Effondrement versus mutation (I), par Michel Leis

Billet invité.

Épuisement rapide des ressources, catastrophe climatique de grande envergure, prise de pouvoir par des machines devenues intelligentes, les facteurs qui pourraient conduire à la disparition de l’espèce humaine ne manquent pas. De nombreux billets sur ce blog rappellent à intervalle régulier les risques que nous courons en poursuivant notre course folle. On ne peut pourtant pas se limiter à des scénarios d’effondrement. L’apocalypse nucléaire des années 50 et 60, au cœur d’une abondante production cinématographique et littéraire durant la guerre froide, n’a pas eu lieu, même si nous avons eu quelques avant-goûts civils de ce qu’aurait pu être un tel désastre. L’horloge de la fin du monde mise à jour par l’université de Chicago a beau se rapprocher à nouveau dangereusement de minuit, son évolution récente traduit à la fois le changement de la nature des menaces (elle prend en compte maintenant les changements climatiques), mais aussi les peurs de l’époque.

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Source Wikipédia

À ce jour, seules des catastrophes telluriques, des météorites et des bouleversements climatiques de grande ampleur ont entraîné des extinctions massives, mais leur fréquence est rare. L’extinction de l’holocène fera-t-elle exception à la règle ? L’humanité sera-t-elle la victime d’un processus initié par elle-même ?

Rien n’est moins sûr. Dans le catalogue des futurs possibles, les scénarios de mutation ne peuvent pas être écartés d’un revers de la main. L’espèce humaine présente une extraordinaire capacité à survivre dans des environnements hostiles et changeants, souvent au détriment de son environnement immédiat. Dans une perspective de long terme, le système fait preuve d’une extraordinaire résilience. Il s’adapte aux évolutions lentes, aux révolutions politiques et techniques, aux accidents climatiques. Cette capacité de survie ne se fait pas dans le désordre, bien au contraire. La minorité qui bénéficie de l’ordre social développe une aptitude à perpétuer la répartition extrêmement inégalitaire de la richesse et du pouvoir, ce que je qualifie dans mes billets de « Darwinisme social ». Cette minorité est souvent à l’origine des changements sans que l’on puisse faire la part entre des décisions planifiées et la simple convergence d’actions isolées en vue de préserver une position sociale très favorable.

Si les ressources s’épuisent, si les taux de croissance ne sont plus aux rendez-vous, si la création de valeur évolue pour s’adapter à ce nouvel environnement, les conditions du partage de la richesse et du pouvoir peuvent changer drastiquement. En attendant une hypothétique révolution énergétique, pérenniser cette répartition inégalitaire peut passer par la réduction de la consommation de masse en Occident et le maintien dans un état de sous-développement chronique des pays et des populations qui aspirent à plus de prospérité. Ce serait une autre application de l’adage qu’il vaut mieux « faire payer les pauvres, car ils sont plus nombreux ». Parallèlement, il peut se créer de la valeur et de la richesse indépendamment d’une consommation de masse. Il n’est plus question de ruissellement de la prospérité, mais de son confinement à un groupe restreint d’individus. On est dans un scénario à la fois inégalitaire et décroissantiste. J’avais déjà évoqué ce type de scénario dans un billet intitulé « Régressions » publié en 2012. Un tel scénario est-il possible, et si oui, comment peut-il se mettre en place et perdurer dans le temps ?

Cette situation de rareté des ressources et faiblesse des taux de croissance n’est pas du tout inédite, c’est celle qui prévaut avant la révolution industrielle. La période qui court de la fin du haut moyen âge jusqu’au début du 18e Siècle est particulièrement intéressante. Les paysans représentent l’immense majorité de la population[i], ils ne sont pour l’essentiel pas propriétaires de leurs terres, leurs conditions de vie sont très difficiles. La rente foncière constitue la source essentielle de la richesse, elle est accaparée par une caste de propriétaire, seigneurs féodaux tout d’abord avant qu’ils ne se changent en aristocrates. La période qui précède le 14e Siècle, est celle de l’optimum climatique médiéval, caractérisé par une relative abondance dans les récoltes et de bons rendements qui facilitent l’appropriation de la rente foncière. Le petit âge glaciaire qui démarre au début du 14e siècle (il perdurera jusqu’au milieu du 19e Siècle) dégrade les conditions dans lesquelles se constitue la rente foncière, c’est une période qui voit la multiplication des famines[ii], pourtant le rendement sur le capital reste élevé[iii] tout au long de la période, il existe donc une capacité à maintenir un rendement élevé du capital en dépit des aléas pesant sur les ressources. Ce rendement élevé du capital ne résulte plus seulement de la rente foncière, les prémices du capitalisme[iv] sont déjà à l’œuvre.

