Billet invité.
«… les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines » La Boétie, Discours de la Servitude volontaire
Chaque forme d’organisation économique ouvre ou ferme à différentes gammes de sentiments. Quelle forme de joie nous fera collaborer ?
Peter Sloterdijk relève que le mot « colère » inaugure la première phase de la tradition européenne (1) – « La colère d’Achille, de ce fils de Pélée, chante-la-nous, Déesse… ». Les souffrances engendrées par l’effondrement du capitalisme produiront-elles l’écœurement comme condition d’un redressement salutaire, ou bien le dégoût cédera-t-il le pas aux colères vengeresses fondées sur le ressentiment des injustices passées ? Fût-elle cette colère, comme le souligne Sloterdijk, « enjolivée pour prendre les accents de la rédemption du monde, du messianisme social ou du messianisme démocratique ». Observons sur ce blog, que les passions « reconstituantes » bouillonnent déjà, alimentées d’assez d’amertume pour revenir piller ce qui fut jadis enlevé. Crac, chacun y ira de son couplet, videra son ressentiment en promulguant la Loi. Quel pied !
Martine Mounier résume parfaitement l’enjeu de l’entreprise de balisage constitutionnel de l’économie proposé par Pierre Sarton du Jonchay, « Zebu » et Cédric Mas : l’ontologie de la valeur par le prix comme rapport de force – appelle à « maximiser le dialogue comme vérité des rapports et des enjeux ». C’est sans doute la seule voie démocratique pour éviter la terreur. Sur cette base, Cédric Mas teste une Déclaration des Règles économiques fondamentales, projet, toujours risqué, d’une économie juste. Cette approche raisonnée nous sauve des aléas que générerait un rassemblement de passions portées par des braillards voulant être applaudis par une « Constituante ». Pourtant, la Raison constituante serait incomplète si elle ne rendait pas compte des affects qui la portent. Sommes-nous démocrates dans le ventre comme nous le serions dans la tête ? L’usage du dialogue comme explicitation du rapport de force ne va pas sans pathos. Ne faut-il pas, comme le rappelle Jorion, faire la différence entre l’intellect du citoyen et les sentiments qui l’animent ? Le temps se couvre, peut être aurions-nous intérêt à devancer les trajectoires de nos affects pour poser nous-mêmes quelques paratonnerres, ou deviner ceux qui manœuvrent dans de nouveaux champs de captation de la « bonne gouvernance ». La frugalité consentie – déjà si consensuelle – ne pourrait-elle renouveler la domination de quelques-uns ? Ne pourrait-elle puiser ses forces dans le renoncement de tous à l’exultation, dans le partage fraternel de la contrition coupable ou mieux, dans une forme d’océanité qu’une pointe d’humilité vengeresse tournerait sitôt en « new-âge saint-sulpicien ». Discutons de l’économie, à commencer par les joies que nous en attendons. Par exemple, le point 1 du projet de proposition de Mas n’enrôle-t-il pas nos bons sentiments autour du « bien-être de la petite famille » et ne capte-t-il pas nos affects par la séparation d’entre les faibles, les mandataires et les déviants (point 9).
