Ode à la mégalomanie

J’ai mentionné dans mon plus récent billet le Palais Hearst sans en dire davantage. C’était une erreur. J’avais également pris des notes à son sujet en 2003 que je sors à votre intention de la naphtaline. Pour que tout cela ne reste pas trop abstrait cependant, j’agrémente mes pensées profondes de photos – prises samedi dernier.

J’avais aperçu la flèche indiquant Hearst Castle en descendant la côte sans qu’il soit très clair à quelle distance de la route exactement se trouve le château en question. Ce que j’en sais est très vague : le magnat de la presse Hearst a servi de modèle à Orson Welles pour le personnage de « Citizen Kane » et Hearst Castle, à « Xanadou », la demeure mégalomane de Kane, le nom de « Xanadou » étant celui du palais mythique de Koubla Khan dans le poème de Coleridge portant son nom :

À Xanadou, où la rivière sacrée Aleph traverse des cavernes
dont l’homme ne peut concevoir la mesure
puis s’écoule dans une mer inconnue du soleil,
Koubla Khan décréta qu’existerait
un dôme de plaisir en forme de palais.

Le peu qu’on en voie dans le film n’encourage guère à aller voir l’original qui apparaît essentiellement comme une préfiguration de Disneyland dans les années trente. Seule ma présence dans la région me fait sauter le pas.

On n’est plus à Big Sur ici et ce n’est pas la montagne plongeant dans l’océan : ce ne sont pas les Alpes mais les ballons d’Alsace, la montée vers le palais n’en est pas moins raide, en lacets sur la quasi-totalité du parcours. Et l’on arrive en haut et l’on vous fait descendre du bus au pied d’escaliers qui semblent s’avancer dans un village, et c’est là qu’a eu lieu pour moi une conversion qui m’a fait dire à Armel, quand je l’ai appelé à Guérande quelques jours plus tard, que cela avait littéralement changé ma vie.

Ce qui en prend pour son grade, c’est d’abord la condescendance que peut avoir un Européen pour tout ce qui est américain. Et dans un deuxième temps, le mépris que l’on a pu concevoir au cours d’une vie pour l’ambition que l’on qualifie de « démesurée ». Ce que j’ai découvert là comme un sentiment qui m’était jusque-là étranger, c’est un respect pour la folie des grandeurs, la révélation des vertus de la mégalomanie.

Parce que rien n’est plus étranger à Disneyland que la folie de William Randolph Hearst. J’étais venu là avec hésitation et prêt à sourire du kitsch qui allait m’être proposé et je me trouvais proprement baisé.

Je ne vais pas vous décrire les différentes bâtisses à la fois modestes et fastueuses, les jardins, les terrasses, les salles qui reproduisent sans erreur – sans improvisation américaine – les chapelles, les salons, les réfectoires d’Oxford et de Cambridge, les bains romains extérieur et intérieur. Vous avez peut-être vu des photos mais je vous assure, ça ne rend pas, il faut aller voir, il faut monter cette colline et admirer d’en haut les constructions étagées au flanc du coteau provençal qui descend tout en courbes jusqu’au Pacifique vaporeux. Et admirer, toute honte bue, le fou et l’incarnation de son ambition.

Le palais Hearst 1

Palais Hearsr 2

Palais Hearst 3

Palais Hearst 4

Palais Hearst 5

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5 réponses à “Ode à la mégalomanie”

  1. Avatar de Karim

    Très juste et très belles photos.
    Ca me fait penser à la fameuse phrase de George Bernard Shaw : « L’homme raisonnable s’adapte au monde, l’homme déraisonnable s’obstine à essayer d’adapter le monde à lui-même, et tout le progrès est dû à l’homme déraisonnable. »
    Cela dit, il faudrait distinguer entre la mégalomanie des artistes, celle des batisseurs d’empire et celle des financiers.
    Entre la mégalomanie des « créateurs » et celle des « spéculateurs »…
    A bientôt

  2. Avatar de JLM
    JLM

    J’enchaîne ici sur « l’exécration du simple » ; c’est tout le problème des « décroissants » – avec lesquels je suis d’ailleurs infiniment plus en sympathie qu’avec le banquier du coin.

