Billet invité
Solder les dettes pour reconstruire
Le premier Bretton Woods fut convoqué en 1944 pour entériner la proposition négociée entre les États-Unis et la Grande-Bretagne du nouvel ordre monétaire international. Le nouvel empire et l’ancien empire sont alliés dans la guerre. Mais les États-Unis sont créanciers du monde ; ils ont financé tous les vainqueurs. Le problème de la guerre qui va s’achever est le remboursement des dettes.
L’essentiel du stock d’or mondial a été déposé aux États-Unis en garantie des crédits accordés en armements et autres approvisionnements aux belligérants. Il ne sera pas possible de rembourser les États-Unis en or mais exclusivement en exportations de biens et services. Les accords de Bretton Woods entérinent la démonétisation de l’or comme moyen de paiement international. Le dollar comme titre de créance sur le système fédéral étatsunien de réserve devient monnaie de règlement international.
A Bretton Woods, les États-Unis achètent au monde libre la fonction de banque centrale mondiale contre l’annulation ou la restructuration des dettes. Les dettes internationales originellement remboursables en or sont désormais remboursables en dollar. Le principe de la monétisation internationale des dettes est officiellement adopté : la loi financière étatsunienne s’applique au monde entier.
La monétisation en dollar des dettes internationales permet d’économiser du temps pour se consacrer aux urgences : toutes les ressources économiques sont consacrées à la reconstruction plutôt qu’au remboursement des dettes. Les alliés des États-Unis fixent le taux de change de leur monnaie à un niveau qui leur permette d’importer des biens d’investissement puis de réexporter leur valeur ajoutée avec un petit surplus commercial.
La négociation des changes sous l’égide du Fonds Monétaire International (FMI) veille à ce que le prix du travail d’un pays commercialement déficitaire soit abaissé en dessous du prix du travail aux États-Unis ; afin que les emprunts internationaux tendent à se rembourser par des excédents commerciaux. La valeur des monnaies est fondée sur le plein emploi international des ressources de travail.
Basculement dans l’anarchie du crédit
Le système de Bretton Woods s’avère efficace tant que les États-Unis sont créanciers nets du monde. L’ajustement des parités de change par le coût relatif du travail est universellement admis. Il est normal que les salaires des créanciers soient plus élevés que ceux des débiteurs. Dans les années soixante, l’efficacité économique de l’Europe du Nord dépasse celle des États-Unis.
Les États-Unis perdent alors leur légitimité de banquier central mondial fixant les limites du crédit international et les parités de change. Comme les Européens rachètent leur pouvoir d’émission monétaire international en échangeant leurs dollars contre l’or de la Réserve Fédérale des États-Unis, le Président Nixon suspend la convertibilité du dollar en or.
Désormais le prix de l’or devient libre dans toute monnaie. Tout pays a le droit d’émission monétaire internationale. Les Européens tentent de coordonner leurs politiques monétaires afin que leur concurrence internationale ne provoque pas une instabilité des changes et des échanges intra-européens. L’inflation mondiale explose par les déficits commerciaux étatsuniens réglés en dollar.
L’abandon de l’étalon-or est en fait une renonciation à toute régulation internationale du crédit. Les banques centrales nationales ajustent leur émission monétaire en fonction de leur appréciation de la valeur réelle des crédits domestiques. L’émission excessive de monnaie par rapport à la solvabilité réelle des emprunteurs notamment publics provoque une augmentation générale du niveau des prix.
L’accroissement général des réserves de change en dollar favorise l’émission de dettes bancaires en monnaie nationale. Le faible coût de la liquidité incite à des distributions de revenus sur-anticipées sur la production réelle. Les emprunteurs publics ou en position monopolistique dévaluent eux-mêmes leurs dettes par la hausse de leurs prix qui réévalue leurs capacités de remboursement réelles.
