Réflexions pour un mouvement néodémocratique (VII) – Nos situations existentielles avant le tournant politique actuel, par Francis Arness

Billet invité.

Pour comprendre la situation existentielle et l’atmosphère sociale de grande désorientation dans laquelle commence à se trouver une grande partie de nos concitoyens, il nous faut dire quelques mots de ce qu’il en était avant le tournant politique actuel.

Même s’il n’était pas ouvertement assumé en tant que tel par les gouvernements successifs, le néolibéralisme est soutenu ou accepté de manière passive par la majorité de la population. L’argument de l’absence d’alternative – du moindre pire – arrivait à convaincre cette majorité de ce soutien ou de cette acceptation passive.

Cette large majorité de la population n’a pas la chance de se situer dans certaines niches sociales protégées. Elle subit ainsi directement les conséquences du système général – à la fois politique, économique, social et médiatique – d’occultation du réel et de pressions sur les conditions d’existence [1]. Ce système général les mène vers une apathie, une indifférence, une démoralisation, un pessimisme existentiel (bien différent du pessimisme qui est souvent celui des personnes lucides). Tout ceci se traduit en inertie, en acceptation passive du système, et en une participation – parfois active, et le plus souvent passive – à celui-ci. Cette participation va de pair avec celle à l’occultation du réel et de l’avenir qui est le fait d’une grande partie de la société. Ici sévissent le court-termisme et le moindre pire du « il n’y a pas d’alternative », qui sont aussi présents chez une très grande partie des classes dirigeantes et responsables.

Si cette attitude de la majorité de la population peut être critiquée, elle mérite aussi d’être comprise, surtout lorsqu’elle concerne les personnes de bonne volonté. La ruse permanente du système fonctionne par une pression invisible sur la population, une pression économique en premier lieu. Cette ruse ne cesse à la fois de distiller un sentiment omniprésent de peur chez chacun, et de présenter les choses autrement qu’elles sont (ce que Marx a appelé le « fétichisme »). Cette ruse permanente a de quoi désorienter – et c’est ce à quoi elle vise. Bien sûr, il existe une minorité lucide de la population qui arrive à avoir conscience de ce qui advient et de ce que nous pouvons et devons faire. Ce n’est pas de cette minorité dont nous parlons ici, ni de la partie de la population qui veut sa servitude, mais de la majorité silencieuse. Pour la majorité silencieuse n’accédant pas aux postes de responsabilités, leur réaction à cette situation complexe, trompeuse et douloureuse est de se retirer dans la sphère privée, de fonctionner par adaptation économique et sociale superficielle, tout en cultivant son jardin personnel. Cela entraîne chacun dans un anonymat, voire dans une dépersonnalisation, qui s’oppose par nature à l’être-soi, à la vérité et à l’inventivité dont nous avons tant besoin existentiellement et collectivement. En conséquence de ce réflexe compréhensible même si problématique, cette majorité silencieuse en est venue à tomber dans le scepticisme, l’amertume, le pessimisme existentiel, et même la passivité, la démoralisation, derrière une indifférence de façade. S’est ainsi développé un sentiment généralisé d’impuissance faisant le jeu du système parce que n’apparaît pas d’autre solution que celle du moindre pire. Le système a été efficace, et il risque de l’être encore sous sa nouvelle forme, car il sait provoquer le pessimisme existentiel et l’acceptation passive qui va de pair, même s’il ne provoque pas forcément l’adhésion active.

Nombre de personnes de bonne volonté se sont ainsi retrouvées prises à un piège – celui de ce qu’on a pu appeler la condition néolibérale (Pierre Dardot, Christian Laval [2], Roland Gori [3]). Ce piège est d’autant plus retors que tout est fait pour nous amener à y participer, parce qu’il est difficile de lui échapper et d’en comprendre les ruses.

Ce que nous appelons le « système », l’ « occultation du réel » et la « crise » est provoqué par différentes choses :

1. par un agencement de la société et de nos existences au profit de la concentration des richesses et du pouvoir ;

2. et par la participation (à la fois soumise et effective) de la grande majorité de la population à ce « système » et à cette « occultation » entraînant la « crise ».

