LA RÉVOLTE SANS LA SOLUTION, par Jérôme Grynpas

Billet invité

Ce qu’il y a de patent, c’est le sentiment d’impuissance, à l’échelle des individus comme au niveau le plus élevé des décideurs des États les plus puissants. On ne peut que constater l’incapacité de ces décideurs et de leurs conseillers de penser hors du système, alors même qu’ils en fustigent les errements. Il faut dire qu’ils ont une excuse et ceci est vrai aussi pour les sphères dirigeantes européennes et leurs experts. Où puiseraient-ils un discours politique cohérent qui puisse être un contre- projet novateur et réalisable ?

L’indignation et ensuite ?

Il ne reste aux citoyens qu’une indignation plus ou moins violente. Ce n’est pas neuf. Rappel. Avant le XVIIème siècle, on a connu des révoltes jamais abouties et toujours durement réprimées comme celle des « fratellini » dans l’Italie du moyen-âge, la guerre des paysans en Allemagne à la Renaissance, les « troubles » causés par les famines à travers toutes les époques, etc.

Maintenant, l’indignation est toute de gesticulations. Dans les pays arabes, plus vigoureuse, cette indignation est soit réprimée (Syrie, Émirats, etc.), soit forte d’un premier succès (Égypte et Tunisie). Elle n’en reste pas moins grosse du meilleur comme du pire. En effet, les seuls à avoir un discours cohérent, quantitativement significatif, avec une vraie capacité organisationnelle, sont les religieux. Les autres ont des indignations, des aspirations mais cela ne fait pas un projet politique propre à conquérir idéologiquement une fraction importante de la population. La même situation d’indignation (pour le moment non violente) se déploie sous nos yeux tant en Europe (Israël compris) qu’en Amérique.

Rien ne fonctionne sans idéologie

Toutes les sociétés sont construites sur des idéologies. Dans l’antiquité, elles se construisent sur les religions du Livre, le bouddhisme ou en Chine à travers le confucianisme… Toutes ont vécu sur des corpus idéologiques – des textes. Ceux-ci avaient pour prétention, d’une part, d’offrir une représentation du monde ici-bas (et pour la plupart de l’au-delà) et, d’autre part, de proposer une pratique tant collective qu’individuelle déduite de cette idéologie.

À partir du milieu du XVIIème siècle, la modernité occidentale a suivi la même voie. Elle s’est exprimée d’abord idéologiquement dans ce qu’on appelle les « Lumières ». Celles-ci, face au pouvoir monarchique absolutiste appuyé par une caste de privilégiés, ont développé la théorie de l’égalité juridique de tout un chacun et, donc, sa capacité (selon ses mérites) à participer de plein droit au pouvoir et dans tous les secteurs de la vie au quotidien. Certes, il s’agissait de principes et le développement a été long et en dents de scie. Mais la démocratie, l’État de droit, la solidarité étaient nés. Les révolutions américaine et, surtout, française en sont les enfants légitimes.

À la charnière des XVIIIème et XIXème siècles, le libéralisme économique donne à la révolution industrielle sa légitimité (Adam Smith, Ricardo, etc.) tout en suscitant à partir du milieu du XIXème siècle surtout à travers la doxa marxiste, la constitution d’une contre-idéologie globale – sur la base d’un compendium écrit – capable de s’opposer au capitalisme triomphant.

Le capitalisme, idéologie mondiale

Tant que le capitalisme usait de sa force pour se sustenter toujours davantage par l’exploitation coloniale, par exemple, il continua à se développer. Développement qui entraîna les premières lourdes contradictions (guerre et révolution). Pour des raisons, trop longues pour en parler ici, le contre-projet révolutionnaire des bolcheviques de plus en plus oligarchique et donc de plus en plus policier, échoua de la pire des façons : l’implosion. En Occident, ceux qui tentèrent, tout en s’accommodant du système, de l’améliorer – les socio-démocrates – connurent d’abord des succès, puis peu à peu se firent gestionnaires. Quand le soviétisme s’effondra, ils se turent définitivement se contentant de privilégier faute de mieux des « avancées sociétales » tout en pratiquant les « bonnes oeuvres ».

Globalisé, sans contradicteur idéologique crédible, le capitalisme – à partir des années 80 – passa à la vitesse supérieure : la financiarisation du monde. Il se trouvait ainsi à l’abri des États – étant hors loi. Mieux encore, il fit accepter par les gouvernants et les gouvernés (dans une large majorité) que le profit privé était l’alpha et l’oméga de tout développement possible. Il ne s’agissait plus d’une « idéologie » puisque, claironnait-il, les idéologies étaient mortes. Tout cela est scientifique, disaient les experts médiatiques. Et les gens « sérieux » n’y voyaient rien à redire.

Autrement dit, le drame – intellectuel et politique – de notre époque, c’est l’absence de tout contre-projet idéologique. Les possédants et tous ceux qui vivent convenablement au sein de ce système n’ont pas besoin de théorie nouvelle, leur seul projet c’est de se maintenir. La gauche de la gauche, très minoritaire, fait semblant de chercher auprès du vieux Marx des réponses. Visiblement, ce n’est pas sérieux.

Aujourd’hui, de par son développement même, le capitalisme a mis à nu son incapacité à se réguler au point de tendre à la déliquescence et l’opinion publique comme ses dirigeants le reconnaissent, mais se sentent incapables de penser à une solution viable au long terme. Il n’y a pas de projet, pas de « nouvelles Lumières ». On s’indigne et on a peur. La révolte sans la solution. Face à un capitalisme même malade, c’est peu.

Conclusion

Beaucoup se disent in petto : cela ne durera pas. « Ils » vont devoir réagir pour leur propre bien. Mais, ils sont empêtrés dans un quotidien dont ils vivent bien (que mon voisin fasse le premier pas…) Cet avantage, ils tiennent à le conserver. Sans compter qu’ils estiment que leurs certitudes sont l’expression d’une réalité irréfragable. Le néolibéralisme, le libre-échange planétaire ne sont-ils pas des faits de nature ? On ne peut pas empêcher la terre de trembler, au mieux on peut construire des bâtiments selon des méthodes antisismiques toujours améliorées. Peut-on faire mieux dans la sphère du politico-économique puisque la théorie novatrice capable de modifier notre paradigme économique ne se déploie nulle part ?

Quel individu, quel groupe proposera, au-delà de l’indignation et de la peur, une théorie et une pratique capable de porter un projet novateur ?

Jérôme Grynpas
Philosophe

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