L’ajustement de la masse monétaire à la masse des crédits est mesurable à l’intérieur des frontières politiques mais pas à l’extérieur. Dans les échanges internationaux, si les créanciers accumulent trop de dépôts dans une monnaie nationale, les débiteurs sont dévalués par le marché des changes. Mais ce marché est improvisé : il ignore toute règle internationale d’anticipation des parités par la solvabilité des emprunteurs.
Le flottement sans loi de crédit des monnaies les unes par rapport aux autres accorde un avantage financier aux ensembles économiques intégrés. En l’absence de critère rationnel de légalité internationale du crédit, la confiance des créanciers internationaux va aux monnaies adossées aux économies domestiques les plus larges ou les plus dynamiques. Mais la juste proportionnalité entre une masse monétaire nationale et les biens et services mondiaux qu’elle permet d’acheter dans la durée n’est pas mesurable ni vérifiable.
Avènement et chute de la dictature financière internationale
Le privilège des États-Unis de régler ses dettes internationales par l’émission monétaire nationale est disputé par les nouvelles grandes puissances. L’euro est créé à cette fin. Mais la dérégulation des changes et la déréglementation du contrôle public du crédit livre le contrôle de la création monétaire aux opérateurs financiers internationaux privés.
La forte croissance du commerce international stimulée par le crédit non régulé donne au système bancaire international la responsabilité de comptabiliser les dettes internationales. Les banques internationales garantissent la liquidité des crédits internationaux par leurs activités domestiques de crédit et de dépôt. Les positions domestiques donnent accès aux liquidités des banques centrales.
Le fait majeur est la subordination financière des États devenus massivement emprunteurs. La croissance mondiale non régulée du crédit offre une liquidité meilleur marché aux autorités publiques que la négociation budgétaire de la fiscalité. La dette fédérale des États-Unis croît exponentiellement sans rapport avec les engagements fiscaux des contribuables.
Les dettes publiques sont financées sur les marchés internationaux arbitrés par les banques. Les banques centrales émettent de la liquidité sur le réescompte de dettes dont personne ne mesure réellement la solvabilité sous-jacente ; c’est à dire la capacité de l’emprunteur à produire les biens et services réels dont la vente et la fiscalisation remboursera le prix anticipé par le crédit.
La fin du système financier fondé à Bretton Woods intervient symboliquement le 2 aout 2011. Les États-Unis ont reconnu qu’ils n’avaient pas et n’auront jamais les recettes fiscales suffisantes pour réaligner leur dette fédérale avec la croissance réelle des revenus des contribuables étatsuniens. Il faut donc reconnaître une cessation mondiale des paiements sur les dettes.
De la faillite des banques à la faillite des États
S’il n’est procédé à aucun calcul négocié des dettes mondiales non remboursables, le dollar va s’effondrer pour réajuster toutes les créances en dollar à la valeur réelle de la production étatsunienne. La disparition de la confiance dans le dollar obligera les Étatsuniens à régler leurs importations uniquement par des exportations et à obtenir des crédits dans les monnaies dont les échanges sont équilibrés ou excédentaires.
Le renchérissement de l’euro par rapport au dollar mettra l’économie européenne à l’arrêt faute de compétitivité internationale. La perte des réserves de change de la Chine décrédibilisa le gouvernement chinois. Le continent asiatique se décomposera avec l’arrêt de la croissance par les exportations. L’effondrement systémique du crédit international suspend la mondialisation et les pouvoirs politiques nationaux dans le vide de la rationalité économique.
La faillite financière de l’État fédéral étatsunien signifie la disparition de tout étalon de crédit international. Il n’existe plus de critère objectif autre que l’or ou des biens et services réels pour mesurer des dettes et des paiements internationaux. Les prix de l’or, des matières premières et des biens bruts se revalorisent fortement mais ne garantissent pas la reprise économique.
Sans crédit international, il n’y a plus que des économies nationales limitant leurs échanges extérieurs aux seules possibilités du troc. La baisse des dépenses publiques et l’augmentation de la fiscalité sur les revenus du travail anticipe la disparition du capital géré par le système financier international en perdition. La disparition de la garantie des finances publiques va obliger les banques à imputer les impayés sur crédit à leurs actionnaires.
