Limites de la démocratie représentative, par Michel Leis

Billet invité. Paul Jorion : Je lis le billet de Michel Leis comme une contribution au débat qui a lieu ici sur le rôle que jouent et que pourraient jouer aujourd’hui les partis politiques ; il n’exprime pas ma position sur un parti en particulier. Pour ce qui est de mes rapports avec Nouvelle donne, on peut revoir ici les entretiens que j’ai eus avec Bruno Gaccio, membre fondateur de ce parti. Je participe par ailleurs mardi 18 mars à Paris à un débat organisé par le Collectif Roosevelt Sorbonne ; si je ne l’ai pas encore signalé ici, c’est que j’attends que l’on me communique le nom de l’élu ou élue qui sera mon interlocuteur ou interlocutrice.

Cela fait plusieurs mois qu’au travers de diverses discussions qui ont agité ce blog, je sens l’urgence de l’engagement politique. Le climat de déliquescence, la montée de l’extrême droite, tout me pousse dans cette voie. Dans le paysage politique français, le choix pour quelqu’un qui espère un monde un peu plus juste et un peu plus ouvert se résume entre un « Front de Gauche » dominé par la personnalité omniprésente (et parfois contestable) d’un Jean-Luc Mélenchon et la création de « Nouvelle donne » qui pourrait rejoindre par bien des aspects mon positionnement de social-démocrate de combat. C’est dans ce contexte que j’ai assisté mardi 4 mars à une réunion organisée à Bruxelles par le comité local de « Nouvelle donne ». Dans la réalité, j’ai assisté à deux réunions bien différentes.

La première avec Susan George, tout à fait passionnante, montre que des personnalités au sein de ce parti ont une conscience claire des enjeux et des risques. Centrée sur les implications du traité de libre-échange transatlantique, elle montrait très clairement comment des décisions impliquant l’ensemble des citoyens sont progressivement inscrites à l’agenda du pouvoir politique dans une absence de transparence totale. Un exercice minutieux de déconstruction des rapports de force plutôt effrayants quand on en évoque les détails.

La deuxième partie, consacrée à la démocratie participative avec Isabelle Attard (députée transfuge de EELV), ne fut pas à la hauteur de la première.  Une question essentielle fut pourtant évoquée dans son intervention : Si je ne m’engage pas, si je ne fais rien, pourrai-je encore me regarder dans la glace chaque matin ? C’était bien la raison de ma présence ce mardi, mais l’exemplarité se pratique, elle ne s’étale pas sous la forme d’un long discours de campagne truffé d’exemples personnels (moi je…, moi j’ai…) qui par ailleurs laissent peu de place au débat ! Mettre en place une commission de citoyens tirés au sort pour gérer la réserve parlementaire donne un habillage démocratique à une pratique qui ne l’est pas et ne s’attaque pas aux racines du problème. Même si légalement, cette réserve n’existe pas (cela reste à prouver, un budget doit bien être voté…), il est toujours possible de se battre sur ce sujet : proposer son interdiction, mener une campagne à la manière de celle de Susan George contre le traité de libre-échange. Quand fut évoqué le problème fondamental des lobbys, la réponse fut « c’est difficile, mais j’ai contribué à leur dénonciation dans un documentaire de M6 » (je résume). Pour celui qui s’intéresse un peu à la marche du monde, un documentaire sur ce sujet ne constitue pas à proprement parler une nouvelle.  Pour le citoyen horrifié qui découvre par hasard ce type de reportage, cela ne fait que nourrir le « tous pourris » qui fait le fonds de commerce de l’extrême droite. J’aurais préféré entendre de la part de Madame la députée quelque chose comme « j’ai travaillé à un projet de loi sur ce sujet » ou « c’est un des sujets prioritaires à traiter dans notre programme ».

Est-ce que construire un parti au fonctionnement démocratique peut constituer l’alpha et l’oméga d’un programme de nature à convaincre les électeurs ? Est-ce que le programme peut se résumer aux propositions du groupe Roosevelt ? Il me semble qu’il y a encore de la marge avant d’en faire un programme cohérent et opérationnel. Construire le parti le plus démocratique du monde, s’il n’accède pas au pouvoir ou n’est pas en mesure de peser un poids important sur le débat, cela ne sert pas à grand-chose, sinon à mener quelques batailles (qui risquent bien d’être des combats d’arrière-garde). Oui, il convient d’avoir une structure démocratique au sein d’un parti. Oui, il faut éviter le cumul des mandats. Oui, il faut éviter des carrières politiques trop longues, on est d’accord et je ne doute pas un instant de la sincérité d’Isabelle Attard dans le domaine.  Mais, le véritable enjeu est de changer les rapports de force entre monde politique et monde économique, c’est bien le sens du slogan « reprendre la main ». Un débat sur la démocratie participative méritait autre chose… Entre autres de s’intéresser aux limites actuelles de la démocratie fort bien formulées par Susan George, ainsi qu’aux manières de les dépasser.

