Rien n’est simple

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Rien n’est simple parce qu’imaginons même que les autorités en place parviennent grâce à une série de coups de pouce diligemment appliqués à restaurer nos systèmes financier et économique dans leur gloire passée, je veux dire à les remettre dans l’état où ils étaient en 2006, qu’on se retrouverait de toute manière à nouveau face à face au gigantesque défi qui est le nôtre à échéance de, disons vingt ans pour avancer un chiffre, à savoir celui d’une humanité confrontée non seulement aux limitations propres à sa planète mais aussi aux dégâts qu’elle lui a occasionnés, dont certains sont irréversibles, peut–être pas à l’échelle géologique mais certainement à celle de l’espèce et a fortiori à celle de la vie humaine. Bien sûr, on pourrait repartir pour un tour, refaisant la même chose qu’avant mais en s’astreignant à le faire cette fois « dans une perspective verte ». Mais ceci est-il seulement envisageable ? Il faudrait au minimum pour y arriver reconfigurer entièrement la manière dont nous calculons le prix des choses, ce qui semble extrêmement difficile à concevoir à moins que l’on ne repense complètement à cette occasion la façon-même dont la monnaie fonctionne au sein de nos sociétés humaines.

Et quand je dis, « la manière dont nous calculons le prix des choses », je n’envisage encore que celle dont nous y intégrerions ce qu’on appelle les « externalités » : la gestion des déchets que nous générons immanquablement quand nous les produisons, le coût de la maintenance et de la remise en état de l’environnement, ainsi que le recyclage des matières premières que nous utilisons mais qui ne sont présentes sur la planète qu’en quantité finie, enfin le coût de l’énergie que nous consommons sous toutes ses formes, coût calculé d’une manière qui inclue sa gestion authentique, l’accent étant mis en particulier sur la nécessité d’une transition des énergies fossiles vers les énergies renouvelables.

Ceci ne touche encore que la composante des prix qu’il est relativement simple de maîtriser. Passons maintenant aux choses plus compliquées. Je pense aux implications de deux problèmes de physique élémentaire qui jouent un rôle ici et dont on parle ordinairement en les couvrant des termes « délocalisation » et « paradis fiscaux » qui font supposer qu’il n’existe aucun rapport entre eux, ce qui n’est pas le cas. Tous les deux sont en effet des illustrations du principe des vases communicants débouchant sur un nivellement par le bas très dommageable. Le principe est le même d’ailleurs que celui que l’on voit à l’œuvre dans la fameuse « Loi de Gresham » qui dit que si deux monnaies métalliques sont en concurrence dans le même environnement, la monnaie de mauvais aloi, celle dont la teneur en métal précieux est la plus faible, chasse l’autre.

Vu la manière dont le surplus, la richesse créée par le travail, se voit normalement partagée dans un système capitaliste, et si les travailleurs ne protestent pas contre cet état de fait, les salaires auront tendance à s’aligner à un niveau précis (chose que David Ricardo avait très bien notée en son temps) : celui de la simple subsistance du travailleur et de sa famille. Le XIXe siècle européen en particulier a expérimenté de manière très instructive sur ce que ce niveau pouvait être très précisément (relisez à ce propos David Copperfield (1850), Les Misérables (1862), etc.). Si les travailleurs se défendent collectivement, ils parviendront à faire décoller leur salaire de ce niveau-plancher. Si les frontières s’ouvrent et que les capitaux peuvent circuler librement, les salaires à l’échelle du globe entier tendront à se réajuster au niveau du salaire de subsistance le plus bas du travailleur le plus démuni au monde (niveau qui peut bien entendu être très bas). Comme ce niveau est inacceptable pour celui qui lui s’est organisé et a obtenu de gagner davantage que le minimum vital, les usines iront rechercher le champion du monde de l’exploitation et iront s’installer dans son pays. On dira alors que « tout le monde y a gagné » puisque d’une part le prix des produits sera le plus bas possible et que d’autre part, comme le salaire du travailleur atteint à la baisse un niveau incompressible – sans quoi lui et sa famille meurent de faim, les capitalistes et les entrepreneurs-patrons maximisent la part du surplus créée par les travailleurs qu’ils se partagent entre eux. Ce miracle de l’« allocation optimale des capitaux », je le classe plus volontiers dans la rubrique « nivellement par le bas ». Comment remédier à cette situation ? La réponse a été donnée en 1848 : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Ce conseil ne porte encore malheureusement que sur un des aspects du problème : il le traite comme s’il s’agissait d’un élément isolé, existant en-dehors de son contexte global.

