Comment les carences du rêve débilitent le réel, par Bertrand Rouziès

Billet invité.

La Sicile. C’est ici que les Athéniens s’éteignirent, militairement et politiquement, au cours de l’expédition contre Syracuse en 415-413 av. J.-C. Alcibiade, étoile montante au firmament de l’éloquence, avait été l’instigateur principal de cette expédition. Il en fut, par sa trahison, le fossoyeur. L’emblème de la Sicile est le triquètre (du grec triskélês), trois jambes humaines rayonnantes, soudées aux cuisses et centrées sur un disque ou une tête de Gorgone. Trois jambes pour les trois pointes du triangle sicilien. Le triquètre apparaît dans le monnayage de l’île du temps d’Agathocle. On le retrouve dans les armoiries des rois normands de Sicile au Moyen Âge. Il est l’illustration double, en abyme, d’une réplique célèbre du Guépard de Luchino Visconti (1963) : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. » Les jambes en marche inscrites dans une roue de hamster invisible symbolisent le cycle des révolutions, la vaine agitation périphérique, l’histoire comme éternel retour du même. La tête de Méduse au centre, tête qui est censée pétrifier quiconque la regarde en face, c’est le noyau dur, infrangible de l’histoire comme persistance du même.

Sicilian triskelion 2

« Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. » Cet adage cynique, qui pourrait être la devise de la mafia, continue de nous faire courir de dextre à senestre sur un clavier idéologique dont les touches n’actionnent plus aucun marteau depuis belle lurette. S’il se trouve encore des dupes, à voir les vieux cadors mafflus du PS (L. Fabius, J.-M. Ayrault, M. Aubry et (s)cie) se rengorger sur le thème éculé du changement, pour croire qu’ils y contribueront de toute la vigueur de leur enracinement local, c’est que l’inculture politique a fait école dans notre pays. Quant à se reposer sur la relève, la « jeune garde » décomplexée, à moins de consommer l’offre nouvelle comme on consomme la dernière tablette high tech, on s’en gardera. Entre l’aspirant et le roué, on note une différence de degré, pas de nature. Il suffit de vouloir y être pour en être. Le métier – puisque la politique en est devenue un – est ingrat ; il faut servir et flatter avant de pouvoir commander à son tour, mais le peu de pouvoir qu’on vous octroie au départ vous dédommage largement de vos frais de lèche initiaux. L’ivresse prend dès le premier verre qu’on vous offre. La maîtrise est acquise quand on se le sert à soi-même. L’âge ne fait rien à l’affaire. L’expérience pas davantage, l’inexpérience étant retournée en proximité par les crêpiers du marketing, quand elle n’est pas cultivée hors sol dans les serres du coaching médiatique. Mais assez tapé sur les hommes et les femmes politiques. C’est un sport d’autant plus vain que leurs vices prospèrent sur le fumier des nôtres.

La grande découverte du scrutin présidentiel de 2012 : le vote Front National – pardon, le vote Marine Le Pen (car le message, de nos jours, est soluble dans le messager) est, dans l’ensemble, un vote d’adhésion, pas de protestation. Il faut être un journaliste des limbes ou l’attrape-tout élyséen pour se persuader du contraire. La plongée en eaux troubles à laquelle se livre Claire Checcaglini dans Bienvenue au Front, journal d’une infiltrée (2012) révèle un secret de Polichinelle. Ces eaux troubles sociologiques sont hantées par des poissons ordinaires qui s’accommodent tout à fait du voisinage des grands squales rassurants, avec lesquels ils vivent en symbiose. Tendons l’oreille dans les lieux publics, regardons autour de nous, parmi nos proches, nos amis, nos parents, passons en revue les saillies douteuses et les vitupérations tous azimuts (les unes et les autres ne sont pas l’apanage des seuls milieux défavorisés) que nous avons subies sans juger bon d’y objecter et auxquelles, à force de répétition, nous avons fini par acquiescer, parce que la colère est le dernier liant d’une société en capilotade, jetons en nous-mêmes la sonde qui a servi à estimer la profondeur du cloaque et nous verrons que nous sommes crottés jusqu’à l’âme. Keynes disait qu’il ne fallait jamais cesser d’interroger les concepts, même les plus évidents. Nous avons cessé d’interroger les concepts qui traînent à présent dans toutes les mauvaises bouches du Front National et de l’UMP, comme si c’étaient là leurs gîtes naturels. Prenons le concept de populisme. La paralysie nous gagne quand des intellectuels tiers-mondains taxent de complaisance quiconque soulèverait l’étiquette « populiste » pour voir ce qui est écrit exactement au revers. Le résultat ? C’est bien simple : non seulement ce concept semble définitivement infecté, mais la racine même du mot, populus, « le peuple » en latin, devient une souche virale aux yeux des démocrates eux-mêmes. Les intellectuels – du moins ceux qui monopolisent les têtes de gondole et conseillent les politiques – ont déserté le combat du sens. Ce combat est primordial. Il passe avant l’action politique elle-même. Que les militants qui m’accusent d’intellectualisme me pardonnent d’insister sur ce point. Un sens erratique fait d’un concept la proie désignée des sophistes de tout acabit, qui s’en servent comme d’un étai mou pour soutenir un édifice sécuritaire qui se soutient en réalité lui-même – merci pour lui –, puisqu’il recouvre un édifice autoritaire inavouable.

