‘neutres quant à un contenu’ si un étranger qui les comprend et elles seulement, n’obtient grâce à elles aucune indication quant à la signification d’un paragraphe où elles sont présentes » (Ryle 1954 : 116).

Dans le langage sans ambiguïté des logiciens médiévaux, les premiers étaient appelés « catégorèmes » et les seconds « syncatégorèmes » (2). Nous pouvons comprendre intuitivement ces termes comme signifiant que les
« mots à contenu » sont essentiellement consacrés à désigner la « catégorie », la « sorte », l’« espèce » des choses que nous évoquons ; alors que les mots du second type, les « mots d’armature » jouent essentiellement un rôle syntaxique, le rôle d’un « mortier » – ce qui expliquerait pourquoi nous avons du mal à exprimer ce qu’ils « veulent dire » et préférons décrire comment ils sont « utilisés ».

Le réseau dont je parle ici est constitué de « mots à contenu » : ce sont eux les éléments d’un réseau où la fleur « rose » est connectée à la couleur « rose » et la fleur « violette » à la couleur « violet ». Les autres mots, les « mots d’armature », n’appartiennent pas à ce réseau particulier, ils sont stockés d’une manière différente : ils sont convoqués pour lier entre eux les « mots d’armature », comme un mortier d’une nature particulière qui permettra à ces mots combinés de fonctionner ensemble à l’intérieur d’une phrase. Par exemple, à propos de ce qui a été dit lors de ma tentative de définition pour « néanmoins » : que le mot est utilisé quand deux états de choses évoqués ensemble apparaissent à première vue contradictoires. Pour minimiser le choc, pour soulager l’inconfort affectif qui naît précisément quand deux états de choses contradictoires sont évoqués simultanément, un mot tel
« néanmoins » est introduit entre les parties en conflit. Avec « néanmoins », les états de choses évoqués proviennent de localisations éloignées l’une de l’autre dans l’espace que constitue la signification : leur rapprochement crée un déséquilibre qui doit être résolu. Le sujet parlant qui connecte dans sa parole les états de choses rapportés de part et d’autre de « néanmoins » fait la grimace intérieurement. Et pour résoudre la tension, il ou elle glisse entre eux un « isolant de contradiction », une « rustine de compatibilité » telle néanmoins. Et l’équilibre est ainsi restauré. « Le Duc savait qu’il valait mieux pour la Princesse et pour lui qu’il s’abstienne de la voir désormais. Néanmoins, le matin du jour suivant… » Le « néanmoins » m’ôte mon souci et je cesse de me préoccuper désormais du sort du Duc : s’il est bête à ce point, tant pis pour lui! Qu’en ai–je à faire !

Les « mots d’armature » appartiennent à ce que j’appellerai dans la Section 14, l’« enrobage » : ils font partie des couches qui permettent de créer une phrase pourvue de signification à partir des mots découverts le long d’un parcours de longueur finie au sein du réseau.

(1) Toutes les langues ne traitent pas la répartition entre « mots à contenu » et « mots d’armature » de la même manière. Les langues telles le chinois et le japonais sont beaucoup plus économes dans leur usage des « mots d’armature » que ne le sont les langues indo–européennes. Le chinois archaïque en particulier y recourait fort peu : la signification émergeait essentiellement de la rencontre – sans adjonctions supplémentaires – de
« mots à contenu ».

(2) Ernest Moody résume la question de la manière suivante : « Les signes et les expressions à partir desquels les propositions peuvent être construites étaient divisés par les logiciens médiévaux en deux classes fondamentalement différentes : les signes syncatégorématiques, qui n’ont dans la phrase qu’une fonction logique ou syntaxique, et les signes catégorématiques (à savoir les ‘termes’ proprement dits) qui ont un sens indépendant et peuvent être les sujets ou les prédicats des propositions catégoriques. On peut citer les définitions qu’a données Albert de Saxe (1316–1390) de ces deux classes de signes, ou de ‘termes’ au sens large.
‘Un terme catégorématique est celui qui, considéré par rapport à son sens, peut être le sujet ou le prédicat (…) d’une proposition catégorique. Par exemple, des termes comme ‘homme’, ‘animal’, ‘pierre’ sont appelés catégorématiques parce qu’ils ont une signification spécifique et déterminée. Un terme syncatégorématique, quant à lui, est celui qui, considéré par rapport à son sens, ne peut pas être le sujet ou le prédicat (…) d’une proposition catégorique. Appartiennent à ce genre, des termes comme ‘chaque’, ‘aucun’, ‘quelque’, etc. Qui sont appelés signes d’universalité ou de particularité ; et semblablement, les signes de négation comme le négatif ‘ne… pas…’, et les signes de composition comme la conjonction ‘et’, et les disjonctions comme ‘ou’, et les prépositions exclusives comme ‘autre que’, ‘seulement’, et autres mots de cette sorte’ (Logique I).
Au XIVè siècle, il devint habituel d’appeler les termes catégorématiques la matière (le contenu) des propositions, et les signes syncatégorématiques (ainsi que l’ordre et l’arrangement des constituants de la phrase), la forme des propositions ».

