Billet invité.
Cher Monsieur Jorion,
Comme nous en sommes convenus le 14 Septembre dernier après la conférence que vous avez donnée à Toulouse dans le cadre d’Assosciences, je reprends contact avec vous sur le sujet de l’affichage souhaitable des marges de distribution sur les étiquettes de vente des produits destinés au consommateur.
Vous nous avez expliqué, lors de votre conférence, qu’en-dehors du fonctionnement théorique d’un marché parfait (et irréel bien entendu), un prix n’était pas représentatif d’un équilibre entre offre et demande mais que depuis Aristote, qui en avait eu le pressentiment, « le prix représente le statut des parties en présence » (et donc, au mieux, de leur pouvoir respectif de négociation). Vous avez parfaitement formalisé un fonctionnement du marché que je soupçonnais depuis longtemps, je dirais même : que j’ai vécu dans le domaine agricole, sans en avoir une vision claire.
À mon sens – et c’est ce que je voulais mettre en exergue dans mon intervention à la fin de votre exposé – dans le « statut des parties en présence », il intervient pour beaucoup (mais pas seulement) le niveau d’informations sur le marché détenues par l’une ou l’autre de ces parties. Je vous citais l’exemple du rééquilibrage du pouvoir de négociation des agriculteurs d’aujourd’hui face aux acheteurs de céréales ou d’oléoprotéagineux, depuis qu’ils ont accès par internet aux informations mondiales des circonstances de leur production dans tel ou tel pays ou sous-continent et de leur commercialisation (accidents climatiques, importances des récoltes, état des stocks de ces pays, leurs décisions de ventes, les prix à la Bourse de Chicago, voire aux ports de Rouen ou de Bordeaux, etc.) Et j’attirais votre attention sur une autre situation de rééquilibrage par l’information, des pouvoirs des parties en présence liés à leur statuts : celle des consommateurs face à la Grande Distribution.
L’observation montre que l’affichage des prix des produits – notamment dans le domaine des fruits et légumes, mais on pourrait extrapoler aux produits courants d’importation asiatiques – ne reflète pas l’état de l’offre et de la demande. Je citerai l’exemple suivant que je connais bien : en situation de surproduction, les melons du Quercy sont payés aux producteurs au mieux : 0.60€ / kg, quand ils sont achetés… Ces melons seront vendus en supermarché 2.50€ / kg et ce prix de vente bougera peu ou pas, quelle que soit l’offre à la production. On observe d’ailleurs une tendance aujourd’hui nettement affirmée, de prise en main directe de cette production par les négociants sur des dizaines, voire des centaines d’hectares chacun, la production des petits producteurs familiaux de 2 à 5 hectares servant de variable d’ajustement, et comme vous le disiez si bien pour les pêcheurs traditionnels bretons, ces négociants ne manquent pas d’entretenir la relation entre les parties en lâchant de temps en temps un peu de lest (y compris par des flatteries) pour s’assurer de la continuité du système. Et le consommateur ? Eh bien, il paye toujours le prix fort, ne connaissant pas « le système » et surtout ne pouvant intervenir en quoi que ce soit…
Alors ? Eh bien, il faut donner au consommateur l’accès à l’information sur une autre variable révélatrice de l’état du marché, une variable qui orientera son choix sur tel distributeur plutôt qu’un autre, en affichant au-dessous du prix de vente, la marge du distributeur sur son fournisseur (et pour les produits à chaîne courte d’intermédiaires, comme les fruits et les légumes ou le pain : la marge globale entre le producteur agricole et le consommateur) Compliqué ? Sur le principe : non ! Car il existe un outil fiscal qui donnera tout de suite cette information : la TVA, et surtout en permettra le contrôle par les services administratifs dédiés à l’antifraude (la marge n’est pas une fraude en soi mais la falsification de la marge affichée en serait une).
On verrait alors apparaître que la marge globale sur le kg de pain est de l’ordre de 20 à 30 fois le prix du kg de blé (il faut 1 kg de blé pour faire 1 kg de pain), ou mieux dit : 1000 à 2000% !!! (quand on double un prix on l’exprime bien par le coefficient 100%, quand on le triple : 200%, etc.), l’essentiel de cette marge étant réalisée, semble-t-il, par le vendeur final, ce que mettrait en lumière l’affichage de la marge sur le dernier fournisseur. Et, aussi, on verrait apparaître que la marge de commercialisation finale sur un blue-jean asiatique ne profite pas tellement au consommateur… Et si cet affichage de vérité conduisait à réduire les importations et à rééquilibrer les conditions de production « domestique », eh bien tant mieux pour tout le monde !
Quant au rattrapage de cette marge finale par la pratique des « marges-arrière » sur le fournisseur, n’est-elle pas interdite depuis quelques années ?
Un danger possible : l’intégration de la chaîne production-commercialisation par la distribution (on en a vu l’amorce à titre d’exemple, plus haut, sur la production de melons). On a déjà vu ce processus en agro-Industrie : a-t-il fait florès ?
Voilà donc quelques propos d’un agronome au soir de sa vie professionnelle qui, comme vous, a mis profondément les mains dans le cambouis : ancien élève de René Dumont, ingénieur économiste de très grands projets d’hydraulique agricole, ingénieur commercial d’engrais (situation dans laquelle le fameux statut des parties jouait à plein !), analyste et décideur de crédits professionnels, mais aussi : agriculteur et toujours agriculteur aujourd’hui.
En vous remerciant encore de votre éclairage sur les Misères de l’Économie, je vous dis : faites le meilleur usage de mes propos, améliorez-les et faites-en profiter le consommateur, si toutefois vous arrivez à ébranler les forteresses du capitalisme libéral… Merci de m’avoir attribué publiquement le prix d’excellence des interventions d’auditeurs après votre conférence pour vous avoir exposé ces quelques idées le 14 septembre dernier.
168 réponses à “«… EN AFFICHANT AU-DESSOUS DU PRIX DE VENTE, LA MARGE DU DISTRIBUTEUR SUR SON FOURNISSEUR », par Mains dans le cambouis”