Frédéric Lordon (2), l’un des rares à avoir prédit l’orage, aborde le paysage passionnel du capitalisme et, reprenant le paradigme de la servitude volontaire, en dessine la géométrie, l’applique et perce « le mystère » de l’enrôlement au service de l’entreprise d’un patron. Lordon emprunte à Spinoza ses lentilles et construit la lunette qui lui permet de relire l’éphitumè (agencements de désirs) capitaliste. À l’heure où la couleur des cases risque de changer, ce n’est pas une mauvaise idée de revisiter la question de la domination en compagnie de La Boétie. L’effet est surprenant, Lordon maîtrise parfaitement la mise au point de l’instrument, mais curieusement n’observe que par un bout. Par de nombreux et passionnants détours, il nous offre à voir, en fin de course, qu’une organisation économique particulière sélectionne la gamme d’affects sur laquelle elle puise les forces qui la maintiennent. Ce que Lordon ne regarde pas est également éclairant ! Alors que La Boétie désigne la corruption comme « ressort secret de la domination », Lordon ne voit pas le pivot de la balistique qui propulsera le Discours au travers des siècles. Pour rappel, voici le paragraphe central par le moyen duquel La Boétie opère son étonnant renversement de perspective :
« J’en arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. … Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de fantassins… Il en a toujours été ainsi : cinq ou six ont eu l’oreille du tyran et s’en sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. Ces six en ont sous eux six cents, qu’ils corrompent autant qu’ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu’ils élèvent en dignité. » (A)
Pour répondre à la question « quelqu’un a envie de faire quelque chose qui nécessite d’être plusieurs », comment ça marche ? Capitalisme, désir et servitude, analyse la captation des passions par l’ordre économique sur deux cents pages, mais curieusement « corruption » n’apparaît sur aucune, le thème n’est tout simplement pas traité! Faire ainsi l’impasse sur « maquereaux-rapines-cruauté-plaisir- volupté » pour la genèse de l’épithumogénie jusqu’à son stade néolibéral, voici un acte manqué qui sonne comme une parfaite réussite. Pour La Boétie, la vérité ne consiste pas simplement à dire « nous aimons notre asservissement, mais bien plus fort, il nous force à changer de regard sur nous à la façon dont Jorion inverse la perspective commune et nous fait penser « …ce sont les choses qui « captivent », qui capturent les hommes, » et nous pourrions dire d’une personne que « c’est l’ensemble des choses qui ont pu capturer son nom. » (3), de même, après Lordon, la voie est ouverte pour penser que se sont nos systèmes d’affect qui se choisissent la forme d’économie qui leur convient (écoutons les bruits de nos boyaux) et observons le mouvement du texte de la Servitude. La Boétie commence par nous mettre « tous dans le coup », il compte par 6 X 600 X 6000 (comme à son époque, l’opération est encore compliquée, il précise l’ordre de grandeur final « des millions », soit ici 21.600.000, – l’ordre de grandeur de la population de la France à son époque- . Ce décompte génère l’image de la chaîne de soumission en ordre strict descendant, et à laquelle depuis nous nous accrochons, Lordon (p. 4.1) confirme « c’est donc une structure hiérarchique de la servitude que donne à voir La Boétie » et prend pour principe de son intangibilité que chacun s’efforce de garder les avantages de sa position.
La Boétie ne s’arrête pas là, il rompt la stricte transitivité de la chaîne de domination descendante, en superposant une relation de domination montante sur l’un des maillons ! C’est le second maillon qui dirige le premier, « les six du dessous » utilisent le Tyran à leurs désirs. Les formes des relations sont données, dès lors, La Boétie laisse le lecteur déduire de lui-même les propriétés de l’ensemble, il le laisse libre de transposer, à la chaîne tout entière, l’exemple qu’il a donné de dépendance montante ; au lecteur d’annuler tout ce qu’il croit. Ce point du texte est métastable et la bifurcation inévitable, car si de lui-même, le lecteur n’applique la transitivité de la soumission montante sur toute la longueur de la chaîne, alors il s’oblige à lire que ce sont six sales types qui sont responsables de tout ! Avec La Boétie, sans même vous en rendre compte, vous choisissez de lire, ou de relire, selon votre état d’âme, vous choisissez d’en rester, ou non, au stade pour lequel le désir maître est de se faire chacun par rapport aux supérieurs comme aux inférieurs « maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines ».
« Renverser la perspective » aide à mettre en doute les méthodes avec lesquelles nous envisageons la construction du monde à venir, lorsque nous risquons de les justifier à partir d’une vision, peut-être fausse, de nous même. Aussi, chacun lit selon « son » La Boétie. Il est en effet, de bon ton, à gauche comme à droite, de souligner l’oxymore, comme de déplorer la faiblesse de l’argument de la servitude volontaire, puis de sourire poliment à la naïveté d’un La Boétie racontant que « le peuple prendrait l’habitude de servir si niaisement à cause de vains plaisirs qui l’éblouissent ». Mais non, Camarade ! Ce n’est pas « seulement cinq ou six », comme le croit La Boétie, mais bien, Camarades, les forces de l’ordre et de la répression qui nous tapent dessus, (« taper dessus », ça c’est sur !). Par contre, La Boétie le dit tout sec, nous restons soumis parce que nous sommes animés des mêmes passions mauvaises dont nous chargeons le tyran, ses sbires, et le concierge, de nous en redistribuer les petits bénéfices. L’avouer, à droite, serait perdre la face, tandis qu’à gauche, allez donc enrôler des maquereaux ! Quant aux « nanars », souvent ils n’y voient goutte, – le peuple s’asservit lui même par sa docilité- et ne retiennent de La Boétie que le mode d’action à la Cantona « si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien ». Reste « nos bons sociologues », qui se satisfont, comme d’une vertu dormitive, de dire que le peuple « introjecte les valeurs des dominants », s’octroyant ainsi et au passage la position d’en pouvoir absoudre la « fausse conscience ».
