La société de surveillance : ON NE POURRA PLUS DIRE QUE L’ON NE SAVAIT PAS ! par François Leclerc

Billet invité.

Les commentaires que Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, a placés sur sa page personnelle ne sont pas passés inaperçus, et telle était bien son intention : « quand nos ingénieurs travaillent sans relâche pour améliorer la sécurité, nous pensons protéger contre des criminels, pas contre notre propre gouvernement… ». En prenant ses distances avec ce dernier, il a en tout cas exprimé la nécessité de protéger commercialement son entreprise, ayant pris la mesure de l’ampleur des réactions aux révélations résultant de la publication des documents communiqués par Edward Snowden aux journalistes Glenn Greenwald et Laura Poitras.

Symbolisant ainsi au mieux la surveillance qu’ils dénoncent, trois intervenants salués par une ovation des participants au South by Southwest Interactive Festival d’Austin (Texas) ont été dans l’obligation d’utiliser la vidéoconférence pour s’exprimer depuis Moscou, Londres et Rio, ne pouvant quitter leurs refuges ou s’y rendre pour des raisons connues. Il s’agit bien entendu d’Edward Snowden, de Julian Assange et de Glenn Greenwald. Alors que le nouveau chef de la NSA, le vice-amiral Michael Rogers, jugeait « vital » la poursuite de la collecte des données, concédant seulement que « nous devons faire en sorte que les procédures soient scrupuleusement respectées » (à condition de ne pas les changer), et que John Brennan, le patron de la CIA, expliquait que « dans la communauté du renseignement, nous essayons de faire les choses correctement », ce qui peut difficilement être considéré comme encourageant étant donné le double sens du propos.

Les dernières révélations publiées dans The Intercept, la nouvelle publication en ligne animée par Glenn Greenwald, font état d’une collecte de données pratiquée par la NSA à échelle industrielle depuis 2010, via des logiciels malveillants introduits dans des millions d’ordinateurs. Une page leurre de Facebook aurait été utilisée, expliquant la réaction de son PDG. Il ne s’agit plus cette fois-ci de recueillir des métadonnées, car ces logiciels permettent notamment de prendre la main sur le micro ou la caméra des machines, sans que rien n’en témoigne, afin d’écouter les conversations dans la pièce où elles se trouvent et de prendre des photos. On avait peu de temps auparavant appris dans le Guardian que le service britannique GCHQ, qui collabore étroitement avec le NSA, avait en 2008 intercepté les séquences vidéo enregistrées par 1,8 million d’utilisateurs d’un service de Yahoo!, afin d’en extraire une image toutes les cinq secondes via un programme intitulé « Optic Nerve »(nerf optique) et d’expérimenter un programme de reconnaissance des visages. Au fur et à mesure que les révélations se succèdent, les capacités de surveillance déployées s’étendent, conduisant à se poser une question difficile : comment les stopper, ou au moins s’en prémunir ?

Edward Snowden, qui n’est pas mal placé pour en parler, considère que la réponse doit être à la fois politique et technologique. Mais, tout comme Tim Berners-Lee qui est considéré comme le « père » d’Internet, il n’est pas favorable à une balkanisation d’Internet telle que la propose Angela Merkel, qui voudrait créer un réseau régional pour protéger les européens des grandes oreilles américaines. La NSA trouvera toujours le moyen d’y pénétrer, selon Snowden, tandis que Tim Berners-Lee s’oppose à toute mise en cause de l’architecture mondialisée d’Internet, qui est dans sa nature même. Dilma Rousseff, la présidente brésilienne, a de son côté annoncé son intention de construire de nouveaux câbles sous-marin liant directement son pays avec l’Europe, de concevoir un système national de cryptage et de forcer les entreprises comme Google et Facebook à stocker localement les données des utilisateurs brésiliens. Mais elle ne s’est toujours pas exprimée sur l’octroi de l’asile politique à Edward Snowden, au prétexte qu’il ne l’a pas officiellement demandé.