    Depuis que je croise leurs sandales (1) dans de salons bio-techno-écolo, jamais les « décroissants » ne m’ont fait miroiter le moindre bout d’une civilisation qui dépasserait le simple ressentiment (2) contre la forme dominante des machines et des « puissants magnifiques ». Je veux dire que les décroissants n’ont même pas produit, ne fut-ce que l’esquisse de ce qui vous en « jetterait autant » que Xanadu, ou le marbre blanc qui couvrait les pyramides. Leur slogan est toujours de penser « autrement » et donc, nous avons eu droit à l’habitat « en brique de culot de bouteilles récup » et le fauteuil design en papier recyclé (3), aux fours à pain solaires, aux micro turbines comme aux communautés solidaires. Tout ça est sincère, mais ne nous voilons pas la face devant l’omniprésence de cette obligation de faire simple et pauvre comme tonalité obligée « de l’autrement » (parfois même il faudra faire un peu cradingue pour faire plus vrai, plus social plus politique). Quand, miracle, la cuisine et le vin bio sont vraiment fins, c’est dans les restos choisis de Nice ou de Lausanne.

    Lorsque le « penser autrement » s’opère par simple inversion du modèle dominant, c’est finalement assez simple pour ce dernier de récupérer les billes.

    Au-delà de mettre tous les êtres humains à l’abri de la misère, la décroissance devait être aussi l’invention d’une autre forme de gaspillage somptuaire. Il aurait fallu séduire, hélas, le groupe social qui en porte l’idée s’en est montré incapable depuis quarante ans ; c’est grave ! Et ne me dites pas qu’ils ont reporté l’invention de la beauté pour le jour qui suivra l’abolition de la misère. Flipo a beau espérer, comme moi, d’autres finalités pour la technique nous n’y sommes pas ! Ce n’était pas une question de financement, la preuve ? Les décroissants n’ont même pas été capables d’inventer de nouveaux systèmes de jouets, notre incurie a laissé toute la place libre aux jeux vidéo. Faut le faire !

    §

    Que s’est-il passé pour en arriver là ?

    Pourtant, il me semble que la science-fiction des années cinquante avait montré le chemin ; je m’attendais à autre chose :
    • les olympiades de physique quantique esthétique,
    • les nouvelles écoles de romans érotiques écrits en logiques multimodales,
    • le célèbre concours de « cathédrale du désert », en rayon laser et sur un hectare minimum (celui de l’Atacama, après la pluie était très réussi)
    • l’explosion de l’art de la parure,
    • l’orfèvrerie mécanique monumentale (impressionnant)
    • …

    Et bien non, nous n’y avons pas eu droit, n’est resté que « l’art de la tourte », et le « kombucha » remède contre le cancer, plus trois camions de bouquin néochamaniques débiles, un idéal paraquaker ! Même les cerfs-volants de Kaboul nous ne les avons pas réinventés ! N’avançons pas l’argument de la contrainte matérielle, c’est justement ce dont nous voulions nous libérer. Je ne parle pas ici de quelques intellectuels de la décroissance, mais du groupe social porteur de la décroissance, lequel ressemble à un madrépore cloné de madame la prof de morale en écru déstructuré et du monsieur dont seule la barbe a quelque chose de sauvage. Faut dire, pour les comprendre tous les deux, qu’ils avaient été trop à l’école et comme les « places à prendre » étaient en nombre limité, la décroissance s’est donc s’est trouvée tout naturellement nourrie du repli de leurs espérances rancies : elle convenait parfaitement à l’aménagement de leur home Ikéa (j’en suis à ma troisième génération de meubles Ikea !).

    §

    Pour quelques « décroissants » avisés, tout espoir n’est cependant pas perdu. Maintenant que les « croissants », propriétaires du pognon bien réel (quoique artificiellement crée ces vingt dernières années), sont en position d’investir dans les technologies de la décroissance soutenable, nous autre décroissants pourront enfin espérer trouver un emploi comme courroies de transmission dans le mouvement général du « serrez-vous la ceinture »! Ce sera un peu comme quand une partie des communistes a vidé ses frustrations en virant au nazisme. Je devrais avoir honte d’écrire ça en public, mais non je n’y arrive pas, curieux ?)