Le prix mondial des actifs financiers toxiques sans valeur est très supérieur au total des fonds propres comptabilisés par le système financier. L’effondrement politique et économique des années trente est en passe de se reproduire pour les mêmes causes : désintégration de la monnaie par l’absence de règles internationales de crédit.
Une base de négociation renouvelée
La différence majeure de la grande crise du XXIème sur la grande crise du XXème est l’intégration financière et la disparition des nationalismes totalitaires. Les guerres ne sont plus nationales mais financières. Les fractures ne sont plus entre les nations mais entre les élites financières et leurs débiteurs. Les premiers mesurent et allouent les ressources et les seconds – salariés et entrepreneurs indépendants – produisent, obéissent et consomment.
L’intégration financière mondiale offre une vision mondialisée des ressources et des besoins humains. Le calcul des prix qui met en équivalence la production avec l’investissement et la consommation est mondialisé. Enfin les techniques juridiques permettant de répartir l’incertitude des prix entre les acteurs les mieux placés pour la calculer et la transformer sont universellement accessibles.
La financiarisation du monde a soumis toute la réalité économique au prélèvement de plus-value sur l’anticipation des prix par un crédit non réglementé. La réalité sous-jacente au crédit est en contrepartie infiniment mieux connue et reconnaissable que par le passé. Si les États de droit cantonnés dans leurs frontières politiques réinvestissent l’espace international, ils restaurent le Droit dans la finance et accèdent à une connaissance commune des besoins et des ressources humaines.
La convocation du second Bretton Woods a les mêmes raisons que la première : solder les dettes du passé pour poursuivre une marche en avant universellement avantageuse. Solder un crédit n’est pas effacer le passé mais réconcilier le prix du droit convenu entre le créancier et le débiteur avec la valeur réelle attendue du futur. La philosophie de Bretton Woods reste la même mais les situations concrètes éclairent les parties d’une compréhension nouvelle de la monnaie entre les nations.
L’avènement d’un monde multipolaire et d’une croissance économique mondiale ne permet plus de réserver le calcul des prix et du crédit qui en découle à quelques experts initiés. Ni des États particuliers ni des coalitions d’intérêts privés ne peuvent plus garantir un système de crédit par des formules secrètes.
Logique internationale du crédit rationnel
La négociation du nouveau système de crédit international doit reprendre exactement à son point de bifurcation de 1944 où la proposition de compensation internationale rationnelle a été abandonnée au profit d’un monopole étatsunien de la logique du crédit. La solution dollar présentée par Harry Dexter White a échoué ; il reste le bancor de John Maynard Keynes.
Parfaitement informé des conséquences du choix britannique de 1919 de chercher à restaurer la livre comme monnaie internationale, Keynes déconseille aux États-Unis d’imposer le dollar. L’impérialisme financier consistant à privatiser le crédit au profit d’une nation ou d’intérêts particuliers conduit l’économie dans un cul de sac.
Le cul de sac est atteint le 2 aout 2011. Pour en sortir, des gouvernements puissants, lucides et responsables doivent déclarer leur système bancaire en faillite par épuisement du crédit public. Ils doivent se réunir pour reconstituer entre États une garantie publique du crédit international et national. Cette garantie est une règle commune d’évaluation internationale de la solvabilité de tout emprunteur.
Comme Keynes l’a expliqué il y a plus de 70 ans, une règle de crédit n’est pas une formule mathématique de provisionnement d’un prix à terme par une prime. Une règle de crédit est d’abord un engagement collectif d’emprunter ce qu’on peut raisonnablement rembourser ; ensuite un système de négociation publique de la limite du raisonnable ; enfin un dispositif collectif de correction des engagements non tenus.