Moody, E. A. 1953 Truth and consequence in Mediaeval Logic, Amsterdam : North-Holland

Ryle, G., 1954 Dilemmas, The Tarner Lectures 1953, Cambridge : Cambridge University Press

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6 réponses à “Le réseau comprend un sous-ensemble (les « mots à contenu ») d’une langue naturelle particulière”

  1. Avatar de Corentin
    Corentin

    Objets et relations, dirions nous dans le jargon de l’abstraction « IT ».

    Avec dans ce cas précis une catégorie spécifique, celle d’un dispositif d’ « intensification » ( au sens large de réglage, de modalité )

    Mais la langue est aussi son propre méta langage et tout se complique à coup de métaphores, synecdoques et tout le toutim des définitions auto-référencées.

    Et les mots eux même cristallisent et sédimentent aussi des syntagmes et/ou des métaphores autrefois inventés, pratiqués, ouverts, puis passés depuis dans le sens commun et désormais figés.

    Bon, cela tombe surement comme un cheveu sur la soupe…

    Mais dès que j’en aurais le temps je lirai la série…

    Cordialement

  2. Avatar de JLM
    JLM

    @Corentin

    J’attends de comprendre comment Jorion intégrera « l’humour de Joyce » dans sa dynamique de mots.

    §

    Les contemporains de Joyce ont été frappés par sa tournure d’esprit orientée vers les énoncés qui se « décrivent eux-mêmes » ; ainsi Joyce complimentait-il les dames qui lui offraient du thé d’un « Je vous remercie de votre bon thé et de votre bonté. »

    Leur « bon thé » est un effet de leur « bonté », et inversement. Ce jeu de mot est une sorte de «fonction récursive» pour lequel le résultat est repris comme argument, mais avec un changement de type logique ; le signifiant (phonétique) est repris comme signifié, mais avec un glissement de référent. Deux autres exemples de la tournure d’esprit autoréférentielle de Joyce ont souvent été commentés. Ainsi, de façon étonnante, Patrick Parrinder, analysant le rapport de Joyce au langage et aux rêves, rapporte l’anecdote suivante : dans l’appartement de Joyce, Frank O’Connord touche le cadre en liège (cork) d’une gravure représentant la ville de Cork, le dialogue s’établit ainsi :

    – What’s this?
    – Cork
    – Yes, I see it’s Cork. I was born there. But what’s the frame ?
    – Cork.

    Lorsque O’Connord relate cette scène devant Yeats (qui pourtant avait défendu Joyce à propos de la « nécessaire idiosyncrasie » de Joyce), le poète en est abasourdi et s’écrie : « C’est de la manie, c’est de la démence. » (Parrinder, The nightmare of history, p. 207). Une autre anecdote relative à la jeunesse de Joyce joue sur le même ressort :

    «Je suis Joyce », ainsi, l’étudiant sans argent et sans billet s’ouvrait-il les portes d’un théâtre de la haute société dublinoise, faisant du portier un sujet supposé savoir qu’il ne doit pas ignorer Qui sera comme s’il l’était déjà :« James Joyce »

    (cf. I am Joyce ; « Freud », René Major, in Le magazine littéraire, n° 161, mai 1980).

  3. Avatar de Paul Jorion

    « Bon thé » et « bonté » ne font que prétendre à l’ambiguïté : il n’existe pas deux locuteurs pour qui l’un et l’autre auront la même valeur d’affect.

    Le plus bel exemple que je connaisse d’auto–référence est l’acte fondateur de l’
    « art conceptuel ». L’artiste – dont l’un des érudits que vous êtes me rappellera le nom – fait parvenir à la galerie la lettre suivante : « Je vous fais parvenir un objet d’art important et je vous prie d’en accuser réception ». Deuxième lettre : « Vous n’avez pas accusé réception de l’objet d’art que je vous ai fait parvenir ». La galerie répond : « Nous n’avons rien reçu ! ». Troisième lettre : « L’objet d’art en question était la lettre commençant par ‘Je vous fais parvenir…’ ».

