Shadowrun, c’est maintenant, par AncestraL

Billet invité. Réaction à l’article d’Evgeny Morozov : La prise de pouvoir des données et la mort de la politique.

D’emblée je vous demande de me pardonner, mais je vais employer des images fortes dans ce billet par besoin de secouer les puces des lecteurs de ce blog.

 

Depuis vingt ans, une pensée m’accompagne : celle de vivre dans un jeu de rôle, du style de ceux que je pratiquais alors, les « JDR sur table » nés avec Dungeon-and-Dragons. Et ce n’est pas un « délire » : ce sont les événements extérieurs qui me font penser cela et permettent la similitude.

Personnellement, ma préférence en JDR allait pour Shadowrun, un univers « cyberpunk » des années 2050 situé à Seattle, un « futur dystopique proche » où la haute technologie, la magie et le fantastique se côtoient, où l’on joue un « shadowrunner » qui exécute des missions risquées « dans les ombres » pour une Corporation, contre une autre bien souvent, via un « Mr Johnson » fournissant les contrats, un costume-cravate anonyme comme il en existe des armées. Dans ce monde, le transhumanisme est omniprésent, tout comme la cybertechnologie, l’internet matriciel, les drones, la haute surveillance, la génétique, etc.

C’est un jeu dont la première édition fut publiée au USA fin 89…

Tout ce dont on parle dans ce blog depuis un mois, voire depuis que Snowden a parlé, eh bien, les auteurs de Shadowrun l’ont imaginé depuis belle lurette. Cela me réjouit et me fait peur en même temps de voir tout cela se réaliser…

 

On parle ici beaucoup de robots en ce moment. Or l’Occident n’est plus vraiment industriel. L’Occident a tout délégué à l’Asie pour ses produits manufacturés (ce qui a fait dire crûment à un milliardaire chinois « vous avez voulu de la merde, on vous en donne »). L’Occident d’aujourd’hui n’est plus intéressé par le fait que ses ouvriers consomment le fruit de ses efforts. Son but, c’est de se remplir les poches en vidant celles des autres.

L’Occident des banquiers, des multinationales est donc intéressé par le fait que les consommateurs d’aujourd’hui (ses ouvriers au chômage) consomment des services et des gadgets – même si on les pressure de taxes et d’impôts sans réfléchir qu’ainsi, ils ne pourront même plus consommer… Tout va se gripper, mais il est tellement grisant de foncer dans le mur en se prenant pour le roi du monde…

Ainsi, l’Occident des milliardaires fait produire à bas coût ailleurs et revend très cher… en Occident, où il se fait des marges monstre qu’il est sûr de rentabiliser, du simple fait que ses produits ont une vie courte et que les consommateurs les rachèteront à coup sûr, et plusieurs fois d’affilée – car les produits durables leur sont trop chers… Les robots, ce sont de bons outils de rentabilisation pour gonfler les marges. Alors quoi ?

Vous avez peur des robots qui nous prennent notre « travail », voire notre humanité ?

On attribue beaucoup de valeur au travail, pour la simple et bonne raison qu’il offre un relatif confort, au présent, comme pour l’avenir car il permet de se projeter. Pour beaucoup même, les gens font de leur travail leur vie : il donne un sens ; le travail comble un vide ontologique sans quoi, à quoi bon se lever le matin ? Cette idée-là me fait peur…

Le travail a aussi une valeur sociétale, car qui travaille est « inséré » et a lui-même une valeur. Le travailleur se donne de la valeur par rapport à ceux qui ne savent se vendre, qui n’ont pas ce que d’autres « supérieurs » attendent. « Prostituez-vous ! » qu’il disait !

Le travail valorise donc – même si l’on est payé des clopinettes tandis que les patrons gagnent 500 fois mon salaire… C’est dingue non ? Tant de paradoxes et malgré tout, malgré les souffrances et les injustices qu’il élabore, le travail est recherché et l’on se bat pour lui.

On perd sa vie à la gagner.

On vend sa dignité pour la garder… Bizarre ! Et très triste.

Donc voilà, des humains fabriquent des robots pour qu’ils nous remplacent dans bien des tâches (lire La Survie de l’Espèce !). Les robots sont moins nombreux et font aussi bien que beaucoup plus d’humains. Et tous ces humains ne pourront pas payer pour être servis par les robots. C’est triste aussi.

 

Quand j’étais ado, je regardais souvent le film Predator (et Total Recall aussi…)

Il y a une réplique culte au début du film, qui résume bien ce que l’on vit depuis 30 ans :

Dutch : J’vois qu’t’as bien changé Dillon. Jusqu’ici moi j’avais confiance en toi.

Dillon : Je m’suis réveillé, fais en autant. Dutch tu es utile comme un outil qu’on peut jeter après usage, alors j’ai utilisé cet outil au mieux de nos intérêts !

Dutch : J’suis pas un outil qu’on met à la ferraille, et déteste ce genre de boulot !

Dutch, c’est le mercenaire – l’ouvrier, l’employé…

Dillon, le patron ou le type de la Troïka.

