Billet invité.
L’esprit du capitalisme d’après le roman l’œuvre de Max Weber
« L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme »
En cherchant « Dieu Goldman Sachs » sur le net, vous ne pourrez manquer cet article du site néolibéral Objectif Liberté qui débute ainsi : « Lloyd Blankfein, dirigeant de la banque Goldman Sachs, que la modestie n’étouffe pas, a affirmé dans une interview qu’il accomplissait le travail de Dieu. Je ne suis pas spécialement théologien, mais il me semble que Dieu n’aurait pas confié ses bonnes œuvres à un …euh, enfin, un… ah, oui, un présumé innocent de la trempe de M. Blankfein. » En pleine crise financière et économique mondiale, l’on ne s’étonnera pas qu’une telle déclaration soit tournée en dérision, mais l’on aurait grand tort de ne pas la prendre au sérieux. Non pas que Goldman Sachs serait vraiment la main de Dieu sur Terre, mais elle est hautement représentative de « l’esprit du capitalisme » tel que Max Weber le décrit, et, aussi surprenant que cela puisse paraître, Dieu est vraiment derrière tout ça ! Mais que l’on se rassure, il n’y est pas venu tout seul : des hommes l’y ont mis, probablement « à l’insu de son plein gré », et, depuis lors, personne ne l’a délogé.
Tout commence au XVIème siècle lorsqu’un certain Martin Luther, moine et théologien de son état, fort inquiet pour son salut, entreprend une révision déchirante des doctrines religieuses. Pour l’Église et ses fidèles, qui croient en l’existence réelle du paradis et de l’enfer, – et de cette espèce de « check point » interminable qu’est le purgatoire -, la question du salut est fondamentale. L’Église y répond par le sacrement de confession qui permet la rémission des péchés, et les « indulgences » que les fidèles peuvent acquérir par des actes de piété ou en les achetant. Mais aucun de ces procédés ne trouve grâce aux yeux de Luther, et surtout pas le trafic des indulgences qui substituent l’argent à la piété. Aussi, en 1517, il condamne celle qu’émet Léon X pour la construction de la basilique Saint-Pierre, et publie ses « 95 thèses » qui vont connaître, grâce à l’imprimerie, un succès foudroyant.
Du luthéranisme, Weber retient surtout l’élément qui jouera un rôle-clef dans l’histoire du capitalisme : la conception de la besogne profane qui n’avait jamais pris de valeur particulière, sinon négative. Pour les catholiques, elle résulte de la condamnation divine pour le péché originel, « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », et constitue une cause de souffrance dépourvue de valeur morale ou religieuse. On ne peut s’en défaire qu’à condition de se rapprocher de Dieu, en particulier dans la vie monastique, mais Luther récuse ce moyen, au même titre que tous les autres, car, selon ses principes, il n’y a pas d’œuvre par laquelle on puisse mériter le salut. Clef de voûte de tout le protestantisme : la foi seule suffit, à tout le moins au regard de Dieu 1, car le principe de réalité exige qu’un chrétien puisse se justifier visiblement d’une vie de chrétien, c’est-à-dire qu’il se distingue concrètement du mécréant. Luther fut donc amené à voir dans la situation de chacun, en particulier sa profession, une place assignée par la Providence, un don de Dieu. Ainsi, sans moyen spécifique, en considérant la seule situation matérielle dans laquelle chacun se trouve, un bon chrétien peut plaire à Dieu en mettant toute son ardeur et sa persévérance dans l’accomplissement des besognes qui lui échoient 2. Ce dont Weber parle en ces termes : « L’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu n’est pas de dépasser la morale de la vie séculière par l’ascèse monastique, mais exclusivement d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société [Lebensstellung], devoirs qui deviennent ainsi sa « vocation » [Beruf]. » Non seulement l’ascèse, la mortification, la contemplation, tous ces moyens jugés hautement spirituels n’ont plus aucune valeur, (et soustraient l’homme aux devoirs de ce monde), mais la pire des trivialités de l’époque, la besogne profane, punition collective depuis Adam et Ève, se voit dotée d’une valeur religieuse, et le chrétien sommé d’en faire sa « vocation » ! Notons que le travail lui-même et son résultat trouvent naturellement leur place dans le « dessein de Dieu » à condition d’être licites, donc qu’ils plaisent « automatiquement » au Créateur. Luther prêche ainsi pour un universalisme social, – intolérable dans une société de castes -, mais aussi pour un universalisme des tâches qui n’établit pas de distinguo entre tradition et innovation.
Cette conception du statut et du devoir a disparu sans disparaître : elle s’est si profondément incrustée dans les esprits, y compris catholiques, que nous ne la voyons plus, sauf accident notoire comme celui évoqué en préambule de ce texte. Le cordon ombilical a été coupé, mais les valeurs morales qu’il convient, selon Luther, de consacrer à la besogne, se retrouvent à l’identique dans celles qu’on exige aujourd’hui des salariés : persévérance, effort, abnégation… Les différences sont dans le contexte : un, le souci du salut a fait place au mérite, gage le plus sûr de gagner de l’argent sans indulgence aucune ; deux, la transcendance divine a cédé devant un « réalisme » qui ne rencontre aucune résistance ; trois, le gardien du temple n’est plus le clergé mais les médias « main stream ». Enfin, quatre, les hérétiques ne sont plus désignés comme tels mais persécutés comme tels.
