Gesell (III)

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

L’un d’entre vous m’écrit et il évoque ce qu’il appelle « mon lapsus » et, comme je n’ai pas le souvenir d’avoir commis un lapsus, je l’interroge, et il me dit : « Tu as dit : ‘Ne désespérez pas !’ à propos du fait que le système ne s’écroulerait peut–être pas ». Et je lui explique qu’il s’agit d’un malentendu : « Ne désespérez pas… la raison prévaudra ! »

C’est très différent. Parce que je n’espère pas du tout que le système s’écroule bientôt. Nous n’avons encore rien compris de la manière dont il fonctionne et, du coup, nous n’avons encore rien à proposer à la place. Aussi, s’il devait s’écrouler dans les semaines qui viennent, soyez bien sûr qu’on ira puiser dans la boîte des solutions existantes : fascisme, communisme, dictature militaire ou démocratie agrémentée d’une bonne guerre. Merci, tout ça on a déjà donné et on n’est pas près de vouloir en reprendre !

Mais comme le système pourrait s’écrouler quand même, il faut aller vite. D’où mon « Gesell (III) ». Voici où nous en sommes selon moi.

Les subprimes, ce n’est qu’une toute petite chose mais cela a quand même déclenché la catastrophe. Ce n’est qu’un grain de sable, mais un grain de sable significatif. Une société où il n’y a plus que du crédit finit par s’effondrer parce que c’est une énorme machine de Ponzi qui ne fonctionne que si elle peut continuer de recruter de nouveaux participants et qu’une fois qu’on a embrigadé les pauvres, il n’y a plus personne à recruter après eux.

Pourquoi est-ce que tout devient du crédit ? Parce que la richesse s’est concentrée et que l’argent ayant cessé d’être là où on en a besoin, doit être emprunté.

Comment empêche-t-on la richesse de se concentrer ? Ici, bref résumé de Gesel (II) : 1) on supprime la propriété privée des moyens de production et on établit une dictature de la classe jusqu’ici privée d’accès à la richesse, à savoir le prolétariat – solution Marx, 2) on fige la répartition de la richesse dans son état présent, en l’empêchant de faire des petits par la perception d’intérêts – solution islamique et chrétienne traditionnelle, 3) on redéfinit la monnaie de telle manière que son fonctionnement ordinaire empêchera la richesse de se concentrer – solution Gesell.

Mais tout ça, ce ne sont encore que des solutions « en extériorité » du problème, qui essaient de contrer la concentration de richesse mais sans s’attaquer véritablement à la source du problème. Je fais une analogie grossière . Il faut résoudre le problème du rhume de cerveau. Solution Marx : on coupe la tête. Solution Islam / Christianisme : on donne des anti-histamines, le nez ne coule plus, on se sent aussi mal qu’avant mais au moins les autres ne voient pas que vous êtes enrhumé. Solution Gesell : on redéfinit le rhume comme une manière d’être en bonne santé. Je caricature évidemment, mais pas tant que ça : comment Marx a-t-il pu imaginer qu’une dictature – quelconque – puisse être une forme de solution ?

Ceci dit, il y a une chose que Gesell a lui très bien vu (et Johanness Finckh nous l’a rappelé), c’est que la monnaie joue deux rôles : celui de moyen d’échange – pour lequel elle a été conçue – et celui de réserve de valeur – qui en est une conséquence dérivée. Son rôle de moyen d’échange oblige – si l’on veut qu’il existe une certaine stabilité des prix – à tout ce que l’argent disponible circule en permanence. Or le rôle de réserve de valeur encourage lui à la thésaurisation, ce qui au contraire grippe le système et rend les prix instables. Il faut donc neutraliser la fonction de réserve de valeur de l’argent, ce qui peut se faire en rendant la monnaie « fondante » (qu’elle se déprécie par le simple écoulement du temps), comme le préconise Gesell ou en taxant la thésaurisation, comme le recommande de nos jours Helmut Creutz.

À ça, il y a quand même deux objections à faire. La première, la plus importante à mon avis, c’est que la monnaie fondante, c’est le cauchemar du décroissant. Je ne suis pas partisan de la décroissance, je l’ai déjà dit mais je ne suis pas partisan non plus, dans un monde qui rencontre en ce moment ses limites, de la production à tout crin : d’une monnaie qui exige d’être dépensée, et qui risque du coup d’être dépensée à tout et à n’importe quoi. Si c’est à ça qu’on en est réduit, s’il faut nécessairement « neutraliser » une monnaie quelle qu’elle soit, ma tentation est de dire carrément : « Alors inventons autre chose ! ».

La deuxième objection à Gesell, c’est celle-ci : si le problème est de faire circuler la monnaie et d’empêcher qu’elle ne s’arrête, alors le capitalisme avait déjà trouvé la solution : que les entrepreneurs et les capitalistes ne paient aux salariés qu’un salaire au-dessous de la subsistance et leur permettent d’emprunter la différence. L’argent circulera ! Les salaires seront – faites-moi confiance – entièrement dépensés, tandis que les capitaux seront prêtés et rapporteront de beaux et bien gras intérêts et tournez manège !

Et je crois que c’est là que se situe le problème en réalité – et du coup, le début de la solution. Je sais que la fonction d’échange appartient constitutivement à l’argent : c’est pour ça qu’il fut inventé. Mais je ne sais pas si la fonction de « réserve de valeur » lui est aussi constitutive. Je vois bien que l’argent a cette fonction dans le système capitaliste où l’on a trois classes : capitalistes, entrepreneurs et travailleurs, et où le surplus produit par les travailleurs est, dans un premier temps partagé entre capitalistes et entrepreneurs, qui reçoivent les premiers les intérêts et les seconds le profit et, dans un deuxième temps entre les entrepreneurs et les travailleurs qui se partagent alors le profit, les proportions exactes se décidant selon les rapports de force existant entre ces trois classes.

Ce qui veut dire la chose suivante : il existe une « harmonie préétablie » entre le fait-même de la monnaie et ce que Marx appelle l’« exploitation » : dans le fait que le surplus est généré par les travailleurs mais qu’il n’en reçoivent une part qu’après que les autres se sont servis. Et ici, une petite parenthèse : quand je parle des entrepreneurs, et en général je mets les points sur les « i », je précise bien = dirigeants d’entreprise = patrons, parce que certains d’entre vous m’objectent : « Quoi, l’entrepreneur, c’est le petit gars tout seul, c’est un héros ! », mais ce n’est pas de lui que je parle : je parle des entrepreneurs qui ne travaillent pas, des « inspecteurs des travaux finis », qui se contentent de surveiller le travail des autres, pas de l’« entrepreneur » auquel vous pensez, qui est un travailleur comme les autres, si ce n’est qu’il bénéficie du « luxe » supplémentaire de s’auto-exploiter !

La monnaie et l’exploitation, la spoliation du travailleur de la richesse qu’il crée, vont la main dans la main. « Neutraliser » tel ou tel aspect, ou résoudre le tout par une dictature quelconque – y compris des travailleurs – ce ne sont jamais que des emplâtres sur des jambes de bois.

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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