Ce texte est un « article presslib’ » (*)
J’ai déjà eu l’occasion de dire à plusieurs reprises que le Blog de Paul Jorion serait le lieu où les débats qui n’ont pas lieu ailleurs ou qui s’interrompent ailleurs, avaient et auraient lieu. J’espère que c’est bien le cas. Cela représente non seulement un travail énorme pour les modérateurs mais aussi d’innombrables cas de conscience : qu’est ce qui est de l’obstruction et qui n’en est pas ? qu’est-ce qui est de l’intoxication et qui n’en est pas ?
Cela me pose aussi une difficulté pratique. Il y a des domaines où je me sens à l’aise parce que j’ai le sentiment que je maîtrise le sujet suffisamment pour en parler en confiance. La finance en est le meilleur exemple, ou l’anthropologie pour ce qui est de sujets que nous abordons plus rarement ici. Il y a d’autres sujets, où je ne suis pas un expert du plus haut niveau mais où j’ai le sentiment que je maîtrise suffisamment le cadre pour parler en confiance des questions générales qui s’y posent. Les mathématiques (qui auront été mon principal gagne-pain durant ma vie professionnelle) ou la physique, en sont de bons exemples. Il y a enfin des domaines où le débat me paraît indispensable mais où, franchement, je ne maîtrise pas le sujet sur le plan technique. Le nucléaire en est un exemple : j’en saisis les enjeux mais je suis incapable de trancher sur tel ou tel point précis, le mieux que je puisse faire (ce qui n’est peut-être déjà pas si mal), c’est de traiter les questions qui se posent à partir de mes connaissances scientifiques globales, ou en tirant parti de mon expertise en mathématiques appliquées – comme quand j’ai recouru à la théorie des probabilités et à la combinatoire pour calculer (à partir de valeurs arbitraires mais plausibles) la probabilité d’un accident nucléaire majeur en fonction du nombre de réacteurs en activité.
Comment puis-je arbitrer un débat sur le nucléaire civil dans le cadre de ce blog en l’absence d’une véritable expertise ? En fonction simplement de la rationalité : en fonction de la validité des raisonnements qui sont tenus et de la qualité des données expérimentales qui sont proposées. Et c’est ici que j’en viens au titre de mon billet.
Depuis le début de la crise qui a éclaté sur le site nucléaire de Fukushima, ou en tout cas aussitôt que nous en avons entendu parler en Europe, j’ai visionné les vidéos produites par Arnold Gundersen sur le site Fairewinds. Il a été mon principal guide jusqu’ici. Je dispose de peu d’éléments pour lui faire confiance : sa notice sur Wikipedia, qui décrit une personne qui a acquis la réputation d’un professionnel fiable dans son domaine, ensuite ce qu’il dit, et finalement, la manière dont il le dit.
On entre ici – j’en suis conscient – dans le subjectif, et je m’avancerai encore davantage dans cette direction en disant que j’ai tendance à me reconnaître en lui dans une certaine mesure, en raison de sa capacité à révéler des horreurs (lui, dans le domaine du nucléaire, moi dans celui de la finance) sans pour autant monter sur ses grands chevaux, faisant montre – il me semble en tout cas – d’une certaine résignation rationnelle devant les manquements qui caractérisent la nature humaine. Si je ne me trompe pas sur la personne qu’il est, je lui adresse mes remerciements car on a besoin de gens comme lui, et le besoin dans ce domaine ne cessera de croître.
Mon seul regret, mais il n’y est personnellement pour rien : que le tableau qu’il brosse de la situation à la centrale nucléaire de Fukushima suggère, sinon que le pire est encore à venir, tout au moins que nous sommes encore très loin d’avoir pris la pleine mesure de l’horreur à laquelle nous sommes confrontés là.
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction numérique en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Traduction de la vidéo (merci à ventilo !) :
Bonjour, je suis Arnie Gundersen de Fairewinds, on est vendredi 13 mai. J’avais pensé utiliser le temps d’aujourd’hui pour résumer ce qui se passe sur le site de Fukushima et dans les alentours immédiats. Mais un résumé rapide serait que, basiquement s’il s’agissait d’un rodéo américain, les chevaux sauvages auraient secoué les cow-boys pendant toute la semaine.
Il y a une réunion le jeudi où le NRC est informé par l’équipe, et je pense que, ce que le staff va leur dire est que la situation est encore instable. Heu, je pense que instable est un euphémisme.
(0:46)
Aujourd’hui au sujet de l’unité 1, TEPCO a annoncé que le coeur du réacteur était découvert, et qu’une quantité significative de combustible a été endommagée, et, je ne pense pas que cela arrive comme une surprise pour chacun de vous, mais c’était une dépêche de presse de TEPCO, et…
Ils ont découvert cela car ils ont été capables de faire entrer des gens dans le confinement (US: containement) pour un très court temps, qui ont pu placer des nouveaux Geiger à l’intérieur. Les nouveaux Geiger ont indiqué qu’il n’y a pas d’eau dans le réacteur et très peu dans le confinement.
