CE N’EST PAS AUSSI SIMPLE : Réponse à « Bombardement » par Jacques Seignan, par Cédric Mas

Billet invité. À propos de PROJET D’ARTICLE POUR « L’ENCYCLOPÉDIE AU XXIèmeSIÈCLE » – BOMBARDEMENT, par Jacques Seignan

Je prends quelques instants pour répondre à ton texte, qui à mon sens ne prend pas un bon exemple pour sa démonstration, ce qui risque d’en enlever la légitimité.

La question n’est pas de contester tel ou tel détail mais de relever ce qui ne tient pas dans ta démonstration.

Pour faire court, la manière dont tu construis ton argumentaire montre d’une part une incompréhension de ce qu’est la guerre moderne, et d’autre part repose sur un postulat erroné : l’échec des bombardements aériens.

En d’autres termes, ta démonstration ne « marche » pas en s’appuyant sur la guerre aérienne.

D’abord sur l’histoire (brièvement) : tu relèves en effet que tout cela date de la dernière (et de la plus atroce) des guerres de conquête coloniale ante-14, la guerre italo-turque, qui voit se développer l’ensemble des armes modernes : premiers bombardements aériens, premier avion abattu (par une mitrailleuse turque montée sur un muret, première guerre de l’information (avec les systèmes de coupure des câbles tsf sous-marins) etc…

Mais les bombardements dit « de terreur » destinés à frapper le moral des civils en visant les grandes villes commencent avant 1940. Les raids des Zeppelin ou des taubes (bombardiers nocturnes allemands), ou des Alliés (le premier bombardement d’une ville allemande, c’est Fribourg en 1914 par des avions français).

ces raids aériens sans objectif militaire immédiat répondent à deux tendances :

– d’une part la volonté traditionnelle de « briser » le moral des civils (la grosse Bertha qui bombarde Paris, les canonnades des ports à partir des navires du large etc. tout cela n’a rien de nouveau).

– d’autre part l’enthousiasme des penseurs pour les armes nouvelles, dont ils vont exagérer les effets, jusqu’à la théorie de « l’air intégral » de Douhet (qui postule que les guerres se gagneront dans les airs).

Il est donc naturel que dès le déclenchement de la Seconde guerre mondiale, les raids aériens dits « de terreur » se multiplient (Rotterdam, Belgrade etc.). Au passage les bombardements de terreur de l’artillerie sont encore appliqués (Varsovie en 1939).

ET cela marche, car le but recherché est le même que celui que visent les terroristes : frapper l’imagination en tuant aveuglément des civils pour répandre la terreur et briser la volonté de guerre de l’ennemi. La réaction internationale au bombardement du marché de Guernica n’est que la confirmation que cela marche, au début du moins.

Ces raids de terreur répondent à une logique, malheureusement inhumaine et horrible. Ils n’atteindront pas leurs buts après 1939 car ils se heurtent à deux éléments nouveaux : l’amélioration extraordinaire en quelques mois des défenses antiaériennes (radar, guidage dca…) et surtout le progrès dans la capacité à contrôler psychologiquement un pays par l’endoctrinement et la propagande (et le contrôle politique) qui fait que les moyens à mobiliser pour parvenir à briser le moral d’une population excèdent les flottes aériennes alors disponibles.

Sur les exemples que tu prends, je ne peux être d’accord car tu mélanges ces bombardement de terreur, avec d’autres actions aériennes sans rapport. D’abord, tu ne peux mêler ainsi les attaques aériennes d’objectifs purement militaires dans les pays occupés avec les raids aériens des Alliés sur l’Allemagne en 44-45 !

Ce n’est pas acceptable, ni historiquement, ni politiquement. Mélanger Caen ou Le Havre avec Dresde ou Coventry, c’est une des ficelles classiques des négationnistes (qui cherchent à « excuser » les crimes nazis en inventant des crimes équivalents alliés).

D’abord, il faut rappeler que l’envahisseur est responsable de toutes les pertes civiles occasionnées par les combats de la libération. Et surtout les règles de bombardement aériens dans l’Europe occupée sont draconiennes. Il n’y eut AUCUN raid de terreur. Les pertes civiles sont dues à la proximité des installations militaires ou stratégiques avec les habitations et aux limites technologiques des appareils de visée et des tactiques d’approche des objectifs. C’est dramatique mais il n’y avait rien de volontaire (et d’ailleurs bien peu de Français en voudront aux Alliés).

Ensuite, les raids alliés contre les villes allemandes répondent à plusieurs objectifs, certains encore liés aux théories sur l’impact des opérations dites « de terreur » sur le moral ennemi, mais d’autres purement militaires.

Les villes allemandes, puis tout le pays, sera soumis à une telle pression qu’il n’est pas possible de conclure comme tu le fais que cela a été un échec.

Si les usines parviennent à augmenter leurs chiffres de production, c’est au prix d’un effort immense, et d’une dépense d’énergie associée à une baisse de qualité et d’efficacité. En clair, Speer a organisé une production à court terme en sacrifiant le moyen et le long terme. D’ailleurs à partir de début 45, la production chute brutalement et les Allemands vivent sur leurs stocks.

Et surtout, il faut comprendre que la guerre moderne est un affrontement de systèmes complexes. Avant de décréter que tel effort était inutile, il faut d’abord analyser quel fut son impact. Les bombardements aériens des villes allemandes entre 40 et 45, c’est 350.000 morts et plus de 800.000 blessés (privant 10 % de la population civile allemande de maison). Mais c’est aussi la mobilisation loin du front de 2,1 millions d’hommes, et de 55.000 canons (chiffre de 44).

Il faut bien comprendre qu’une guerre moderne ne se gagne pas seulement à la pointe de l’attaque principale, mais aussi tout au long de la chaîne logistique et opérationnelle qui permet au soldat dans son trou en première ligne d’être plus fort, mieux ravitaillé, plus motivé et mieux commandé que l’ennemi.

C’est avec le même calcul que les Allemands vont maintenir leur guerre sous-marine sans aucune chance de succès (mais écartant du front des milliers d’avions, et de nombreux soldats entrainés).

Pour conclure ce premier (long) commentaire, il faut bien comprendre que le choix du bombardement aérien dans les années 40 est logique. S’il n’atteint pas tous ses effets (et c’est heureux sinon Hitler aurait gagné tout de suite vu qu’au début c’est la Luftwaffe qui domine les airs), on ne peut construire une démonstration sur des constats aussi légers historiquement.

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