PROJET D’ARTICLE POUR « L’ENCYCLOPÉDIE AU XXIème SIÈCLE » – BOMBARDEMENT, par Jacques Seignan

Billet invité.

L’avion fut inventé au tout début du XXe siècle et peu avant la Première Guerre Mondiale l’idée vint « naturellement » de lâcher des bombes depuis les avions : le bombardement aérien était né (1). Lors de la guerre civile en Espagne, des avions allemands au service de Franco bombardèrent Guernica, la capitale historique des Basques, le 26 avril 1936. C’est considéré comme le geste inaugural de l’extension de la guerre aérienne aux civils qui allait prendre une ampleur inégalée entre 1939 et 1945. Sans le chef-d’œuvre de Picasso ce sinistre épisode du XXe siècle serait certainement oublié dans le flot des malheurs qui ont suivi. Or la suite de ces nouveaux « Désastres de la guerre » selon la formule de Goya – un autre grand maître de la peinture, lui aussi témoin et accusateur par la force de son art – fut exponentielle dans son ampleur : après cette petite ville, d’immenses agglomérations sous les flammes…

L’historien Marc Ferro a parfaitement expliqué l’enchainement fatal de cette stratégie pendant toute la Seconde Guerre Mondiale (2). Durant la bataille d’Angleterre (1940-1941), les Allemands orientèrent leur action vers la destruction des villes avec pour objectif de démolir le moral des Anglais par la terreur. Ce fut le Blitz ; des villes ravagées (Coventry, resté comme un triste symbole) et le bombardement massif de Londres. Résultat : échec des bombardements. Les Anglo-américains ont, à partir de ces actions qui sont pourtant de flagrants contre-exemples, « l’idée stratégique […] de « saigner à blanc l’Allemagne en la bombardant grâce à l’aide de l’aviation américaine ». On connait la suite : Hambourg, Cologne, Dresde, napalm sur le Reich … Et au Japon : Tokyo, Hiroshima, Nagasaki… On oublie les données du point de vue militaire que donne Marc Ferro : en 1940, les Allemands fabriquent 10.800 avions ; en 1944 – sous les bombardements intenses donc – 35.000 sortent d’usines enterrées : échec des bombardements. Du côté nazi, une même erreur est commise lors du bombardement massif de Stalingrad : paradoxalement, dans les ruines des immeubles détruits et les immenses gravats amoncelés dans les rues, les troupes allemandes sont entravées dans leur progression ; les soldats soviétiques résistent héroïquement dans une étroite zone de ce qui reste de la ville, dans ces forteresses de décombres (3). Elle sera reconquise et le sort de l’Allemagne nazie scellé ; c’est un des grands tournants de la guerre. Certes ce facteur (un bombardement contre-productif) n’est pas l’unique raison de cette victoire décisive contre le nazisme mais elle ne peut être négligée : les bombes détruisent, tuent massivement (surtout des civils !) mais ne permettent jamais la victoire à elles seules. Et pour ce qui est du Japon, des historiens ont émis l’hypothèse nouvelle (4) que c’est l’entrée en guerre de l’URSS (le 8 août 1945) qui força également l’État-major impérial à la reddition, en « profitant » de l’impact des deux bombardements atomiques pour « sauver la face » et éviter l’occupation soviétique – dans cette hypothèse, l’empereur Shōwa aurait-il sauvé son trône ? Probablement, comme souvent en Histoire, le faisceau de causes est multiple et complexe, mais il ne faut jamais sous-estimer ni la perfidie ni le cynisme. Par contre durant la Guerre froide l’équilibre de la terreur évita l’utilisation des bombes atomiques – la dissémination actuelle n’en reste pas moins inquiétante. Mais pour ce qui est des bombardements « classiques » que se passa-t-il ensuite ?

Pour répondre, citons un des tabous évoqués par cet historien spécialiste de la Seconde guerre mondiale : « la faillite de la stratégie anglo-américaine des bombardements aériens entre 1942 et 1945 – qui a été reprise au Vietnam, en Irak et hier en Afghanistan –, un fait que les Anglais et les Américains ne veulent pas voir » (5). On vient récemment lors des commémorations du 6 juin 1944 d’en rappeler les conséquences sur les populations libérées. L’expérience accumulée par la suite sur cette stratégie prouve qu’elle n’est pas simplement inacceptable sur le plan éthique (mais relevant de la guerre, on retrouve le vieux débat des guerres justes, de la fin et des moyens…) mais de plus elle n’empêche en rien la mobilisation des peuples soumis à ces tapis de bombes. Plus de bombes furent larguées sur le Vietnam que sur toute l’Europe pendant la Seconde Guerre Mondiale (6) et, malgré cela, les GI Américains et l’armée sud-vietnamienne furent défaits par les combattants FNL (Viêt-Cong). Le 30 avril 1975, l’ambassadeur des Etats-Unis, cerné dans son ambassade de Saigon, s’enfuit depuis la terrasse en hélicoptère, son drapeau sous le bras : échec des bombardements.