La question n’est pas de savoir si Marine Le Pen a raison d’aborder certains thèmes. Aucun thème, en effet, ne doit être négligé, dégageât-il de sales relents. La question est de savoir pourquoi aucun de ses challengers d’hier et d’aujourd’hui ne prend la peine de réfuter froidement, point par point, les présupposés sur lesquels la phraséologie frontiste s’est construite. Je sais bien que la symptomatologie savante peut rebuter (pas toujours, voyez l’ouvrage de Sylvie Laurent, Poor White Trash, la pauvreté odieuse du Blanc américain, paru en 2011) et que le roman naturaliste touche souvent plus juste qu’un diagramme. Pourtant, c’est sur la première qu’il faut s’appuyer, le second n’ayant aucune difficulté à trouver son public, pour déconstruire le discours lepéniste. J.-L. Mélenchon fait bien quand il réinscrit dans la phraséologie du pétainisme les propos récents de N. Sarkozy sur le « vrai travail » (c’est donc qu’il en existerait un faux, le travail de l’argent peut-être ; non, je plaisante), lapsus concerté, assurément, qui accuse le penchant d’une partie notable et substantielle de l’UMP vers la politique de la main tendue (dans les deux sens). Mélenchon fait bien, certes, mais ce n’est pas assez. Toute la gauche, militants et sympathisants mêlés, doit s’atteler sérieusement à la tâche, même si elle a l’impression d’être minoritaire. Il faut fournir un effort pédagogique supplémentaire et le pérenniser au-delà de la campagne, épistémè contre épistémè, car il existe une épistémè d’extrême-droite, qui entre en résonance affective avec le sentiment de déclassement et d’impuissance relationnelle d’une partie croissante de la population. Pourquoi de nombreux jeunes ont-ils voté Front National ? L’inculture politique n’est pas seule en cause. Une des principales raisons est qu’ils sont de plus en plus exposés à une forme d’insécurité culturelle et économique qui touchait autrefois essentiellement les seniors. On en est arrivé au point où certains se demandent si l’enfant, dans nos sociétés reféodalisées, n’est pas plus un encombrement qu’une possibilité de conjurer le déterminisme social.

La misère, en tant que privation de l’essentiel, a ceci de ravageur qu’elle mobilise le restant d’énergie d’un individu déjà très affaibli pour la satisfaction des besoins élémentaires (quand cela est encore possible). L’existence misérable s’articule aux êtres et aux choses en fonction de ces besoins. Une famille réduite à cet état court le risque de la disjonction, chacun de ses membres n’étant plus préoccupé que d’assurer son salut personnel. « Un père est bien misérable, écrit Michel de Montaigne, qui ne tient l’affection de ses enfants que par le besoing qu’ils ont de son secours, si cela se doibt nommer affection : il fault se rendre respectable par sa vertu et par sa suffisance [i. e. son talent], et aimable par sa bonté, et doulceur de ses mœurs. » (Essais, II, VIII) La misère a ses parents héroïques et ses enfants exemplaires, mais s’il n’est plus permis à un père ou à une mère d’exercer sa vertu et son talent pour en donner le goût à ses enfants, alors il ne reste plus que la satisfaction des besoins ; et si les besoins ne sont plus satisfaits, alors il ne reste plus rien qu’un brouet d’amertume à se disputer.

