L’EXPANSION, « Spéculation sur les matières premières : Sarkozy a-t-il raison ? », LE 25 JANVIER 2011

Spéculation sur les matières premières : Sarkozy a-t-il raison ?

Entretien avec Laura Raim

Le président de la République a vivement critiqué une étude de Bruxelles mettant en doute l’impact de la spéculation sur la hausse des prix agricoles. Qu’en est-il vraiment ? L’avis du sociologue et anthropologue Paul Jorion.

« L’étude montrant que la spéculation ne conduit pas à l’augmentation du prix des matières premières au niveau mondial, je recommanderais une date pour la publier, le 1er avril », s’est emporté Nicolas Sarkozy lors d’une conférence de presse lundi. C’est sûr que le rapport de Bruxelles tombe mal alors que le chef d’Etat fait de la lutte contre la spéculation sur les matières premières agricoles l’un de ses chevaux de bataille pour sa présidence du G20. Encore faut-il s’entendre sur la définition de la spéculation et en comprendre les mécanismes. Les explications de Paul Jorion, sociologue et anthropologue.

Comment spécule-t-on sur les produits agricoles ?

La spéculation se déroule sur les marchés « futures » ou à terme, c’est-à-dire où les intervenants fixent un prix aujourd’hui pour une transaction qui interviendra dans quelques mois. A l’origine, cela devait permettre aux négociants de se couvrir contre les variations de prix. Mais aujourd’hui, entre deux tiers et 90% des transactions émanent de spéculateurs. Il faut distinguer deux approches spéculatives : les investisseurs « longs » et les traders opportunistes. Les premiers achètent en général des parts dans des « fonds longs » constitués de « paniers » de matières premières, comprenant en particulier des produits agricoles et misent sur une hausse à long terme des prix, comptant sur des facteurs structurels comme l’accroissement de la demande chinoise. Ces investisseurs peuvent notamment venir sur le marché des matières premières pour se couvrir contre une baisse du dollar. Cette stratégie de long systématique génère une tendance à la hausse des cours.

La deuxième catégorie est celle des traders opportunistes qui entrent et sortent en permanence du marché pour profiter des changements de prix. Ils alternent ainsi positions acheteuses (long) et vendeuses (short) selon que les prix montent ou baissent.

Nicolas Sarkozy a évoqué lundi un opérateur qui avait acheté 15% des stocks mondiaux de cacao…

Oui : Anthony « Chocfinger » Ward ! Là il ne s’agit pas à proprement parler de spéculation mais d’accaparement. Le « négociant », comme on appelle celui qui dispose véritablement du produit ou est capable d’en prendre livraison ne fait pas un pari en achetant ou en vendant des contrats sur le marché à terme mais intervient directement sur le marché physique. S’il y a par exemple un problème climatique qui va peser sur l’offre du cacao, le négociant a intérêt à acheter et stocker un gros volume pour réduire encore plus l’offre et faire monter les prix avant de revendre. Aujourd’hui, certains fonds d’investissements font aussi bien de l’accaparement que de la spéculation. On sait maintenant que la banque d’investissement américaine Bear Stearns par exemple faisait les deux sur le marché de l’argent en 2008.

Un rapport de Bruxelles affirme qu’il n’y pas de lien probant entre l’activité des marchés de produits dérivés et l’augmentation des prix.

En théorie les prix à terme n’ont pas d’impact sur les prix comptant, mais dans la pratique, les prix comptant ou « spot » s’alignent de facto sur les prix à terme : si la spéculation fait monter les prix à terme, cette hausse se répercute immédiatement sur le prix comptant. Ceci s’explique par une croyance dans le fait que les marchés à terme seraient rationnels, omniscients et qu’ils sauraient anticiper ce qui va se passer. Pour caricaturer : si le prix à terme est élevé, cela veut dire que le marché à terme sait qu’il y aura pénurie, et alors le prix comptant monte lui aussi pour refléter cette donne. Or on voit bien que parfois les prix ne reflètent pas du tout l’offre et la demande. Quand en 2008, le pétrole est passé en six mois de 84 à 145 dollars le baril, cela n’avait aucun rapport avec les fondamentaux puisque la récession avait fait chuter la demande.

Les défenseurs de la spéculation arguent qu’elle a le mérite de favoriser la liquidité…

C’est l’éternel argument des partisans de la dérégulation. Et c’est vrai ! Mais quel intérêt si cette liquidité existe à un prix spéculatif qui n’a rien à voir avec l’offre et la demande ? De toute façon, la liquidité accrue offerte par la présence d’un spéculateur sert surtout à un autre spéculateur. S’il y a moins d’acteurs sur le marché, cela prendra effectivement un peu plus de temps pour qu’acheteurs et vendeurs s’accordent sur un prix, et alors ?

Parmi ses pistes de régulation, Sarkozy veut accroître la transparence sur le marché physique et obliger les acheteurs à avancer une plus grosse somme.

Améliorer la transparence c’est bien mais cela n’empêchera pas la spéculation. Exiger des garanties financières plus importantes aurait le mérite de réduire le nombre de gens qui ont les moyens de participer. Les partisans de la libéralisation à outrance soutiendront que c’est antidémocratique, mais ce serait une première étape positive parce que cela découragerait de participer à ces marchés ceux qui ne sont pas d’authentiques « négociants », capables de livrer ou de prendre livraison du produit.

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