Dans un proverbe latin connu, la seconde partie ne doit pas être escamotée : errare humanum est, sed perseverare diabolicum est. Il faut éviter de diaboliser quelque nation que ce soit – et l’Histoire démontre amplement que les Américains n’ont pas été les seuls à suivre ce type de stratégie obstinément inefficace et terriblement destructrice –, et donc il faudrait sûrement combiner la force analytique d’autres sciences humaines pour tenter au moins d’y voir clair dans une sale petite logique que l’on peut décrire comme « à la poursuite persévérante de l’échec total et prévisible des bombardements ». Certes des largages massifs de bombes à partir d’avions ne sont plus à la mode et les bombardements modernes sont « ciblés » – bombardements tactiques et non plus stratégiques – ; ils y ont gagné le nom plus présentable de « frappes aériennes » et même, le cynisme étant sans limites, de « frappes chirurgicales » – il est vrai qu’elles donneraient quelque travail aux chirurgiens si toutefois les victimes sur le terrain avaient accès à leurs soins. Dernier progrès, les drones : confort et irresponsabilité. En effet les pilotes sont planqués. Plus besoin de voler très haut : avec les drones, le champ d’opérations peut être extrêmement loin. Nos néo-dieux ont réinventé le Marteau de Thor (le Mjöllnir), puissant, destructeur, vengeur, il frappe depuis le ciel et répand la mort au sol. Les Hébreux, comme les anciens Germains, racontent également dans la Bible une destruction venue du ciel : la pluie de soufre et de feu que Yahvé fit tomber sur Sodome et Gomorrhe. Les humains cherchent-ils systématiquement à matérialiser leurs mythes, fussent-ils effroyables ? Des rêves positifs aussi se sont concrétisés tels que le mythe d’Icare ou le Nautilus de Jules Verne ; par quelle fatalité les avions et les sous-marins sont également utilisés en vecteurs de destructions célestes ?

Et comment expliquer que cette option militaire, modernisée – quel que soit son nom (frappes ciblées ou drones…) –, soit toujours d’actualité en ce début de siècle ? Une explication partielle pourrait être tentée. Cette tactique est efficace en dernier recours comme l’unique solution que les militaires peuvent proposer aux politiques quand leur procrastination entraîne des problèmes géopolitiques cruciaux dans des impasses.

Une histoire récente peut illustrer cette mécanique. Un dictateur psychopathe opprime son peuple (dans une grande indifférence car son pays a du pétrole) ; il peut aller jusqu’à faire abattre deux avions (en Ecosse puis au Sahara). Puis il redevient un allié fréquentable car l’ennemi de mon ennemi est mon ami (et il est généreux…). Le problème qu’il posait autrefois a été laissé de côté et son peuple passé en pertes et profits. Mais un jour tout dégénère : ce peuple se révolte… la situation devient incontrôlable. Une grande ville va être envahie par ses troupes : un carnage s’annonce. Alors les mêmes responsables – irresponsables – politiques doivent agir « à chaud » : une solution militaire s’impose, rapide et décisive et sans troupes au sol (trop tard et trop coûteux en image). Alors ils abattent le Marteau de Thor. Des colonnes de blindés sont écrasées au sol ; la ville est sauvée, le dictateur est à son tour en fort mauvaise posture ! Cet enchaînement mortifère est sans cesse renouvelé : un autre féroce autocrate bombarde artisanalement des quartiers en révolte de villes de son propre pays (y compris à l’arme chimique) ; aujourd’hui c’est une option pour arrêter des hordes fanatisées menaçant une capitale … Toutefois une hésitation se devine : bombarder et après… ?

Donc à face à cette paralysie de politiciens et de leurs patrons, coincés dans une stratégie fatale de l’immédiateté, les militaires fournissent la réponse évoquée. Frapper fort et de haut, ça peut marcher, il faut bien le reconnaître ; une victoire est obtenue en quelques jours, semaines ou mois et tant pis pour les dommages collatéraux, ils ne votent pas et ils sont « insondables ». Efficient pour CNN, inconséquent pour l’Histoire : aucune question de fond n’étant résolue pour les années à venir, les problèmes ne peuvent que s’aggraver. Qu’importe … une information chasse l’autre et, dans nos démocraties, les élus finissant par partir, c’est « après moi le déluge ». Et leurs « donneurs d’ordre », adorateurs du profit à très court terme, sont contents, eux aussi. Toutefois l’Histoire est parfois ironique : des champs pétrolifères qu’il fallait sécuriser sont ainsi menacés par le chaos.

Un jour, dans un monde pacifié et harmonieux, les bombardements inhumains seront impensables et de facto bannis. La terre ne subira plus que des bombardements non-humains venus du ciel, éternels et que jamais les hommes ne contrôleront : les averses de grêles, les objets arrachés par les tornades, les cendres et les ponces des éruptions volcaniques ou les météorites… Mais ça, c’est une autre histoire.
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(1) – Le premier  bombardement aérien  lors de la guerre italo-turque en Tripolitaine, 1911.

(2) – Marc FERRO, « Les tabous de l’Histoire » Nil éditions, 2002

(3) – Antony BEEVOR, « Stalingrad », Livre de Poche, 2002.
Voir pp 268-269 : « Cependant, les pilotes de la Luftwaffe eux-mêmes commençaient à partager les doutes de leurs camarades de l’armée de terre sur l’issue des opérations et leur impression que les défenseurs russes de Stalingrad risquaient de se révéler invincibles. ‘’ Je ne puis comprendre, écrivait l’un d’eux à sa famille, comment des hommes peuvent survivre dans un tel enfer, et, cependant, les Russes tiennent bon dans les ruines, les trous, les caves et ces squelettes d’acier qui étaient naguère des usines’’. »

(4) –  Ce n’est pas la bombe atomique qui a poussé le Japon à capituler par Ward Wilson. Cet article mérite de poser une question intéressante et rappelle l’effroyable destruction de 66 villes japonaises par des bombes conventionnelles (ou au napalm).

(5) – FERRO, ibid.

(6) –  chiffres comparés sur les tonnages de bombes : 7,08 millions de tonnes sur le Vietnam ; 3.4 millions sur toute l’Europe

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