Le crédit provient selon Keynes d’une compensation : premièrement de l’équivalence efficiente des engagements négociés entre prêteurs et emprunteurs ; deuxièmement de l’équivalence effective des prix attendus par les prêteurs avec les prix anticipés par les emprunteurs ; troisièmement de l’équivalence efficace des garanties proposées par les investisseurs avec le risque assumé par les prêteurs.
Les trois équivalences en droit, en prix à terme et en prime de crédit définissent une unité de compte que Keynes appelle bancor. Une unité de compte rationnelle issue de la discussion permanente du crédit instaurée par la compensation. L’étalon monétaire de Keynes n’est pas un prix fixe entre une unité de compte et un bien particulier. L’étalon keynésien est une loi internationale de négociation du crédit.
La loi internationale du crédit définit les limites de négociation de n’importe quel prix dans n’importe quel système juridique de n’importe quelle économie nationale. Le principe fondateur du bancor est l’égalité internationale de tout emprunteur face à tout prêteur. L’équivalence des droits est arbitrée par la compensation sous responsabilité publique inter-étatique.
La rationalité financière rattrapée par la réalité
L’application du système monétaire keynésien implique la souscription par les États du capital du système de compensation. Ce capital garantit la liquidité de l’équilibre des prix et des crédits en bancor. Tout opérateur non réglé par le prix issu de la compensation est dédommagé sur le capital commun. La science politique moderne demande que le pouvoir judiciaire indépendant dans les démocraties nationales soit l’arbitre en dernier ressort de la régularité de la compensation.
Tous les droits des prêteurs et emprunteurs internationaux sont déposés, comptabilisés et garantis par le système international de compensation. Les emprunts publics internationaux sont limités par les garanties de crédit souscrites par les investisseurs internationaux acheteurs du risque de crédit. Les réserves de change internationales sont intégralement garanties par des primes de crédit émises sur les dépôts bancaires.
Les monnaies sont cotées dans la compensation internationale comme créances sur les banques centrales nationales. L’anticipation de déficits de la balance des paiements dans une monnaie fait monter la prime de change de la monnaie jusqu’à ce que la disparition des acheteurs primaires du change oblige à dévaluer. L’anticipation d’excédents de la balance des paiements provoque au contraire la disparition des vendeurs primaires si la parité à terme n’est pas réévaluée.
Tous les instruments financiers de cotation des risques de crédit et des risques de change à compenser en bancor sont aujourd’hui parfaitement maîtrisés par les États et les banques. L’adoption de la compensation internationale a été différée pour deux raisons : le financement facile de l’État fédéral étatsunien par la dette internationale en dollar et la rente captée par les opérateurs financiers internationaux sur l’instabilité intrinsèque du système.
Les États-Unis sont désormais en défaut de paiement. Cette réalité n’est pas nommée pour ne pas précipiter la cessation de paiement inéluctable du système financier. Tout retard dans la prononciation rationnelle du défaut général du système se paiera par des millions de chômeurs, la destruction des garanties publiques des droits humains dans le monde et l’effondrement de la production réelle.
Reconnaître ses erreurs pour reconstruire
L’instauration de la compensation keynésienne permet au contraire le calcul immédiat des pertes de crédit accumulées ; la dévaluation par rapport au bancor des monnaies surendettées ; la garantie des États de droit par l’évaluation réelle de leur potentiel fiscal et par la couverture en bancor de leurs réserves de change. Le bancor couvre les systèmes de crédits en monnaie domestique.
Le néo-libéralisme marchand a perdu la guerre financière dans la crise des subprimes comme Hitler a perdu la deuxième guerre mondiale à Stalingrad. Ou bien il s’acharne jusqu’à la destruction totale, ou bien il reconnaît sa défaite pour épargner au monde des souffrances inutiles. Les chantiers de la reconstruction sont immenses. Est-il nécessaire d’empêcher les hommes de se mettre au travail ?
130 réponses à “POURQUOI CONVOQUER UN NOUVEAU BRETTON WOODS, par Pierre Sarton du Jonchay”