ÉVITER LE RETOUR AUX ANNÉES TRENTE, par Jean-Pierre Pagé

Billet invité

La « crise », dont beaucoup de bons esprits disaient qu’elle était derrière nous, a donc rebondi au cours de l’été. Le spectre du « double dip » se profile. Les réminiscences des « années 30 » se multiplient.

Les responsables politiques de l’Europe ont cru que l’on pouvait rassurer les « marchés » en multipliant les déclarations concernant la mise en place de dispositifs accentuant l’« austérité » en vue de résorber les dettes des pays-membres. On a même entendu au plus haut niveau des propos selon lesquels tous les pays de la zone euro  devraient viser le retour à l’équilibre des finances publiques, ce qui constitue une aberration économique. En effet, s’il est normal et souhaitable de préconiser de ramener la zone dans son ensemble à un niveau d’endettement raisonnable, cela n’a aucun sens de demander à tous les pays membres de la zone à la fois de rechercher l’équilibre budgétaire selon on ne sait quelle « règle d’or ». C’est oublier que la variété des situations économiques et budgétaires appelle des politiques différentes. On a cru rassurer les « marchés », on les a effrayés, car ils savent que la multiplication concomitante de programmes d’austérité ne peut conduire qu’au retour redouté de la « grande récession » en Occident. D’où leur réaction négative. On a beau rappeler ce qui s’est produit au cours des années 30, l’impression prévaut que nos dirigeants se dirigent à l’aveugle vers le piège.

Raisonnons et mettons-nous à la place des « marchés », même en faisant abstraction de la spéculation toujours prête à tirer parti, en l’aggravant, de la détérioration de la situation. Que constatent-ils ? Les mesures résultant du « compromis » européen du 28 juillet n’ont donné qu’un répit à la zone euro dans l’espoir de gagner du temps. Mais elles n’ont en rien changé fondamentalement la situation. Certes, elles sont de nature à soulager la Grèce en atténuant la pression qui pèse sur elle, en supposant que l’inertie qui paralysera l’application de certaines d’entre elles puisse être surmontée. Mais, que peut-on espérer ? Les programmes d’austérité mis en place de toutes parts pour résorber l’endettement public, s’ils ne sont pas accompagnés d’autres mesures pour soutenir et relancer l’activité économique, risquent fort de plonger les pays concernés dans la récession et, en empêchant ainsi l’assainissement financier recherché, ne pourront pas atteindre leur objectif. Ceci, les « marchés » le savent et n’ont donc aucune confiance dans les mesures prises. Et on les comprend. Anticipant l’échec de ses « solutions », ils s’attaquent aux maillons les plus faibles, un jour la Grèce, puis l’Italie, demain l’Espagne…  Les agences de notation, culpabilisées par leur incapacité à avoir signalé le risque des subprimes, les yeux rivés sur les niveaux d’endettement, ne font qu’en rajouter en exigeant toujours plus de rigueur dans les politiques (cf : les arguments de Standard & Poor’s pour dégrader la note américaine).

L’occident se trouve pris dans un cercle vicieux avec la perspective redoutée du « double dip » et d’un retour aux années 30. Certes, la situation n’est pas directement comparable. Les pays « émergents » sont capables de tirer l ‘économie mondiale, mais seulement dans une certaine mesure. Les États-Unis et l’Europe pèsent encore très lourd. A la fin des années 30, le redressement économique fut résulté, d’abord du conflit mondial obligeant les États-Unis à faire tourner leurs usines pour renforcer leur armement, puis de la reconstruction de l’Europe de l’Ouest grâce au Plan Marshall financé par les États-Unis. Espérons qu’il ne faudra pas avoir besoin d’en arriver là pour sortir l’occident de l’ornière !

Il est clair que la conjoncture économique, après le feu de paille de la reprise en 2010, se détériore et que la faible croissance que l’on a enregistré se ralentit. Si ce n’est pas encore franchement la récession, cela s’en rapproche à vive allure. Les politiques économiques, tous freins serrés, y pourvoient. Sous l’aiguillon aveugle du « Tea Party » empêtré dans une idéologie suicidaire, le Parti Républicain y contribue de façon majeure aux États-Unis, malgré la résistance du Président Obama. Si, en Europe, la situation est plus nuancée, on y vient. En France même commence à se produire une surenchère entre la majorité actuelle qui, jusqu’ici, n’avait pas vraiment succombé à la maladie de l’austérité, mais s’arcboute sur la stupide (du point de vue économique) « règle d’or » et une opposition qui veut faire preuve de vertu et démontrer qu’elle a renoncé à ses penchants supposés « dépensiers ».

