L’homme révolté

Je me retrouve tout essoufflé et j’en viens à penser à ma fin prochaine. Je ne sais pas ce qui me sidère davantage : l’incapacité manifestée par la nature d’assurer la pérennité des individus et qui a dû se résoudre au substitut affligeant que constitue la pérennité de l’espèce dans une fuite en avant échevelée où les individus comptent pour peu et sont généralement sacrifiés en masse (voir D’où viennent les petits enfants ? [le point scientifique sur la question]) ou bien le fait que ces individus, dont la finitude résume bien l’imperfection, aient pu dans certains cas, comme celui de notre espèce, être équipés d’une conscience qui leur confère le privilège douteux de saisir l’étendue du ratage au niveau individuel, c’est-à-dire, bien entendu, également personnel, même s’ils peuvent constater un relatif succès au niveau collectif que constitue celui de l’espèce.

Il est tout à fait surprenant qu’il ait fallu vingt-quatre siècles de réflexion philosophique pour que des philosophes (je pense à Kierkegaard, Sartre et, de manière plus explicite encore dans l’oeuvre de Camus) prennent la pleine mesure de la calamité paradoxale du fait que la conscience est attachée à l’individu (que la nature traite comme quantité négligeable), et non à l’espèce (gratifiée elle d’une certaine réussite). Des esprits optimistes décèlent dans les choses telles qu’elles sont la présence d’un dessein intelligent, ce qui en dit long sur la manière dont ils conçoivent l’intelligence. La seule manifestation d’intelligence est en fait celle dont fait preuve notre espèce quand, faute de pouvoir appliquer la solution qui consisterait à attacher la conscience à l’espèce, elle s’efforce d’éliminer la finitude de l’individu grâce à la recherche biochimique et médicale.

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13 réponses à “L’homme révolté”

  1. Avatar de Stilgar
    Stilgar

    Il n’y a aucune preuve définitive que la conscience soit liée au corps plutôt qu’à une éventuelle « âme » individuelle ou collective éternelle… un peu d’espoir donc : que risquez vous d’essayer « d’y croire » 😉

    L’évolution (et je dirais « l’univers »), simple fait du hasard, n’aurait (mais c’est ma « foi ») aucun sens sans un « dessein » qui nous échappe, pauvres mortels.

    PS: moi aussi je suis essouflé, et ça ne s’arrange pas! 😉

  2. Avatar de fnur
    fnur

    Un dessein qui nous échappe par la grâce d’un architecte à qui je ne confierai pas la construction d’une maison vu les résultats décevants depuis quelques siècles et le destin difficile d’un de ses représentants (JC) dont on dit qu’il a existé. Je suis toujours étonné par l’idée d’un concepteur du monde.

  3. Avatar de Stilgar
    Stilgar

    Ce concepteur nous a peut être laissé notre libre arbitre, non ?
    Mais, bon, surtout je ne voudrais pas faire de prosélytisme… je n’en sais pas plus que n’importe qui, sauf peut être que j’ai interviewé assez de personnes ayant fait des NDE pour me poser des questions…

  4. Avatar de Jean-Baptiste

    Les espèces ont elles aussi un début et une fin comme toute chose. Si l’espèce avait une conscience de sa propre existence elle en reviendrai à se poser la même question à une autre échelle et l’individu peut le comprendre aussi. Donc la réussite de l’espèce n’est elle aussi que temporaire et penser le contraire tient plus de la religion que de la science. Cependant cela dédouane l’homme qui pourrait sentir le propre échec de sa vie en se reportant sur une soit disant réussite de l’espèce qui ne fait qu’évoluer et disparaitra elle aussi.

  5. Avatar de Paul Jorion

    @ Jean-Baptiste

    Oui mais la mortalité de l’individu est inscrite dans l’essence de notre espèce (ce n’est pas vrai de certaines espèces végétales par exemple), alors que l’espèce n’est pas mortelle en soi, elle peut disparaître accidentellement – comme l’arbre – mais cela ne fait pas partie de son destin inéluctable.

  6. Avatar de Jean Jégu
    Jean Jégu

    @Paul
    La révolte ne peut être que le fait d’un homme “éveillé” Il y a 2500 ans qu’ à l’Est, des hommes, à l’exemple du Bouddha, cherchent l’Eveil. Vous dire “éveillé” serait dans leur bouche le plus beau des compliments.

    Pour nous accidentaux, les petits enfants étaient tous nés du sperme d’Adam il y a quelques millénaires. Le récit de la science qui les fait naître des grumeaux issus du néant il y a une quinzaine de milliards d’années le remplace de plus en plus. Je ne met pas ces deux récits sur le même plan et j’entend mieux le plus récent. Mais quel est le sens ? Y-a-t-il un sens ?

    L’avant ? L’après ? Est-ce que le temps est davantage qu’un paramètre de la Relativité Générale ? Si ce n’était qu’une illusion résultant de la finitude de nos neurones ? Et si nous étions déjà en éternité ? Nous sommes en tout cas “existant” ; je veux dire que nous sommes là, hors du néant.