Les renversements de perspective prennent des siècles, il nous revient de poser ouvertement les choix éthiques et affectifs sur lesquels organiser les lignes de commandement des sociétés complexes. Ne refondons pas l’économie sans prendre garde à la construire comme faux nez de la domination, non pas « par les patrons », mais selon les désirs qui utilisent l’usine pour acheter les petits morceaux de soi dans les choses qui possèdent votre nom (je veux « de la marque » papa, moi aussi j’y ait droit n’est-ce pas ?).
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Pour La Boétie, vu au travers du renversement qu’il suggère, l’Ancien Régime construisait sa ligne de commandement sur une gamme d’affects douteux – protégés par des piques. Avec la bourgeoise, l’argent voit son rôle renforcé. Lordon rappelle que le capitalisme est une variante de l’art de commander et d’abord, par la peur de crever de faim. Avec la dépossession des outils de travail, la soumission au salariat est la seule issue et, bien au-delà de la justification par la production matérielle, l’argent, que seul le patron peut dispenser, est l’instrument de cette domination. Tel un sésame, l’argent donne accès à toute satisfaction, sans lui point de salut, devons-nous nous étonner qu’il héritât de la charge d’affects crapules par lesquels, s’il faut croire que La Boétie ne fut point sot, régnait l’ancien régime ; l’argent n’a rien changé aux mauvaises habitudes, il est devenu leur instrument. Après deux siècles, s’est reconstituée une aristocratie d’argent possédant et imposant tout sans vergogne, croyons-nous le temps de la corruption dépassé ? Serait-ce alors inutile de se préoccuper de l’épithumogènese de la société qui vient ? Ne vivons-nous pas une succession de phases similaires à l’effondrement de l’empire soviétique, (et pourquoi donc, serions nous plus fins que les Russes). Ne nous retrouverions nous pas, dans quinze ans, autant dominés par le couple mafieux et ex KGB que dans la Fédération de Russie aujourd’hui (6), à la différence près, que l’ex KGB sera remplacé par les transfuges roués et super-entrainés des rouages combinards de la social démocratie (trsercsd). Si je m’amuse de cet acronyme peu lisible, c’est qu’il est, non seulement homomorphe au « sens de l’Etat » dans le cursus tout bêtement carriériste de nos représentants au Conseil Communal comme au Sénat, mais avant tout et qui plus est, tout aussi opaque que notre infinie tolérance aux déviances. Le « nous on sait tout, mais on ne fait rien » de Dutronc signe sans conteste et depuis quarante ans l’entrée en spectacle de notre volonté de consentir à notre servitude.
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Alors point de révolte ? Émerveillement : chaque rotation terrestre s’accompagne d’une formidable onde de mise en marche des corps. Stupéfaction : les mouvements de tous nos corps sont alignés, à chaque lever du soleil, en métro, à pied, en voiture, à cheval et en bensodiazepine, nous convergeons aux désirs du patron. Plus finement vu, la division du travail rend possible l’enrôlement des parcelles dans un projet qui n’est pas leur, la puissance d’agir de chacun est capturée par le désir maître de l’entrepreneur. Le salariat serait donc une forme de capturat des désirs. Le paradoxe de la servitude volontaire serait résolu, aseptisé même, car avec l’approche moderniste, au-delà de la peur, le travail s’enrichit d’affects positifs, les techniques des ressources humaines transposeraient aux travailleurs le modèle de la réalisation de soi « inspiré du patron » en y ajoutant les petits plaisirs de la consommation, quitte pour le capital à en avancer le crédit.