Eh bien cela amène la question : où toute cette eau est-elle allée ? Nous avons mis des dizaines de milliers de tonnes d’eau pendant les derniers, pendant les deux derniers mois, maintenant. Et, c’est une indication qu’il y a, qu’il y a des fuites vers l’eau souterraine (US: ground water), dont je vais parler un peu plus tard.
Donc l’unité 1 est sèche et possiblement a fondu au travers du réacteur nucléaire et est maintenant étendue sur le sol du confinement nucléaire, causant des expositions extrêmement hautes pour les gens qui tentent d’y entrer. Les expositions sont 70 R par heure, cela veut dire basiquement que en 4 à 5 heures vous êtes mort. Et ce n’est pas une mort à long terme, c’est une mort rapide, donc c’est une haute, haute exposition aux radiations dans l’unité 1.
Donc il est temps de faire marche arrière et changer les plans pour l’unité 1, et je crois que c’est ce que TEPCO doit faire. Les niveaux de radiations sont simplement trop élevés.
(2:19)
Passons à l’unité 2, il n’y a réellement pas de changement là, elle fuit comme une passoire. De l’eau est versée depuis le sommet, elle ressort par un trou à la base, et le confinement fuit. Donc, vous avez une autre large source d’eau, et il n’y a simplement pas assez de place sur le site pour capturer toute cette eau et heu, il y a évidemment un besoin de la décontaminer (US: cleanse) et… Nous parlons d’une capacité de décontamination au-delà de tout ce qui a été
essayé avant dans le passé. En moyenne, les unités de Fukushima utilisent pas loin d’une centaine de tonnes d’eau par jour, et la déminéralisation est normalement une tonne ou deux par jour. Donc, évidemment il faut qu’il y ait un changement considérable dans le plan pour nettoyer cette eau. Ou sinon elle va être relâchée dans l’eau souterraine, et elle va être relâchée
dans le, dans l’océan.
(3:14)
L’unité 3 est intéressante. Il y a eu des discussions sur internet, à propos de fumée sortant de l’unité 3. Je ne pense pas que cela soit une raison de s’inquiéter. Cela se produit la nuit, et l’air devient plus frais la nuit, et le Pacifique est très froid, et je pense que ce que vous voyez, c’est la vapeur chaude qui sort de l’unité 3, heurtant l’eau froide et produisant une fumée humide réellement épaisse. Elle est radiocactive, sans doute, mais ce n’est pas une indication d’un feu, en tout cas je ne pense pas que ça le soit. C’est à peu près les seules bonnes informations qui proviennent de l’unité 3, heu, comme je l’ai dit avant, la température au sommet du réacteur nucléaire est vraiment haute, mais la pression dans le réacteur est très basse. Ce que cela
signifie c’est que de l’eau ne peut pas exister sous de telles conditions. Il n’y a pas d’eau et il n’y a pas de vapeur à l’intérieur du réacteur de l’unité 3, en se basant sur la température haute des gaz et la pression basse. Eh bien, cela signifie qu’il y a de l’air à l’intérieur, et les réacteurs nucléaires ne sont pas censés être refroidis par air. Donc il y a toujours un réel, sévère
problème pour refroidir le réacteur de l’unité 3. Une explosion d’hydrogène est encore possible dans l’unité 3, à cause de cette large disparité. Une autre chose qui ressort sur l’unité 3 cette semaine était un film qu’ils ont réussi à prendre dans la piscine à combustible. Et, vous vous rappelez que l’unité 3 est celle qui est largement un grand tas de débris à ce point, et les
images de la piscine étaient… terrifiantes. Elles indiquaient réellement que de grands morceaux de béton étaient tombés dans la piscine, de grandes masses de métal étaient dans la piscine, les barres, les barres de contrôle et les casiers de combustibles m’apparaissent déformés. Il y a une indication claire qu’il y a eu une violente explosion dans cette piscine. Je pense que les images confirment ce que je vous avait dit, qu’une sorte de réaction violente,
exothermique s’est produite à l’intérieur de cette piscine. Eh bien, l’autre information que j’ai rencontrée qui soutient cela, est qu’ils ont trouvé de hauts niveaux d’iode 131 dans cette piscine. Maintenant, on est dans cet accident depuis 60 jours, et l’iode 131 devrait être partie. Le fait de trouver de hauts niveaux d’iode 131 dans la piscine de l’unité 3 est une
autre indication qu’il y a eu ce que j’appelerais une criticalité modérée prompte (US: prompt, moderated criticality), heu, et je crois encore que c’est une preuve supplémentaire qui supporte ce que je dis depuis maintenant plusieurs semaines.