Le soldat s’use tandis que l’autre joue aux échecs avec sa chair à canon… sans trop de risque.

 

Non seulement, il n’y a « nulle part où se cacher » comme l’a résumé Glenn Greenwald, mais nous nous dirigeons, à toute allure et dans un silence presque assourdissant – celui accompagnant l’effondrement – vers une société hyper surveillée et hyper technologique comme Evgeny Morozov en parle… D’abord ludique et rassurante puis effrayante ensuite.

L’électronique de pointe, les technologies numériques et l’internet, ce triumvirat sans humanité prendra un jour le contrôle de l’Humanité. « Globalia » est notre futur. Le travail deviendra une chose, vous le verrez bientôt, assez secondaire une fois que nous serons tous sous contrôle.

D’ailleurs, une fois sélectionnés et mis sous cloche les meilleurs des travailleurs, que deviendront les masses, pauvres et non rentables ?

Attendez-vous d’être effrayés pour de bon, ou mis devant le fait accompli, comme toujours ?

Nous fonçons donc vers une société, n’en doutons pas, où le moindre faux pas sera puni et sévèrement car la perfection est attendue et exigée…

Un univers où ceux croyant savoir et se croyant de bonne morale se mettront en tête qu’ils ont eux seuls les compétences – et les armes – pour « gendarmiser » le monde – si vous voyez de qui je parle. Huxley et Orwell en ont bien parlé, nous ont avertis. Et pourtant… À l’heure même qu’il est, écrire sur un blog comme celui de Paul Jorion, c’est se dévoiler comme Dissident – ainsi nous sommes, pour sûr, fichés et surveillés. On ne sait jamais : nous sommes peut-être dangereux !

N’oubliez pas que nous avons, toujours, des années de retard sur le Politique et le Militaire. Car ils écrivent les scénarii que nous vivons, sans quoi ils ne sauraient nous prévoir. Et si nous nous mettions à nous révolter, ils ont déjà mis en place les moyens de nous la faire fermer – comme l’a démontré Nafeez Ahmed. Ils sont malins et prévoyants. Tout doit leur être sous contrôle. Ils ont peur de l’incontrôlable – sauf si le Chaos est sous leur Ordre bien entendu.

Alors, finalement, que voit-on à l’horizon ?

Eh bien, quelque chose qui ne sera pas aussi fantastique que le monde de Shadowrun.

Les puissants nous dessinent depuis longtemps avec leurs ingénieurs, et on ne le voit que maintenant, un monde calculé, hyper calculé, hyper surveillé, hyper technologique, où chacun sera jaugé et classé. Du bétail. Des numéros nous serons. Des consommateurs jetables comme des outils nous sommes déjà. Si vous regardez bien attentivement, tout cela est en fait déjà en place.

Quiconque donc, ne sera pas AVEC le gouvernement, donc avec les multinationales, sera contre eux et potentiellement, sera dangereux pour eux et prétendument pour tout ceux qui sont « du bon côté »…

C’est une réalité. La fuir en rêvant, en glosant, en « réfléchissant », ne nous mènera à rien.

Certains hackers agissent – ils luttent numériquement.

La consommation numérique est une chaîne à nos cous, et les hackers essaient de la briser.

C’est une voie à mon avis tout à fait légitime, de « Lone Wolves » qui doivent lutter contre un Système tout entier qui n’accepte pas les réformes de type démocratique.

Dans Shadowrun, il y a une tripotée de héros à incarner, qui se battent à coups de drones, ou d’attaques dans la Matrice (ou comme Wolverine avec des griffes d’acier greffées, mais c’est moins plausible je crois). Peut-être y viendra-t-on. La Science-Fiction est de plus en plus moins loin de nous, voire déjà là, voire même nous dépasse-t-elle déjà (bien souvent en fait) car nous avons du mal à croire (notre esprit est encore trop fermé) que cela soit si rapidement possible.

L’article d’Evgeny Morozov illustre le fait que des start-up comme des géants de la technologie vont exploiter la moindre de nos données – en équipant absolument tout de capteurs – afin d’améliorer ou de sur-augmenter nos existences (pour ceux qui en auront les moyens n’est-ce pas). La politique n’aura qu’à puiser dedans pour orienter nos vies – ou les rectifier à sa convenance ! Et la politique politicienne pourra s’appuyer sur le « programme politique » de « la réglementation algorithmique ». L’homéostat agit comme un virus à l’ancienne. Hyperadapté.

En vérité, comme la technologie, le Technologique (comme si l’on parlait d’Humanité) semble bien parti pour dominer cette dernière. Elle dominera même les politiciens. Les seuls qui auront encore du pouvoir sont ceux qui l’ont pris aujourd’hui : ingénieurs, patrons et financiers. Voilà les ennemis du genre humain. Car comme dit l’auteur de l’article au beau milieu de celui-ci « une politique sans politique ne signifie pas une politique sans contrôle ou administration » : on voit que les riches ont déjà vidé de tout sens l’action de leurs marionnettes…

Si les politiciens n’ont plus de pouvoir sur le Technologique, et les peuples encore moins, où allons-nous ?

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