    C’est incroyable ce qu’on peut faire (can I do – Xanadu) avec de l’argent gonflé : transformer les moindres murs du sud de la France (opération « Pierre au soleil ») pour en faire le « bronze cul de l’Europe », investir dans la propriété privée de millions d’hectares en Roumanie, au Brésil. Si t’es « dans tes cailloux » au soleil ou au bord de mer depuis dix générations, t’as qu’à laisser la place et les vendre « tes cailloux » parce qu’ils valent une fortune (4), laquelle « peréquatée ? » par le fisc te contraint à payer l’impôt sur la fortune, alors que t’as pas le sou ! Je me demande comment le modèle monétaire aristotélicien de Jorion va rendre compte de tous les aspects de ce genre de transaction. Ici il me semble que la carte impose sa forme au territoire.

    §

    Je partage certainement avec Jorion l’idée qu’il ne faut pas, avant quelques centaines d’années, remettre « anthropologiquement » en question la propriété privée. Toutefois, si je crois qu’il est absurde d’indemniser les Afro Américains des terres dont leurs ancêtres ont été arrachés, je considère néanmoins que si mon portefeuille se trouve dans la main, de mon voisin ; je le lui réclame ! Je crois que s’il s’agit de revenir à l’orthodoxie monétaire, un préambule s’impose quant au transfert de propriétés résultant des récents dérapages financiers, la constitution d’une nouvelle monnaie ne devrait pas servir à fixer les résultats de la dernière la loterie dans la « boite à oublies ». Le style « baroque financier » des dix dernières années est-il une œuvre d’art ?

    (1) Répondre à un billet classé à la rubrique « art » autorise peut-être une liberté de ton que je ne me permettrais sans doute pas d’adopter ailleurs.

    (2) D’où leur problème de vocabulaire négatif : décroissance frugalité choisie, ce simplicité volontaire, (a) croissance, etc.

    (3) Très marginalement, il y eut parfois de jolies choses inutiles comme des chapelles gothiques en bambous, j’ai aussi vu quelquefois des jeunes filles parées de vêtement fabuleux (merci à Colombe et à Denise).

    (4) Pour les nouveaux riches, il s’agit de trouver le moyen d’occuper les dernières rentes de situations disponibles, d’acquérir son Xanadu bourgeois, avant que le monde ne soit clos ! Dans l’échange monétaire concernant les « Pierres au soleil », les 500.000 – reçus par une famille pauvre ne correspondent en rien aux 500.000 – cédés par une famille riche pour l’acquisition d’un bien de famille !

    PS Hearst construit sa fortune en favorisant une guerre au Mexique afin de mieux vendre ses journaux.

  3. Avatar de Fabrice Flipo
    Fabrice Flipo

    Cher JLM

    Je vois que tu ne proposes rien non plus, c’est bien dommage ! Ne serais-tu critique d’art ?

    La dépense interdite, je crois, est celle qui nous aliène – donc la dépense qui nous rend dépendant d’un pouvoir central envahissant (parce qu’il veut nous protéger des dangers et empoisonnements résultant de nos propres dépenses) ou d’énergies fossiles. Bataille a le tort d’avoir confondu le solaire et le pétrolier, d’ailleurs le regretté Bataille l’avait vu il y a longtemps.

    Je ne saurais donc trop te conseiller de cesser de t’adonner aux dépenses télécommandées, pour te consacrer aux dépenses libératoires ! Physique quantique etc. fort bien, l’inconvénient, et il est de taille, est que ce sont des outils capitalistiques – donc fossiles ! Tout dépend donc de toi : préfères-tu l’illusion de liberté ou la liberté ? La science-fiction ou la science ? La séduction marketing (et les chaînes bien réelles qui en résultent) ou la jubilation d’une bonne promenade dans la nature (renouvelable…) ?

    Bien à toi,

    Fabrice Flipo

  4. Avatar de Fabrice Flipo
    Fabrice Flipo

    NB : c’est bien sûr le regretté Baudrillard qui avait vu les limites de la théorie de Bataille
    http://laquinzaine.wordpress.com/2007/03/11/hommage-de-baudrillard-a-georges-bataille/

  5. Avatar de JLM

    @flipo

    j’avais posté d’un même mouvement deux réponses faites pour se télescoper; la seconde est sur:  » Un nouveau paradigme doit être en prise avec le monde tel qu’il est »

    J’y proposais deux cas concrêts, à titre heuristique.

    à +

    jean-luce

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  1. Mais, bonne nouvelle dans ce monde de brutes : Fitch et Moody’s laissent la note de la France inchangée… 🤑 https://www.tdg.ch/dette-fitch-et-moodys-laissent-inchangees-la-note-souveraine-de-la-france-766745382534

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