  4. Avatar de JLM
    JLM

    Je voulais parler de l’autoréférence au niveau de la position affective du locuteur : l’assemblage de « bonté  » et « bon thé  » forme ici leur propre « smiley. »

    Je me demande comment vous allez modéliser le fait que « pour parler nous nous mettons à la place de l’autre « , et que la parole se construit par anticipation des réponses de l’autre anticipant nos propres réponses. Bref, qu’il y des boucles, des niveaux, et d’autres questions, par exemple qu’est-ce qui décide d’un changement de niveau, etc … Bref l’énoncé développe une stratégie d’anticipation des affects que nous imaginons recevoir de l’autre, et pas seulement la ligne de plus grande pente, il me semble qu’il y a déjà un petit calculateur à l’oeuvre, sauf dans le cas d’une logorrhée autistique…

    §

    Considérés séparément, les énoncés « merci pour votre bonté » et « merci de votre bon thé » ne sont que des « caresses dans le dos « , des conventions envoyées à l’hôtesse dans le cadre de la norme sociale d’un  » tea « ; ce qui paradoxalement met à néant leur valeur littérale. Couplées par un « et », la répétition des platitudes sert d’indice permettant à l’hôtesse de comprendre que Joyce lui sert effectivement des banalité, mais puis qu’il dit « les lui servir » c’est que justement elles n’en sont pas.

    Ici, thé est bon parce que la personne est bonne et réciproquement, il y a un saut dans le niveau d’interprétation et une relecture en boucle de ce qui vient d’être dit, et cette relecture est amorcée par l’assonance.

    §

    Question : pourquoi l’énervement de Yeats ?! Quel était l’enjeu ? Quelle est la valeur d’affect attachée à la monstration de Joyce : il détache le signifiant du signifié (ou du référent, selon les écoles), mais pourquoi ? It’s cork !

    Lacan avouait ne rien comprendre à Finnegans Wake, mais nous faisait entendre que malgré tout « ça se lit ». Si nous acceptons de lire sans comprendre, ou plutôt en comprenant après coup (et souvent « à côté », sauf si Joyce confirme l’interprétation); est-ce que parce que quelque chose passe au niveau des affects attachés aux signifiants, un peu comme dans le cas du bouquet de roses pour l’asthmatique de Freud ?

    Ps, ça ressemble à du Duchamp et il y a bien un cakcul d’anticipation. En voici une autre. Le bon moyen pour ne pas payer de timbre était (jusqu’il y a deux ans) de ne pas en mettre sur l’enveloppe, mais de mettre une seconde fois l’adresse du destinataire à la place de l’adresse de l’expéditeur. La poste renvoyait à l’expéditeur sans vérifier!

  5. Avatar de JLM
    JLM

    Pourquoi n’envisageriez-vous pas une structure « en pâte feuilletée « , un peu à la façon d’un texte plié et remplié sur lui même, comme la « transformation du boulanger « . Est-ce parce que les mathématiciens n’auraient pas théorisé le calcul sur plusieurs couches de réseaux, chacune affectant à un même mot un environnement « de potentiel différent » et produisant chacun, avec des temps de réponse différents, des chemins en compétition avec les autres, la première sortie masquant les autres (excusez mon incompétence ce sont des images). Ou bien, avez-vous d’autres raisons ?

    Il me semble qu’aborder votre problématique de cette façon aurait d’entrée de jeu plusieurs avantages.

    D’une part, chaque couche de réseau pourrait rendre compte de données assez évidentes comme les tonalités affectives « d’enfant » de « parent » et d’ »adulte » repérées par l’analyse transactionnelle (Eric Berne). Ces « tonalités » agissent en parallèle et en compétition souvent l’une dominant les deux autres, du moins en apprence, et parfois en synergie dans chaque individu. De même, il semble plus simple d’y accorder d’autres modèles (« moi » « surmoi », formation d’un double bind batésonien etc.) Les personnalités multiples s’y retrouveraient à l’aise.

    Autre avantage non négligeable, nous retrouverions une approche « korzibskienne » des niveaux d’abstraction (je ne pense pas qu’il faille chercher des correspondances anatomiques, mais plutôt dans une forme d’épigenèse liée à l’historicité du sujet).

    Dernier point, l’interaction « entre couches de réseaux permettrait », il me semble, de rendre compte intuitivement de toute sorte de phénomènes « en boucle », par exemple de stratégies de la parole donnant l’impression d’être déjà calculées avant leur sortie…

    Je vous écris ça parce que je ne connais rien aux outils mathématiques que vous utilisez, peut-être peuvent-ils rendre compte, sur un seul et même réseau, des notions évoquées ci-dessus. Mais alors, signalez-le d’entrée de jeu, afin qu’un lecteur naïf dans mon genre ne soit pas, a priori rebuté par une image fausse,simplement parce qu’il imagine, à tort, une trop grande simplicité de votre modèle mathématique.

    Ps. à propos de « jack ter cap « , pourquoi n’envisagez-vous pas la simple condensation, laquelle opère, à partir d’éléments plus gros ?

    Bien à vous, JLM

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