D’un côté, la crise est bien une « auto-crise » : rien n’est plus néfaste, plus favorable à la soumission et à la déresponsabilisation, que le fait de croire que la crise n’est pas de notre fait, et que nous n’y pouvons dès lors rien. Mais, d’un autre côté, la crise n’est pas non plus « de notre faute ». Elle est provoquée par le système général de pressions sur les conditions d’existence qui a bien été mis en place par une large majorité des élites qui ont abusé de leur pouvoir. La crise nous demande d’être responsables. Il nous faut pour cela nous déprendre du discours punitif du néolibéralisme. Celui-ci, en effet, cherche à passer sous silence la violence et la ruse de cette majorité des élites, et à nous faire croire que c’est la population qui serait coupable d’avoir cru à la solidarité collective que permet l’Etat. Il en ira de même avec le discours néoautoritaire, qui cherchera à nous faire croire que nous sommes coupables d’avoir cru en la démocratie. Etre responsable, reconnaître que l’on s’est trompé et croire en la possibilité d’agir malgré tout s’oppose diamétralement au fait d’être à la fois irresponsable, coupable et existentiellement pessimiste. L’aggravation de la crise systémique est avant tout le résultat d’une ruse très efficace d’une large majorité des élites, et de la participation d’une large majorité de la population à cette ruse. Il est collectivement grand temps de voir cette ruse et de ne plus y participer.

Dans ce cadre, les personnes composant la majorité silencieuse en sont venues à redoubler de pessimisme, voire de désespoir – particulièrement si leur situation économique était fragilisée par la violence du système -, et à laisser souvent de côté (sauf dans l’espace le plus personnel) la partie la plus précieuse de leur personnalité. Pour pouvoir se déployer, celle-ci a en effet socialement besoin d’espoir, de partage, du sentiment de liberté et d’ouverture au devenir – autant de choses que le sujet, lorsque les choses fonctionnent bien, se donne à lui-même autant qu’il le reçoit de son environnement.

En somme, le système, en sa violence rusée, arrive à piéger existentiellement une bonne partie de la population. Et ce d’autant plus que toute une autre partie de la population – minoritaire mais bien existante – plongée dans une inertie existentielle profonde, déploie des comportements sociaux et privés relevant d’une grande violence relationnelle. Cette violence, de plus, se déploie aussi dans le domaine culturel, avec la participation de ces personnes plus active ou passive de la sous-culture de masse qui joue un rôle fondamental dans la production collective d’une atmosphère sociale asphyxiante.

De ce point de vue, la jeunesse a un grand rôle à jouer. Elle est par nature pleine d’énergie, et a soif de participer au monde. Elle est plus libre de contraintes que ses aînés, car elle n’a pas encore dû s’adapter socialement. Mais elle doit aussi faire face au fait que le système rend son intégration professionnelle difficile voire parfois impossible, la plongeant dans la précarité et la pauvreté. Cette jeunesse est, comme le reste de la population, prise dans la ruse du système, particulièrement dans sa logique de séduction médiatique [4]. Elle cède aussi très souvent à la logique du moindre pire, et doit donc surmonter les mêmes difficultés que la majorité de la population.

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(1) En ce qui concerne le pouvoir comme « système de pressions sur les conditions d’existence » (l’expression est de Vàclav Havel), nous renvoyons à Vàclav Havel (Essais politiques), aux recherches de Michel Foucault sur ce qu’il appelle le « pouvoir », ainsi qu’aux références données ailleurs dans ce texte.

(2) Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, La Découverte, 2009.

(3) Roland Gori, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ?, Denoël, 2010. Sur toutes ces questions, la psychanalyse (et particulièrement des auteurs comme Lacan et Winnicott) nous est utile, non en ce qu’elle serait une théorie spécifique, mais bien en ce qu’elle nous dit du réel et de la manière dont nous l’appréhendons, l’occultons, l’accueillons, l’assimilons, le révélons. D’ailleurs des auteurs comme Paul Jorion, Bernard Stiegler s’appuient sur de tels apports. Pour Paul Jorion, voir Principes des systèmes intelligents (1989 et 2012) ; « Ce que l’Intelligence Artificielle devra à Freud », L’Âne, N° 31, 1987, p. 43-44 ; sur le blog voir Avant-propos 2012. Pour Bernard Stiegler, voir par exemple Aimer, s’aimer, nous aimer (Galilée, 2003) concernant Lacan,  et Prendre soin, de la jeunesse et des générations, (Flammarion, 2008)  concernant Winnicott. Pour un débat sur la question sur le blog, voir Jean-Luce Morlie, Bouffer ou se faire bouffer.

(4) Bernard Stiegler, Prendre soin, de la jeunesse et des générations.

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