Surtout, l’importance accordée à la forme et au mode de fonctionnement interne montre à quel point ceux qui sont déjà engagés dans cette aventure agissent (probablement « à l’insu de leur plein gré ») comme dans une structure de pouvoir au fonctionnement déjà largement similaire aux autres formations politiques. Les trente minutes passées sur ce sujet trahissent la dérive et montrent que l’importance accordée au mode d’organisation du parti  devient déjà un enjeu en tant que tel. Quand ceux qui s’installent au-devant de la scène sont tant préoccupés par les règles de fonctionnement (même si c’est une préoccupation légitime et louable), ils finissent par perdre de vue les enjeux de société. Il est fort à parier qu’après un début prometteur, « Nouvelle donne » s’essoufflera très vite.

De manière plus générale, j’ai bien peur que cette réunion ne soit révélatrice d’un problème plus profond.  Ce qui est en cause, c’est la dérive d’un modèle de démocratie représentative ou l’accession au pouvoir de représentants des citoyens s’appuie sur les partis politiques. Par le soutien qu’il apporte dans les tâches logistiques ou d’organisation, le parti est indispensable au candidat, comme la victoire d’un ou plusieurs candidats est indispensable pour que le parti puisse exister.

La logique de conquête d’une fraction du pouvoir (local ou national) pousse à simplifier et à transcrire des logiques complexes en slogans simples. Cette simplification du discours tend à rétrécir le champ de la réflexion politique, il n’y a plus de pensée globale, quelques mesures font un parti, une bataille fédère les militants, pour les partis visant le pouvoir suprême, le marketing politique tend à se substituer à la réflexion politique.

Ce mode de fonctionnement finit par être une organisation de pouvoir que s’approprient peu à peu les membres les plus dynamiques de l’organisation, au-delà de leurs convictions initiales. Ceux qui arrivent au sommet d’une telle organisation sont des « tueurs », car ils ont dû éliminer leurs concurrents. Les propos de Raoul Vaneigem  que je cite souvent à propos de l’effondrement de l’URSS sur « la création d’une plus-value de pouvoir issue de l’organisation » s’applique aussi aux partis politiques occidentaux.  Il arrive un moment où dans cette dérive, les élus ne finissent plus par rendre compte de leurs actions qu’au parti et les partis à ne rendre des comptes qu’à eux mêmes, l’Assemblée nationale ou le Sénat sont des chambres d’enregistrement. Le succès d’un Beppe Grillo ou d’autres partis qui connurent des destins aussi fulgurants qu’éphémères montre deux choses. D’une part, il existe une forte attente des électeurs pour un programme et un mode de fonctionnement privilégiant la proximité avec le citoyen. D’autre part, il est extrêmement difficile d’échapper à cette dérive, il aura suffi de quelques mois pour qu’à la démocratie interne du mouvement Cinq étoiles se substitue un mode extrêmement autoritaire.

Pourtant un mode de fonctionnement en démocratie directe n’est pas non plus une garantie absolue. Les récentes votations suisses profitent avant tout à un parti d’extrême droite qui fait son régal de slogans simplistes. L’UDC exploite au mieux la simplification des problèmes et une proximité sinon avec l’électeur, du moins avec ses plus bas instincts.

Ces limites ont toujours existé. Ce qui a changé, c’est l’indifférence générale qui existe autour de l’action politique, au mieux, on cherche des sauveurs, position extrêmement ambiguë et dangereuse. Cette désaffection, l’absence de débats de fond, la baisse du nombre de militants, tout cela fait qu’il n’existe plus de contre-pouvoir, le parti est un lieu d’expression des rapports de force comme un autre, simple clone du motif dominant de notre société.

Pire encore, la redistribution des cartes médiatiques cantonne pour l’essentiel les paroles alternatives sur quelques blogs et quelques sites, noyés dans la soupe Internet qui peut parfois placer au même niveau les thèses conspirationnistes les plus farfelues et le blog de Paul Jorion ou Mediapart, « magie » des algorithmes d’indexation. Exister nécessite des moyens que nous n’avons pas, nous rend dépendants de mécènes aux intentions plus ou moins claires…  C’est dans cette absence et l’expression de plus en plus nue des rapports de force que la démocratie disparaît, noyée dans le flot de l’information disponible, ensevelie par les enjeux de pouvoir, sans écho pour créer le débat, asphyxiée par les réseaux et les connivences.

Je n’ai pas l’habitude de jouer les empêcheurs de débattre en rond, désolé d’avoir joué les trouble-fêtes lors de cette réunion de mardi soir. Mais je reste orphelin d’un parti et avec quelques questionnements de plus sur la démocratie.

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