« Nus n’est chaitis s’il nel cuide estre. » « Nul n’est misérable s’il ne croit l’être », lit-on dans Le Roman de la Rose, sous la plume de Jean de Meun (seconde moitié du XIIIe siècle). « Plus d’un gueux qui transporte des sacs de charbon en place de Grève a le cœur si allègre que la peine ne lui pèse en rien ; ces gens-là travaillent avec patience et dansent, et se démènent et sautent, et vont aux tripes à Saint-Marcel, et ne prisent les trésors trois pipeaux : tout ce qu’ils ont gagné et épargné, ils le dépensent à la taverne, puis ils retournent porter les fardeaux, gaiement et non pas avec chagrin et gagnent honnêtement leur pain. » Tant qu’ils sont libres de s’accomplir dans leur métier et qu’ils perçoivent un salaire, les portefaix ont leur part de bonheur terrestre, dans l’ordre inégalitaire de l’Ancien Régime. La République, qui a mis l’égalité au centre de sa devise, paraît avoir à offrir à ses citoyens un espace de réalisation de soi de plus en plus restreint. La reconquête de la maîtrise collective et individuelle du réel, telle que proposée par le FN (Programme Tacite Accepté), s’appuie sur la coercition et la ségrégation à l’égard des plus vulnérables que soi (travailleurs pauvres immigrés, avec ou sans papiers). Elle semble plus facile à mettre en œuvre, pour qui brûle d’une haine pressée de se fixer sur quelqu’un, que cet effort auto-sacrificiel exigé par un président qui sait si mal récompenser le mérite attaché au vrai travail (je persifle et signe). Le slogan retenu par le Front de Gauche – « Prenez le pouvoir ! » – est inepte au sens où il aurait aussi bien pu figurer en lettres noires sur un calicot du FN. Un républicain sincère – et je ne doute pas que Mélenchon le soit – ne peut que désapprouver publiquement ou en son for un appel à l’usurpation qui relève de l’acte de piraterie. Il eût été plus habile et plus honnête d’écrire : « Reprenons le pouvoir ! », d’abord parce que ce n’est pas seulement l’affaire des citoyens constitués en peuple, mais aussi d’un parti, dont Mélenchon est la figure de proue (la première personne du pluriel englobe tous ces acteurs), ensuite parce que le pouvoir a été partiellement confisqué et qu’il s’agit d’en obtenir la restitution, pas de l’usurper. Je suppose que le slogan du Front de Gauche a été longuement débattu, mais a-t-il été pensé ?

Il faut inscrire au registre un nouveau délit, passible de la peine la plus lourde : la fraude à la démocratie. Dans la partie du Roman de la Rose qu’il a rédigée, Jean de Meun place la fraude (le « barat ») à l’origine des inégalités entre les hommes. L’âge d’or de l’égalité s’acheva avec la survenue de Fraude, assistée de Péché et Malheur. Orgueil, Convoitise, Avarice, qui rend l’homme « serf a [ses] deniers », Envie, Pauvreté, Cœur Failli et Taverne se joignirent aux premières calamités. La propriété naquit des désordres qui s’ensuivirent. L’extrait qui vient n’a pas été, à ma connaissance, commenté par Proudhon. Pourtant, on y lit que la propriété, malédiction étendue à la terre, appelle le vol et conduit à l’instauration d’un régime autocratique : « La terre même, [les hommes] la partagèrent et lors de la répartition, ils y placèrent des bornes ; et quand ils plaçaient leurs bornes, à mainte reprise ils se battaient entre eux et se dérobaient ce qu’ils pouvaient : les plus forts obtinrent les parts les plus grandes. Et lorsqu’ils couraient à la poursuite de leur butin, les paresseux, restés sur place, s’introduisaient dans leurs cavernes et leur dérobaient ce qu’ils avaient épargné. Il fallut alors chercher quelqu’un pour garder le logis, arrêter les malfaiteurs et rendre justice à ceux qui s’en plaignaient, et veiller à ce que personne ne l’ose contester. […] Ils élirent parmi eux un grand vilain, le mieux bâti d’entre eux tous, le plus corpulent et le plus haut, et ils le nommèrent prince et seigneur. L’homme jura qu’il leur rendrait justice et défendrait leurs logis, à condition que chacun de son côté, sur ses biens, lui fournisse de quoi vivre. […] Celui-ci tint longtemps cet office. Les voleurs, pleins de malice, s’assemblèrent en le voyant seul, et maintes fois le battirent lorsqu’ils venaient dérober ses biens. Alors il fallut de nouveau que le peuple se réunît : chacun devait tailler dans le sien pour donner au prince des hommes d’armes. » (Traduction d’Armand Strubel) Le principe de l’insécurité organisée était posé.