Deuxième illustration du principe des vases communicants, débouchant ici aussi sur un nivellement par le bas : les paradis fiscaux. Comme le système capitaliste est organisé de telle manière que (comme je viens de le rappeler) capitalistes et entrepreneurs-patrons prélèvent d’abord leur part du surplus créé par les travailleurs avant que ceux-ci n’y aient accès, la richesse se concentre entre leurs mains à un tel point qu’il vient un moment où le système cesse de fonctionner. Pour empêcher cela, les États instaurent un correctif minimal sous la forme d’un système d’impôt progressif. Comme, plus on a d’argent, plus on l’aime, ceux qui en disposent tentent d’échapper à l’impôt et se livrent à la fraude fiscale ou mieux encore, à l’évasion fiscale.

C’est ici qu’intervient le principe des vases communicants : toute fortune est attirée vers l’endroit au monde où elle est la moins taxée. Comme il s’agit d’un principe général, de l’ordre d’une loi physique portant sur les liquides, il n’est pas susceptible d’être contenu : c’est une Hydre de Lerne, coupez l’une de ses têtes et il lui en repousse deux à la place. Il ne resterait que deux pays au monde ayant des systèmes fiscaux différents, que les fortunes du pays le plus taxé tendront toujours à couler vers l’autre.

Je sais, le problème des paradis fiscaux a été résolu l’autre jour à Londres. Il n’en restait que quatre : l’Uruguay, le Costa Rica, les Philippines et la Malaisie, et ils ont cessé de l’être. Personnellement je croyais que c’était Cuba, le Venezuela, la Bolivie, l’Iran, le Corée du Nord et le Népal – comme quoi on ne peut pas tout savoir. Puisqu’il n’en existe plus, à quoi bon se faire encore du souci ?

De toute manière, et c’est pourquoi j’en parle dans l’ensemble très peu, les paradis fiscaux sont une conséquence du fait que les politiques fiscales sont différentes dans les différents pays et, mis à part le fait que les impôts servent à subvenir aux frais des états, le fait qu’elles soient progressives ne constitue lui qu’un palliatif au fait que le fonctionnement global du système capitaliste engendre comme une conséquence de son fonctionnement ordinaire la concentration de la richesse. Il ne s’agit donc avec les paradis fiscaux, comme avec, par exemple, les cartels de la drogue, que de l’un des symptômes d’un disfonctionnement beaucoup plus général.

Ayant évoqué les aspects accessoires du problème global, passons maintenant au plat de résistance : à la principale raison pourquoi rien n’est simple. J’ai évoqué la loi tendancielle des salaires à s’aligner sur le plus bas, le salaire de subsistance. Quand les frontières se sont ouvertes, les emplois industriels et les usines où on les trouve se sont donc déplacés là où les salaires sont les plus faibles. Ceci n’a cependant pas tué les pays où ces emplois existaient : les salariés se sont déplacés vers d’autres activités : les emplois se sont développés dans ce qu’on appelle le secteur tertiaire, celui des services, entre autres des services financiers. Ce sont là des emplois où dans bien des cas l’informatique a permis des gains de productivité considérables. Nous avons assisté à la disparition des dactylos dans les administrations : avec le traitement de texte chacun est devenu capable d’écrire son propre courrier. Cette productivité sans cesse croissante fait qu’un travailleur individuel crée de plus en plus de richesse, sans pourtant l’observer puisque son salaire est essentiellement resté le même et ceci pour la raison déjà indiquée : parce que le surplus est partagé avant même qu’il ait droit au chapitre, en intérêts qui vont aux investisseurs ( = capitalistes) et profit qui va aux entrepreneurs ( = dirigeants d’entreprises) à charge pour ces derniers de partager ce profit avec les salariés ( = travailleurs), selon le rapport de force existant entre eux.

Le fait que les travailleurs n’obtiennent leurs salaires que comme reste, une fois que capitalistes et patrons se sont servis, explique pourquoi leur productivité croissante ne débouche ni sur une diminution du nombre de leurs heures de travail, ni sur une diminution du nombre de ceux qui ont à travailler. La seule chose que cette productivité croissante engendre, c’est une accélération du retour des crises de surproduction. Et s’il faut toujours produire davantage, c’est parce que capitalistes et patrons en tirent bénéfice, et ceci, quel que soit l’état de délabrement dans lequel la planète finit par se retrouver à la suite de ça.

Voilà pourquoi rien n’est simple : parce qu’on est toujours ramené au même fait, que l’on parle de délocalisation, de sauvegarde de ce qui peut encore l’être sur notre planète, de paradis fiscaux ou de l’augmentation de la productivité qu’autorise le développement technologique : au fait que les travailleurs, ceux qui produisent la richesse, ne sont conviés à la table du banquet qu’une fois qu’elle a été desservie.

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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