Si l’on n’y prend garde, l’Europe risque de se trouver dans une impasse, faute de moteur pour faire tourner l’économie, sans pour autant – ce qui est un comble – que la résorption escomptée des déficits et des dettes puisse être obtenue, faute de recettes publiques. Quant aux États-Unis, tant qu’ils resteront financés par le reste du monde, ils peuvent se permettre de continuer à accumuler de la dette, mais, si la pression idéologique du « Tea Party » parvient à l’emporter, il est à craindre qu’ils connaissent une sérieuse récession, voire une dépression, rappelant encore une fois les sinistres souvenirs des années 30. Il convient, par ailleurs, de souligner que ces politiques, par les dégâts sociaux qu’elles entraînent inévitablement, renforcent l’extrême-droite dans les différents pays, renvoyant à de sombres souvenirs.

Que faudrait-il faire ? Tout d’abord, passer au plus vite à la mutualisation de la dette européenne qui, agrégée, apparaît supportable, en tout cas, nettement inférieure à celles des États-Unis et du Japon, et mettre en place le système des euro-obligations, préconisé à juste raison par beaucoup, car seul susceptible de mobiliser l’abondante épargne du secteur privé en vue de financer à la fois le remboursement de la dette et des investissements porteurs d’avenir. Cette dernière mesure paraît d’autant plus facile à adopter qu’elle fait l’objet d’un consensus de plus en plus large, même en Allemagne où seuls résistent au sein de la coalition au pouvoir des tenants d’une idéologie libérale et d’une conception de la vertu et de la puissance de l’Allemagne dépassées.

Ensuite, en même temps, pour disposer des instruments de lutte contre les déficits et l’endettement, il convient de soutenir l’activité économique. En ce qui concerne l’Europe, et plus particulièrement la Zone Euro, ce soutien ne peut venir, dans la plupart des cas, des pays eux-mêmes plombés par l’ampleur de leurs dettes et la rémanence de leurs déficits. Ceci est particulièrement évident dans le cas des pays de la périphérie méridionale (Grèce, Espagne, Portugal), mais aussi, non seulement de l’Italie, mais de la France. L’initiative ne peut donc être menée que dans le cadre d’une action au niveau de l’Europe tout entière. En d’autres termes, l’Europe doit s’imposer un plan de relance, une sorte de nouveau « Plan Marshall ». Ce plan de relance serait d’ailleurs l’occasion de revoir les conditions de la croissance dans l’optique d’une lutte contre les gaspillages et d’une réorientation vers le développement durable.

Ceci implique, bien entendu, des avancées institutionnelles combinant le passage de l’actuel budget « croupion » (de l’ordre de 1 % du PIB européen !) de l’Europe à un budget digne de ce nom car disposant des ressources propres nécessaires, avec un système de fonds d’investissements qui pourrait être articulé autour de la BEI (banque européenne d’investissement) et la création d’une agence européenne de la dette (sorte de « Trésor » européen). Ces transformations sont à effectuer dans les plus brefs délais, avant que la situation ne devienne impossible à maîtriser. Que l’on n’aille pas invoquer les « Traités » et autres alibis. L’expérience récente a démontré que, si de telles avancées étaient difficiles à obtenir, elles pouvaient s’imposer au pied du mur. Au passage, signalons que les efforts menés pour transformer le Fonds de Stabilisation actuel en un véritable instrument opérationnel doivent absolument éviter l’écueil que constituerait la mise en place d’un clone du FMI, dévolu entièrement à la recherche des équilibres budgétaires, quitte à sacrifier les besoins des populations.

En dernier lieu, il est aussi évident qu’il convient de mettre fin à la tyrannie des agences de notation privées et à l’abri de celles-ci les fonds souverains des États. Là encore, il convient de passer de la simple évocation renouvelée sans cesse du sujet à une réelle mise en application, malgré l’opposition farouche des milieux financiers privés trop satisfaits par le système actuel.

Si l’on n’y prend garde, le risque de voir l’occident basculer dans un cycle de graves turbulences est élevé et dépasse de très loin la seule éventualité d’un éclatement de la zone euro sur laquelle on se focalise trop volontiers.

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