Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Certains d’entre vous qui ne consultent qu’occasionnellement Le Blog de Paul Jorion sont certainement déçus de voir qu’il n’y est pas question de ce qui fait aujourd’hui la une des journaux que lisent la grande majorité de mes lecteurs : les élections régionales en France. Quand je dis : « la grande majorité de mes lecteurs », c’est que, sur les trente derniers jours, 81 % d’entre vous êtes Français.
Bien sûr, je suis Belge résidant en France et, me viendrait-il l’envie de voter à ces élections régionales françaises, je n’en aurais pas le droit. Mais de là ne vient pas l’opinion que j’ai d’elles.
De manière générale, on ne trouve pas sur mon blog d’appels à l’action. Certains s’en plaignent, et je leur ai répondu dans deux billets récents : « N’est-il pas temps alors de s’engager ? » et Le duc d’Aiguillon, le vicomte de Noailles, le vicomte de Beauharnais et le duc du Châtelet. La raison n’est pas que je m’oppose à l’action, autrement dit que je lui préfère la contemplation, mais mon blog ne me paraît pas l’endroit d’où en parler : un blog est à mes yeux, un lieu de réflexion et, de ce point de vue, il me semble pleinement assumer sa fonction, car il a produit durant ses trois ans d’existence, sinon un corpus cohérent de mesures à prendre, tout au moins ce qui me semble un diagnostic très complet de la situation présente, que je caractérise depuis l’automne 2008 comme étant la fin et la sortie du capitalisme.
Pourquoi l’automne 2008 ? Parce que c’est à ce moment-là, dans les mesures prises aux États-Unis pour contenir l’hémorragie consécutive à la chute de Lehman Brothers, qu’on a pu constater que, faute de mesures susceptibles de sauver le système économique et financier en perdition, celles qui étaient prises – par leur inconséquence et leur inanité – ne pouvaient à terme qu’encore aggraver le mal.
Aggraver le mal, parce que les créances privées devenues trop lourdes et ayant précipité un effondrement de la finance d’abord et de l’économie ensuite, avaient été – selon une formule jusque-là classique – prises en charge par les États et que, pour la première fois dans l’histoire, cette charge était d’un montant tel qu’elle entraînait cette fois les États, à la suite du secteur privé, droit dans l’abîme. C’est cette situation inédite que j’ai décrite dans La sortie du capitalisme, un article paru l’automne dernier dans la revue Le Débat. Les discussions actuelles autour de la dette publique de la Grèce et d’autres pays comme la Grande-Bretagne, ne parlent de rien d’autre que de cette charge désormais trop lourde et de la chute dans l’abîme désormais amorcée.
Or, de cette sortie du capitalisme, qui est l’époque que nous vivons à présent et qui est au centre de toutes nos préoccupations, les partis qui briguent les suffrages des électeurs français aux élections régionales, n’en parlent pas.
Si vous êtes familier du Blog de Paul Jorion, vous avez pu constater que les opinions qui s’y expriment – aussi bien au niveau des commentaires que des chroniques – représentent ce qu’on appelle en France, la gauche et la droite « civilisées ». Il n’est pas surprenant du coup que les politiques à qui j’ai personnellement l’occasion de parler représentent le même éventail. J’évoque avec eux la période que nous traversons et je leur pose la question : « Pourquoi les partis n’en parlent-ils pas ? » Et la réponse est celle-ci – et je ne trahis personne en la révélant, parce qu’elle est la même, quelle que soit l’affiliation partisane : « Parce que les partis s’adressent l’un à l’autre d’une manière qui leur est devenue classique et qu’ils sont devenus incapables, par une longue habitude, de tenir un autre langage ». Mes interlocuteurs sont quant à eux conscients de la particularité de la période historique que nous traversons et des risques de débordement qui se profilent à l’horizon en raison d’un mécontentement qui ne pourra aller que croissant, mais ils ne voient pas comment, dans la chasse aux suffrages à laquelle se livrent les partis, ces sujets pourraient même être évoqués.
On a pris l’habitude d’appeler « pêcheurs à la ligne », ceux qui en France s’abstiennent de voter. Ils considèrent que les choses ne vont pas suffisamment mal qu’il faille rompre la paix d’un dimanche pour se rendre dans l’isoloir. Les 53 % d’abstentionnistes et les 4 % de votes blancs de dimanche dernier, ne sont pas cependant tous des pêcheurs à la ligne : les lacs et les cours d’eau français ne pourraient y suffire. Les pêcheurs à la ligne sont ceux qui ne sont pas spécialement inquiets, et le paradoxe de la situation présente me semble être – et il est crucial que les politiques en prennent conscience sans tarder davantage – qu’il n’y a plus en France que les pêcheurs à la ligne pour aller voter.
Pendant ce temps-là, l’époque elle n’attend pas, et le débat se poursuit et se poursuivra ici à propos des deux mondes : celui qui s’enfonce et s’efface d’une part et celui en train de naître d’autre part, au même niveau de sérieux et d’excellence que vous me permettez jour après jour d’atteindre ici.
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205 réponses à “Où sont les pêcheurs à la ligne ?”