(6:00)
Passons à l’unité 4. L’unité 4 penche. Heu, TEPCO reconnaît que l’unité 4 penche. Heu, la structure externe est évidemment compromise par le feu et l’explosion de l’unité 3. Mais elle s’incline au sommet. Et, et ce n’est pas bon. S’il y a une réplique sismique, en résultat du premier tremblement de terre, l’unité 4 pourrait s’effondrer. Heu, TEPCO essaie de façon spectaculaire de consolider ce bâtiment mais c’est, c’est difficile. C’est vraiment difficile. Il y également eu des photos parues de l’intérieur de la piscine de l’unité 4. Et les casiers ont l’air d’avoir conservé leur intégrité. Donc, le plutonium qui a été trouvé à l’extérieur du site, je vais parler de cela un petit peu, le plutonium qui a été trouvé à l’extérieur ne pouvait pas provenir
de l’unité 4. Les casiers sont intacts. Il y a suffisamment de chaleur générée dans l’unité 4 pour brûler le bâtiment, pendant deux jours il y avait un feu. Je ne parierai pas que du plutonium et d’autres isotopes, cesium, strontium, ont été volatilisés. Mais je ne pense pas que l’unité 4 soit une source des grandes quantités du plutonium qui a été trouvé à l’extérieur du site. J’ai
fait quelques calculs cette semaine, et j’ai déterminé que, pour que des morceaux de combustible nucléaire soient trouvés à deux kilomètres, et c’est défini dans le rapport du NRC, ces morceaux devraient avoir été lancés à environ 900 à 1000 miles par heure, à partir de la piscine à combustible, pour parcourir cette distance. Basiquement ce dont j’ai fait l’hypothèse c’est un morceau de combustible à peu près de cette taille (montre un objet de quelques centimètres de long – 7:55) qui est lancé depuis la piscine de combustible nucléaire de l’unité 3 et qui parcourt 2 kilomètres. Et pour que cela se produise, avec la résistance de l’air, il devait démarrer à plus d’un millier de miles par heure. Ce que cela signifie, c’est que, à nouveau, ça confirme ce que j’ai dit tout du long, c’est plus rapide que la vitesse du son. Cela montre qu’il y a eu une détonation dans l’unité 3, et pas une déflagration.
(8:26)
Eh bien, tout ce que cela signifie, heu, le confinement de l’unité 1 fuit, ils ne peuvent pas mettre de l’azote dedans pour maintenir sa, maintenir sa pression. L’unité 2 fuit et remplit des tranchées à l’extérieur du site. L’unité 3 fuit maintenant également et remplit des tranchées à distance du réacteur. Donc, tous les 3 confinements nucléaires fuient.
(8.52)
Maintenant, ici aux Etats-Unis une commission de régulation a dit que c’est impossible pour un confinement nucléaire de fuir. Dans le Advisory Committee on Reactor Safeguards en octobre de l’année dernière, il est dit explicitement qu’ils font l’hypothèse d’une probabilité zéro de fuite du confinement. Bon évidemment c’est faux. Et cela affecte de nombreuses régulations sur l’exploitation des centrales, de même que le nouveau réacteur AP1000 Westinghouse qu’ils essaient de licencier. Je parlerai plus de cela la semaine prochaine.
(9:27)
Finalement je veux parler de ce que cela signifie pour les équipements à l’extérieur du réacteur Fukushima. D’abord parlons de l’eau. Comme je l’ai dit il y a beaucoup d’eau qui rentre, qui n’est pas toute capturée. Les experts ont montré que le, que le site s’est enfoncé d’un, environ d’un pied. Cela indique que le béton doit avoir cassé, que les fondations en béton doivent être en train de casser, et que les radiations doivent aller dans l’eau souterraine. Dans la dernière vidéo j’ai parlé du fait que les radiations sont entrées dans le système des égouts d’une ville locale. Un expert des eaux usées m’a contacté cette semaine et m’a dit que ce n’est pas rare après un tremblement de terre que de l’eau souterraine s’infiltre dans le réseau d’égout. Donc je pense que l’information la plus importante dont nous avons besoin de la part de TEPCO et du gouvernement japonais, et que nous n’avons pas encore obtenue, est quelle est la concentration de radioactivité dans l’eau souterraine.
(10:33)
Et finalement, les radiations dans l’air, il y a une étude qui est sortie cette semaine, à partir d’une combinaison de survols américains et japonais, qui indiquent une contamination à une distance de 50 et 60 kilomètres du réacteur, heu, une école, un collège, où les enfants doivent maintenant porter des masques et des vêtements à manches longues pour protéger leur peau, et dans l’école, dans le parking on gratte le sol, car il est tellement contaminé que si les enfants étaient dehors, ils seraient exposés à des niveaux de concentrations d’adultes travaillant dans le nucléaire. C’est déraisonnable que cette école soit gardée ouverte. Et finalement, tous les réacteurs continuent à émettre des radiations, les confinements ont échoué. Donc cela va en-dessous comme eau, au-dessus comme vapeur, et il n’y pas de plan ni d’idée pour empêcher cela dans l’avenir.
Merci beaucoup, et je reprendrai contact avec vous la semaine prochaine.
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