La fraude, pour Jean de Meun, est donc le vecteur primordial de la chute de l’homme. La fraude à l’intelligence, je l’ai évoquée plus haut. Nous sommes tous coupables de l’avoir pratiquée à un moment ou à un autre, par exemple en substituant le dédain à la critique argumentée. La fraude à la démocratie est le fait de nos élus. Je passe vite sur le caméléon présidentiel, dont les palinodies incessantes découragent jusqu’à ses courtisans les plus mimétiques. Je me concentrerai sur les éléphants et les éléphanteaux du PS (terminologie animalière empruntée aux socialistes eux-mêmes), qui se font déjà un plébiscite d’un rejet annoncé, mais non encore acté, de N. Sarkozy. Comment leur faire comprendre qu’ils se singent eux-mêmes d’une campagne à l’autre et que leurs tours n’amusent plus que les pythonisses des plateaux télévisés ? Comment leur faire comprendre que la ruée vers les prébendes ministérielles (le maire de ma ville négocie depuis un an la sienne, avec l’appui du satrape local) dont ils laissent filtrer le tapage, comme si nous allions nous sentir plus puissants d’avoir été mis dans la confidence du pouvoir, est l’étiage de l’engagement politique ? Comment, en un mot, leur faire comprendre qu’ils ont fait leur temps ? Il est un moyen peut-être, que d’aucuns jugeront désespéré, tant le capital de confiance semble durablement entamé : voter Hollande au second tour de la présidentielle, puisqu’il ne reste plus que cet ersatz à opposer à l’attrape-tout, et voter massivement aux législatives pour les candidat(e)s du Front de Gauche (mammouths du PC exclus). Le ménage sera fait, au moins d’un côté de l’hémicycle. Autrement, la charge des éléphants aura tôt fait d’effacer jusqu’au souvenir du retour du demos dans l’agora.

D’ici-là et pour préparer au mieux la transition vers un autre paradigme, nous devons continuer, dans le douloureux face à face avec notre prochain et notre dissemblable, d’interroger les concepts, d’alimenter l’utopie, de porter le rêve à un degré d’incandescence tel qu’il consumera le réel. Les grands et nobles lutteurs de la politique, ceux qui s’empoignent avec l’ange, ont toujours rendu la réalité tributaire de leur rêve, l’imaginaire étant la scène véritable de la sociabilité. Il ne viendrait à l’idée de personne de qualifier Martin Luther King de songe-creux ou d’opiomane parce qu’il a eu un rêve. Le pasteur des âmes avait compris qu’on ne vaincrait la ségrégation qu’en l’attaquant sur le terrain de l’imaginaire. Sans cette charge interne, la lutte pour la reconnaissance des droits civiques des Noirs américains était vouée à l’échec. L’œuvre de King reste inachevée, comme l’atteste l’affaire Trayvon Martin, mais cet inachèvement ne vaut pas avortement. Il suffisait d’une première pierre, placée judicieusement au cœur de la fabrique des représentations… C’est à cette pierre de touche-là qu’il convient d’éprouver les capacités imaginatives de nos candidats à la présidentielle de 2012. S’il était vrai qu’il ne nous reste que le sang et les larmes, ils seraient fichus de se féliciter d’avoir inventé la compresse et le mouchoir.

 

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