    Là avec notre conscience et notre libre arbitre ? Une illusion aussi, dites-vous, Paul, si j’en crois Wikipédia. Vous savez sûrement que le neurologue Axel Khan dit à ce sujet qu’il faut faire “comme si “ le libre-arbitre existait. Ceci ne contredit donc pas votre position mais indirectement la conforte. Je n’ai pas de connaissances objectives à ce sujet mais je suivrais assez bien cette ligne de conduite car tout se tient, tout s’enchaine et nous sommes dedans avec peut-être notre illusion de libre-arbitre.

    Si donc nous prenons conscience de notre finitude, c’est par symétrie avec la prise de conscience d’un au-delà. Je m’abstiens volontairement de mettre une majuscule. Nous savons que l’homme ne s’est extrait que peu à peu de son animalité primitive. Il y a eu, il y a une “hominisation” à l’oeuvre. Les forces invisibles de la nature ont été craintes, personnalisées, amadouées. On ne les voit pas mais elles sont bien réelles et présentes. Nos morts qui nous manquent, que l’on ne voit plus, mais qui nous restent si proches, les ont surement rejoints. Le ciel s’est peuplé de dieux. Bientôt certains ont prétendu qu’il n’y en avait qu’un, le leur. D’ailleurs, ils le connaissent, ils savent ce qu’il veut car il leur a parlé et écrit. Aujourd’hui d’aucuns pensent qu’ils exagèrent ; que c’est grossièrement faux. D’autres que nul n’en sait rien, que tout reste ouvert, que nous ne pouvons le savoir et qu ‘il nous faut seulement vivre, nous couler dans la Vie (là, j’aime la majuscule) que nous avons reçue.

    Je suis loin de votre propos regrettant que la conscience n’émerge que dans l’individu mortel. J’y reviens et vous propose, en m’interrogeant, un point de vue. Un organe n’est pas un individu. Une collection d’organes ne fait pas un individu, mais tout individu n’émergerait-il pas, d’une certaine façon, de l’échange d’informations entre des organes ? De même une société humaine n’est-elle pas bien davantage qu’un rassemblement d’individus. L’échange d’informations qui circulent entre eux ne construirait-il pas comme un être de niveau supérieur. L’ “hominisation” dure depuis de centaines de millénaires. L’ “humanisation” ne fait que commencer. Les traditions orales viennent d’être confortées par l’écriture (trois mille ans seulement !) ; nous venons d’inventer le téléphone, la radio, la télévision, internet. Avec tous ces échanges d’informations, les hommes ne pourraient-ils parvenir à une humanité pacifiée et heureuse ? Cette humanité ne serait elle-même qu’un organe de notre Terre que d’aucuns ont déjà nommée Gaïa. Mais ni Gaïa, ni l’humanité, ni vous, ni moi n’est immortel. Il n’y a que … l’Inconnu Global …. qui le soit, à moins que cet Inconnu Global nous “maintienne”, mais pourquoi le ferait-il ? Nous ne devrions pas nous révolter contre l’Inconnu Global, mais nous y couler, nous couler dans la Vie. C’est pour moi le sens de la plupart des grandes traditions humaines.

    Suis-je trop optimiste ? Nous ne le saurons pas, car en fait je suis plutôt pessimiste à court terme et optimiste seulement à très long terme. Donc, nous, nous serons morts comme des milliards d’hommes avant nous. Encore heureux si nous n’avons pas trop souffert car il y a urgence à “humaniser”.

    Pour revenir sur terre et à ce qui nous a préoccupé, j’ ajoute que, pour l’humanité, les monnaies devraient être des systèmes d’nformation qui gèrent des échanges pacifiés entre individus sous le contrôle de la collectivité de niveau supérieur. Cette conception peut inclure les dons de cette collectivité aux individus. C’est un des réseaux, peut-être le plus important, de ceux qui devraient irriguer les entités sociales formées par les hommes. Nous pourrions enfin mettre fin à la guerre économique pour ne garder qu’une vigilance bienveillante contre toute trace de misère.

  7. Avatar de fnur
    fnur

    Faire semble de croire au libre arbitre ou à autre chose, faire semblant ç’est un peu ce que ce tout le monde semble s’efforcer de faire. Une fonction qui permet de vivre exalté pour les plus doués et à peu près, pour les moins dupes. La vérité me parait plus révolutionnaire que les éveillés, ou plutôt des vérités locales et bien temporaires, la plupart du temps.

    Les monnaies locales dans le sillage de Gorz et d’autres, qu’en pense P Jorion ?