À une majorité écrasante (544 voix pour, 78 contre et 60 abstentions), le Parlement européen a adopté mercredi dernier un rapport préconisant de suspendre deux accords avec les États-Unis : Swift, qui donne au gouvernement américain l’accès aux données bancaires européennes afin de lutter contre le terrorisme, et Safe Harbour (Sphère de sécurité) qui permet aux entreprises américaines de transférer aux États-Unis les données personnelles des citoyens européens. Le Parlement a par contre rejeté la proposition de suspendre les négociations sur le TTIP (Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement), ainsi que celle d’accorder à Edward Snowden une protection officielle au sein de l’Union européenne. Une volonté politique limitée de marquer le coup s’est exprimée, mais ce vote n’étant pas contraignant, les suites qui lui seront données ne sont pas acquises…

En pointe, Dilma Rousseff avait proposé en septembre dernier devant l’assemblée générale de l’ONU qu’un contrôle multilatéral de l’utilisation d’Internet soit instauré. Une conférence se tiendra au Brésil en avril, qui sera l’occasion d’avancer des propositions et d’en débattre. Début octobre, les responsables de l’Icann, W3C et IETF – qui à eux trois gèrent l’infrastructure technique d’Internet – s’étaient réunis à Montevideo pour réfléchir en commun à l’évolution de leurs structures. Tim Barners-Lee a de son côté proposé l’élaboration d’une constitution mondiale, sous la forme d’une charte.

Que sortira-t-il de ce foisonnement d’initiatives de toutes natures ? Sans attendre, les intervenants vedette du festival d’Austin ont privilégié une autre approche en préconisant l’emploi par le maximum de personnes des outils de chiffrement des communications. Les conseils et les ressources ne manquent pas à ce propos sur Internet, Antoine Lefébure et Jean-Marc Manach les donnent en français. Chiffrer ses données met des bâtons dans les roues de la NSA (et des autres services, car ils ont fait des émules à ne pas en douter) et rendra l’espionnage de masse beaucoup plus coûteux et moins efficace, si l’usage se généralise. Mais cela n’extirpera pas le mal.

Dans un livre très documenté consacré à « L’affaire Snowden » (*), Antoine Lefébure revient sur le déroulement du film et l’éclaire. Il raconte sa genèse comme s’il s’agissait d’un roman dont on revit en le lisant les péripéties, pour conclure en diagnostiquant un incontestable « ébranlement planétaire ». De ce point de vue, Edward Snowden peut effectivement estimer, comme il l’a déclaré, que la mission qu’il s’était donnée est déjà accomplie. Les révélations ne sont cependant pas terminées, et il a informé son auditoire d’Austin que les limiers de la NSA n’étaient toujours pas parvenus à déterminer quels documents il a emportés avec lui, dont il chiffre le nombre à 20.000, et qu’ils ne savent donc pas à quoi ils doivent encore s’attendre. L’ampleur de la surveillance qui a été révélée, tout comme son caractère ressenti comme imparable, éclairent le mécanisme insoupçonné, mais maintenant dévoilé, d’un contrôle social omniprésent qui est en construction. La suite est en train d’être écrite au chapitre des objets connectés dont il est fait si grand cas aux chapitres de l’innovation technologique, de l’apparition d’un nouvel art de vivre et de l’émergence de marchés prometteurs, mais qui a une autre dimension.

Avec la crise financière, qui nous a permis de faire mieux connaissance avec un monde dont nous ne connaissions que ce qu’il voulait laisser paraître quand nous n’y appartenions pas – nous encourageant à mieux cerner encore les mécanismes et les ressources du pouvoir – un autre pan des ressorts cachés de la société de ce début du XXIème siècle vient d’être dévoilé. Cela retire toute excuse à tous ceux qui ne pourront plus désormais prétendre qu’ils ne savaient pas pour justifier qu’ils n’ont rien fait. Par une simple phrase destinée à faire réagir, Julian Assange a résumé l’enjeu, une fois constaté que le Web était désormais comme il l’a déclaré « sous occupation militaire » : « l’avancé des technologies annonce la fin de la vie privée ». Un paradoxe dans une société qui valorise l’initiative individuelle pour mieux éclipser l’action collective.
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(*) L’affaire Snowden – Comment les États-Unis espionnent le monde. Ed. La Découverte, 19€.

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