Choisissons donc entre deux visions du monde. La corruption, accompagnée de sa veulerie audiovisuelle à la Berlusconi, n’est ici surévaluée qu’afin de soutenir la presse et alimenter l’amertume des bistros, ou, la corruption est notre affaire à tous. Si vous hésitez devant le risque de vous faire traiter de « populistes tous pourris », voyez les ouvrages de Pierre Lacousme (4) et surtout sondez-vous les reins. Sous un autre angle, Jean de Maillard, dans une analyse aussi prémonitoire et serrée que celle de Jorion , montre a contrario, que sans la corruption, la simple application du droit aurait arrêté non seulement les dérives gigantesques des économies « grises » et « noires », mais aussi l’effroyable succession des dérapages financiers. Plus encore, de Maillard démontre que le détournement de la Loi est devenu fonctionnel, car nécessaire. Nécessaire, car depuis la crise des Savings & Loans, dans les années 70, c’est l’émergence de comportements déviants suivis de leur légalisation qui a permis la correction des embardées successives du système financier, et après chaque rétablissement a relancé les déséquilibres à venir, augmentés d’un degré de crise.
Il y a quelque temps, Paul Jorion rappelait que les crises rendent le fonctionnement normal plus visible. C’est amusant, l’exacerbation des scandales, aujourd’hui, préparerait la « prise des places » par les parangons de la vertu ? Il est vrai que le remboursement de la dette publique exigera le retournement des affects joyeux de la croissance consumériste en sentiment de contrition volontaire. Sur ce point, la lecture de l’épithumé capitaliste serait parfaitement éclairante de son devenir, voici venue l’ère des patrons quakers, tôt levés et si possible issus du rang et se rendant à l’usine en bicyclette.
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Le statut ontologique de la vérité synthétisé par Mounier recueille notre défaillance, loin de devoir être dissimulée, notre habitude des passions crapules redevient une donnée dont la prise en compte est enfin possible :
« Dans ce cadre, nous acceptons le monde comme mouvant et faillible, c’est cela qui est à mon sens tellement intéressant. La défaillance apparaît par conséquent telle une donnée qui loin de devoir être évitée et dissimulée – ce qui est le cas actuellement : la dette en étant le symbole – doit être prise en compte(s) afin de permettre aux accords socioéconomiques de se réaliser dans des conditions optimales de satisfactions pleines et relatives. »
Assurément le mouvement de la vérité se montre en marchant, mais il faut partir d’un bon pied. La solution unanimiste « à la quaker » proposée par Paul, fonctionne parce qu’ils sont tous quakers au départ, il est normal qu’une solution « quaker » émerge. Mais si nous refusons de nous lire dans La Boétie comme passionnément corrompus , nous continuerons de l’être. La relecture de Lordon contribue quelque peu à forclore notre aveuglement, car si Lordon éclaire que le capital vit de nos passions, encore faut-il désigner lesquelles, celles qui justement nous produisent comme masse « informe », tel l’homo sovieticus, celui dont le florilège d’ironie démontre qu’il était parfaitement informé de la corruption générale et conscient de sa lâcheté, avec l’humour comme soupape. Dans la vérité du dialogue, « c’est la faute aux chefs », nous démarre d’un mauvais pied, l’accord se fera entre deux coquins s’arrangeant pour en pendre un troisième : notre morale commune sera d’une autre trempe que celle des quakers, voilà tout !
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1. Peter Sloterdijk, Colère et temps, Libella Maren Sell, 2006, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni.
2. Fréderic Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, La fabrique, 2010
3. Paul Jorion, La transition (V) – C’est quoi moi ?
4. Pierre Lascoumes, Favoritisme et Corruption à la française, petits arrangement avec la probité, Sciencespo, 2010
5. Jean de Maillard, L’arnaque, La finance au-dessus des lois et des règles, Le débat Gallimard 2010
6. « Medvedev – Adresse à la nation, 30 novembre 2010 – repris par Médiapart – « … selon les estimations les plus prudentes : commissions, pots de vin et vols par des officiels pèsent 33 milliards de dollars …».
Et toujours d’actualité : http://h16free.com/2010/04/27/2578-la-discrete-mise-en-place-des-societes-publiques-de-corruption
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94 réponses à “A PROPOS DE FREDERIC LORDON, CAPITALISME, DESIR ET SERVITUDE, MARX ET SPINOZA, par Jean-Luce Morlie”