  8. Avatar de Paul Jorion

    L’espoir est cette catégorie qui fit mon désespoir d’ethnologue. J’aurais tant aimé que le savoir empirique soit toujours vrai, et puis je tombais toujours sur un jugement ou l’autre qui était une réelle ânerie. Dans une conversation que j’avais eue en 1984 avec Meyer Fortes, un de nos ancêtres vénérés de la profession anthropologique, et où je lui donnais quelques exemples de telles balivernes, il m’avait regardé avec cet amour de la race humaine qui nous fait aimer la Vie, il m’avait dit : « Mais Paul, ça c’est l’espoir : les hommes ne peuvent pas faire sans l’espoir ! » Lacan, bien sûr, appelait cela « le signifiant majeur du Père Noël » : « Avec le Père Noël cela s’arrange toujours, et je dirai plus, ça s’arrange bien » (Séminaire 1955-1956).

  9. Avatar de fnur
    fnur

    Effectivement, le père Noël n’est pas toujours une ordure, sinon il y perdrait son rôle. D’une autre façon, les bonnes fortunes nous réconcilient avec lui pour un temps nécessaire et nous permettent de repartir pour un tour.
    Le défaut de bonnes fortunes banales nous fait voir, avec un peu d’imagination, quelques plus intenses et rares.
    L’âne suit la carotte et en croque un bout de temps à autre. Ne boudons pas non plus trop notre plaisir.

  10. Avatar de fnur
    fnur

    Alors ?

  11. Avatar de Eric Dannemark

    Bonjour à tous

    C’est amusant de lire « La conscience est attachée à l’individu » comme une calamité naturelle découverte comme calamité par des philosophes récents ; je me plais à me croire un amas de particules et de gènes combinés de manière quasi-insensée pour moi et de n’avoir qu’une conscience très limitée, une capacité de construction – connaissance de moi-même tout aussi limitée et une possibilité très imparfaite de gèrer les amas proches de particules ( parfois je ne fais pas bouger comme je veux ce qui est « partie de mon corps ») et plus encore les amas plus éloignés, même les très proches – amours fusionnelles dans rélle fusion nucléaire – et l’humanité, mes chat chien, plantes;
    ai-je bien conscience du temps qui passe, qui est passé où est ce une construction si ténue que Paul se voit encore en fermant les yeux en culotte courte et se réveille le matin en se demandant ce que petite maman a préparé pour le petit déjeuner. D’où viennent donc toutes ces particules qu’on n’a pas fini de découper et où vont-elles? Il faut bien vivre sans cette certitude, avec l’humilité du petit garçon ou de la petite fille….
    Eric

  12. Avatar de Candide
    Candide

    @ Catherine,

    Ce n’est pas contre votre interprétation que je vais hurler, mais contre la notion même de « faute originelle ».

    Il n’y a pas de « faute originelle ». Il n’y a jamais eu de « faute originelle ». La « faute originelle » est une invention des premiers hiérarques de la religion chrétienne pour terrifier les croyants, déjà trop conscients de leur finitude, et les soumettre à leur pouvoir. La « faute originelle » a de tout temps permis à la religion chrétienne de déclarer coupables et impurs des nouveaux-nés qui n’ont jamais commis le moindre « péché », et donc de leur faire endosser une responsabilité qu’ils n’ont pas dans le seul but d’alimenter son fond de commerce temporel, et ainsi de maintenir le pouvoir et le train de vie du clergé. La « faute originelle » est une monstruosité qui est en contradiction totale avec la quasi-totalité des préceptes fondamentaux de la philosophie à la base du christianisme. C’est même l’un des premiers exemples planétaires du « plus le mensonge est gros, mieux il passe ».

    D’ailleurs, ce type de mensonge n’a pas manqué de donner des idées à nos tyrans actuels : connaissez-vous la version moderne de la « faute originelle » ? Elle s’appelle… la Dette ! Et elle pèse – soi-disant – sur les épaules de chaque enfant qui naît en France (ou dans tout autre pays soumis à la tyrannie de la religion du fric) et elle ne cesse de s’alourdir…

  13. Avatar de Candide
    Candide

    Votre vision/interprétation est très intéressante et elle mérite réfexion. Une réflexion à mûrir lentement, comme une évolution nécessaire pour sortir de ce carcan plus que millénaire.

    Je trouve également très juste votre formule « morale antivitale » : une religion fondée sur le mensonge et sur la culpabilité ne peut donner naissance qu’à des générations de croyants ayant, au mieux, une vision complètement fausse du monde, au pire, des personnalités profondément névrotiques, non seulement en raison de la fausseté même de la doctrine, mais aussi de la réalisation inconsciente et refoulée de la contradiction entre la notion de « faute originelle » et le reste de la philosophie chrétienne.

    Je serai curieux de connaître le sentiment de Paul Jorion sur ce sujet, mais j’ai l’impression glaçante que si l’on met à part – peut-être – certaines religions ou philosophies-religions orientales telles que le boudhisme, et que l’on ne considère que les « grandes » religions du monde, on peut dire que 99,99 % des hommes confondent religion et spiritualité.

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