NOUS LE TIERS-ÉTAT, par Bertrand Rouziès-Léonardi

Billet invité.

« Qui donc oserait dire que le Tiers-État n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète ? Il est l’homme fort et robuste dont un bras est encore enchaîné. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi, qu’est-ce que le Tiers ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l’ordre privilégié ? Tout, mais un tout libre et florissant. Rien ne peut aller sans lui, tout irait infiniment mieux sans les autres. Il ne suffit pas d’avoir montré que les privilégiés, loin d’être utiles à la nation, ne peuvent que l’affaiblir et lui nuire, il faut prouver encore que l’ordre noble n’entre point dans l’organisation sociale ; qu’il peut bien être une charge pour la nation, mais qu’il n’en saurait faire une partie. D’abord, il n’est pas possible, dans le nombre de toutes les parties élémentaires d’une nation, de trouver où placer la caste des nobles. Je sais qu’il est des individus, en trop grand nombre, que les infirmités, l’incapacité, une paresse incurable, ou le torrent des mauvaises mœurs, rendent étrangers aux travaux de la société.

L’exception et l’abus sont partout à côté de la règle, et surtout dans un vaste empire. Mais au moins conviendra-t-on que, moins il y a de ces abus, mieux l’État passe pour être ordonné. Le plus mal ordonné de tous serait celui où non seulement des particuliers isolés, mais une classe entière de citoyens mettrait sa gloire à rester immobile au milieu du mouvement général et saurait consumer la meilleure part du produit, sans avoir concouru en rien à le faire naître. Une telle classe est assurément étrangère à la nation par sa fainéantise. L’ordre noble n’est pas moins étranger au milieu de nous, par ses prérogatives civiles et publiques. Qu’est-ce qu’une nation ? Un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législature. N’est-il pas trop certain que l’ordre noble a des privilèges, des dispenses, même des droits séparés des droits du grand corps des citoyens ? Il sort par là de l’ordre commun, de la loi commune. Ainsi, ses droits civils en font déjà un peuple à part dans la grande nation. C’est véritablement imperium in imperio. »

Abbé Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, janvier 1789, chap. I.

Que dit Sieyès ? Que le Tiers n’est pas l’attelage, ni même la dernière roue du carrosse, mais le carrosse tout entier, attelage et cocher compris, et qu’il est bien extraordinaire que les voyageurs embarqués, dont toute la peine consiste à monter et à descendre, se sentent autorisés, parce qu’ils paient quelques sous pour être conduits d’un palais à l’autre, à s’en attribuer tout l’effort et tout le mérite. Si les rentiers – « l’ordre privilégié », « l’ordre noble » – ont besoin de nous, le mal nommé Tiers, un tiers valant 9/10 sous l’Ancien Régime comme sous le nouveau, nous n’avons pas besoin d’eux. En somme, nous méconnaissons et trahissons notre force en l’arrimant à de tels commanditaires, en l’orientant vers de tels modèles. L’avenir de la cité repose sur les épaules des citoyens qui la servent et non sur les épaules de ceux qui s’en servent dans un dessein étroit, autopromotionnel. L’euthanasie du rentier prônée par Keynes est en réalité effective du fait même de la rente : le rentier, par autolyse, se retranche ipso facto de la communauté civique. Il est ce qu’elle devrait abhorrer par principe, quoiqu’il se voie en maints endroits qu’il est ce qu’elle courtise, attendant de lui la manne qu’elle a renoncé à cultiver elle-même. En tant que mutualisation de l’agir, la communauté civique, à la différence de l’actionnariat, est bien davantage que la somme des parties qui la constituent.

Démystifions un certain discours patronal, très en vogue au Medef, qui donne à entendre que l’économie ne tourne que grâce aux détenteurs de capitaux, fussent-ils des nababs confits dans leurs rentes. Un capital ne fait pas automatiquement de son détenteur un entrepreneur et les entrepreneurs ne sont pas toute l’économie. Il ferait beau voir que notre Président se déplace à l’étranger avec, en lieu et place du collège de tiques patronales en quête de chairs moins rétives à sucer, un panel de représentants de Scop (Sociétés coopératives et participatives) et de salariés de tous secteurs qui témoigneraient du bonheur que c’est d’avoir un code du travail qui rende la maîtrise du temps et des cadences aux travailleurs, vanteraient le mieux-disant Made in France et feraient la démonstration de ce qu’il est humainement profitable, en démocratie, de travailler non chacun pour soi mais les uns pour les autres.

Les accumulateurs de tout poil, les avares comme les munificents, qu’on peut toujours soupçonner de ne l’être qu’à proportion des gains démultipliés qu’ils en espèrent pour eux-mêmes, sont quantité dispensable. Un groupe humain, sans autres moyens que ceux, au vrai immenses, que procure le désir de contribuer au bien-être commun contre un peu d’amour ou d’amitié, peut déplacer les montagnes tout autant qu’un Rockfeller. À la différence d’un Rockfeller, il ne se croira pas fondé à déclarer, pour les avoir déplacées, que ces montagnes sont à lui. Il s’excusera même auprès des groupes voisins qu’un tel chambardement aurait dérangés et se préoccupera d’en partager avec eux les fruits.

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