Cependant, l’esprit du capitalisme ne doit rien à cette éthique du labeur, affirme Weber, car Luther est resté traditionaliste sur le plan économique, à cause de sa : « croyance toujours plus intense en la divine Providence, cette croyance qui identifie l’obéissance inconditionnée à Dieu et la soumission inconditionnée à la situation donnée ». Comprendre : les conceptions luthériennes n’impliquent aucune idée économique, rien qui puisse faire déchoir l’Esprit dans les comptes d’apothicaire, ou justifier des changements dans l’organisation du travail et l’état du monde en général. Luther sacralise la besogne et en fait le lieu, au sein de la condition humaine, où le chrétien peut et doit exprimer son obéissance, voire son union avec Dieu, le tout dans une perspective mystique. Et Weber de conclure : « Luther a radicalement échoué dans l’établissement d’un lien nouveau ou, pour le moins, d’un lien reposant sur des principes fondamentaux, entre occupations professionnelles et principes religieux. » Pas de principe nouveau, certes, mais un lien pour le moins inattendu entre l’Éternel et l’éternelle besogne ! « Identifier l’obéissance inconditionnée à Dieu et la soumission inconditionnée à la situation donnée » revient à sanctifier l’ordre socio-économique, ce qui place le protestant aux antipodes du catholique dont le credo commence ainsi : « Je crois à l’Église, une, sainte, catholique et apostolique. » Sachant qu’en principe on obéit d’abord à Dieu puis à ses saints, je vous laisse apprécier le grand écart…
Dans le catholicisme, le sacré est encore nettement séparé du profane : il y a des personnes, (les prêtres), des lieux, (les églises), des choses, (les objets du culte), et des moments, (les cérémonies), qui lui sont voués 3. Cette partition antédiluvienne aux frontières codifiées empêche que le sacré, extrêmement contagieux, envahisse la vie profane. Elle empêche aussi que la réalité-même du sacré ne s’évapore, c’est pourquoi il doit rester localisé et reconnaissable. Dans le protestantisme, la religion se superpose à la vie profane, l’immémoriale partition vole en éclats, et chaque fidèle est « prophète, prêtre et roi » selon le principe du sacerdoce universel qui renoue avec la tradition des premiers chrétiens.
En contestant avec succès les traditions religieuses, Luther a frayé le chemin à la contestation de toutes les autres, en particulier celles des modes de vie et leur dimension économique. C’est pourquoi le capitalisme moderne lui doit une fière chandelle : il lui a fourni les premières pierres, le Beruf, l’insoumission et la liberté de conscience ; des instruments cruciaux pour mettre en pratique l’innovation économique. Et lorsque Calvin et les puritains feront exploser le cadre étroit du Beruf pour l’appliquer à tous les aspects de la vie, publique et privée, ce sera du pain béni pour les ancêtres du capitaliste moderne. Leurs idées préexistaient peut-être aux nouvelles théologies, mais ils n’auraient jamais pu les appliquer sans Luther et Calvin, ces « anges du Progrès terrassant les démons de la Tradition ».
L’antithèse, qui prétend que « Weber inverse complètement l’histoire », est absurde pour au moins deux raisons. La première est que l’on voit mal des théologiens s’inspirer de l’économie. A l’inverse, que des interprétations doctrinales soient marquées de présupposés exogènes et antérieurs, certes, on ne s’en étonnera pas, mais il faut bien pour cela que la doctrine soit admise avant ses interprétations. Seconde raison : il ne suffisait pas d’avoir un « esprit capitaliste » novateur pour pouvoir le mettre en pratique, il fallait d’abord vaincre les résistances de la tradition avec des moyens appropriés. Or, quand on sait que cette tradition faisait du labeur une fatalité comme la croix du Christ, et que l’ordre social se justifiait de valeurs spirituelles, on peut sérieusement douter que de nouvelles idées économiques eussent constitué un moyen approprié. Non, il fallait d’abord saper les bases de la tradition, donc la contester au niveau religieux, mais aussi, et surtout, la diaboliser, (à l’instar des premiers chrétiens envers les traditions juives et païennes), ce que n’aurait jamais pu faire une théorie capitaliste, faute de pouvoir attribuer une existence au démon. L’antériorité de l’esprit capitaliste est fort probable, car elle expliquerait le bon accueil réservé au protestantisme dans certaines régions, mais il n’aurait jamais pu sortir seul de ses limbes. Le protestantisme lui a offert un cadre conceptuel et moral strictement nécessaire : des théologies qui, aussi mal interprétées qu’elles aient pu l’être, (et tout dépend aux yeux de qui !), n’en avait pas moins été concoctées dans les trois marmites du futur capitalisme : l’utilitarisme, le rationalisme et l’individualisme.
1 Lu sur le net : « L’être humain est sauvé gratuitement par la foi personnelle en Jésus-Christ. La Bible déclare : « C’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi; cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est point par les œuvres. » (Épître aux Éphésiens 2.8-9). Donc le salut est gratuit. Il ne s’obtient ni par des bonnes œuvres, ni par de l’argent, ni par des messes, ni par des prières pour les morts. » Note : la partie de la théologie qui s’occupe du salut est la « justification ».
2 Citation biblique utilisée par Luther : « Sois attaché à ta besogne et mets-y ta joie et vieillis dans ton travail. », s’oppose au travail a minima, selon les nécessités du moment.
3 Cf. Les Formes élémentaires de la vie religieuse dont je recommande la lecture, aussi agréable au palais que Proust.
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