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Source : Piketty, « Le Capital au 21e siècle »

Un système d’échanges où la valeur vient de la rareté relative apparaît durant cette période. Les foires se développent et deviennent des places financières. Le système bancaire naissant crée les outils nécessaires, lettres de change, réseau de succursales et comptabilité moderne. Une nouvelle classe bourgeoise se développe, constituée de marchands, de banquiers et de quelques artisans de luxe. Elle accumule la richesse en s’affranchissant apparemment de la rente foncière. En réalité cette concentration de richesse repose sur quatre piliers : la demande de l’aristocratie qui dépend pour partie de la rente foncière, le développement du crédit et l’instrumentalisation d’une nouvelle rente, les taux d’intérêt, le pillage colonial qui démarre au 16e Siècle auquel va activement contribuer cette nouvelle classe bourgeoise[v], et enfin la demande que la classe bourgeoise s’adresse à elle-même pour affirmer son statut. Cette accumulation de richesse est confinée à un tout petit cercle d’individus. Aux franges de cette bourgeoisie, la classe moyenne reste très réduite, elle ne représente pas une demande significative, on est bien dans un confinement de la richesse à une classe dominante.

Durant cette période, l’acceptation de ce partage inégalitaire repose pour l’essentiel sur deux éléments. D’un côté la concentration des moyens nécessaires pour imposer l’ordre social, par la force si nécessaire. Les rapports de forces se construisent par la possibilité de passer à tout instant de la virtualité de la violence à son recours effectif. La mutation de l’ordre féodal vers un État central fort ne change rien à la nature des rapports de forces, le pouvoir central prend bien soin de garantir la propriété locale et la sécurité des biens, il exerce « le monopole de la violence »[vi], marque de fabrique des États modernes. On ne peut pourtant pas limiter l’acceptation de la population à la crainte de la violence[vii]. Il existe aussi une norme sociale qui ancre les individus dans le quotidien, aussi pénible soit-il. Elle se fonde sur le rythme immuable imposé par les saisons, le poids des traditions et le message religieux. Dans l’Église catholique, il incite à l’acceptation de sa condition présente, au royaume des cieux « les premiers seront les derniers[viii] ». Il se double de la proximité de l’église et du pouvoir, le message dominical est souvent celui de l’ordre. Dans l’église protestante en plein essor, le concept de prédestination pose l’inscription dans le social dans des termes différents. Elle incite à prendre une part active dans un processus d’enrichissement fondé sur l’austérité, la réussite individuelle serait la marque de la grâce accordée par le Seigneur. Ce retour historique permet d’illustrer cette capacité d’un système inégalitaire à prospérer dans un environnement où les ressources restent rares.

La double révolution politique et industrielle du long 19e Siècle change les conditions de création de la richesse et du consentement de la population. C’est une mutation de grande ampleur qui s’opère dans l’ensemble du système politique et économique sans que la répartition inégalitaire du pouvoir et de la richesse n’évolue.

La bourgeoisie s’approprie le pouvoir politique lors de la Révolution française. C’est la matrice de la plupart des révolutions qui vont suivre : remise en cause par la violence des rapports de forces existants, redistribution (du pouvoir et/ou des richesses) au profit de nouvelles élites qui se substituent aux anciennes. La révolution est un accélérateur qui ne change rien au résultat dans une perspective de long terme. En Angleterre par exemple, le maintien d’un système monarchique ne change pas fondamentalement la donne, l’aristocratie devra aussi partager son pouvoir avec la bourgeoisie dans le courant du 19e Siècle. Même la révolution russe de 1917 n’aura été qu’une redistribution des cartes qui aura duré un peu plus de 70 ans, une nouvelle oligarchie a remplacé l’aristocratie tsariste. L’ouverture démocratique qui se poursuit[ix] en Occident voit accéder au pouvoir des hommes politiques de plus en plus professionnalisés. Ceux qui arrivent au sommet de l’État sont pour l’essentiel issus d’une filière extrêmement élitiste qu’ils partagent avec les élites économiques, dans un recrutement essentiellement endogène.

Sur le plan économique, avec les gains de productivité liés aux nouvelles sources d’énergie et à la mécanisation, la valeur se crée sur la quantité, directement par la consommation de masse, indirectement par les investissements réalisés par l’industrie pour créer de nouvelle forme de consommation[x]. Cette consommation de masse se construit partiellement par une redistribution partielle des gains de productivité réalisés. Le pouvoir d’achat d’une partie de la population occidentale[xi] s’améliore, même si ce pouvoir d’achat se construit en partie par l’exploitation des pays du sud qui restent dans des situations post coloniales. La consommation de masse conjuguée à la quête de profits toujours plus élevés conduit au gaspillage effréné des ressources. La combinaison d’une norme de production centrée sur la flexibilité et d’une norme de profit élevée renvoie à notre question initiale, celle de la survie de l’espèce.

Sur le plan politique, la mutation vers des systèmes démocratiques impose d’obtenir l’adhésion, sinon le consentement des individus. C’est la croyance dans un futur meilleur, sinon dans l’immédiat, du moins pour les générations suivantes qui s’établit comme norme sociale dominante à partir du milieu du 19e siècle. Le progrès envahit le discours politique sous une double forme : progrès économique à droite, progrès social à gauche, avant que l’idée de progrès social ne disparaisse des discours politiques en ce début de 21e Siècle. Cette norme sociale se double d’un changement de nature des rapports de forces. Alors que ceux-ci étaient fondés sur la possibilité de recourir à la violence à tout instant, les rapports de forces en ce début de 21e Siècle reposent sur l’accumulation de dépendances. Dépendance liée à un statut (le salariat), à des systèmes de solidarité dont nous ne sommes pas maîtres, à des modes de consommation qui portent notre image. Cette dépendance construit des rapports de forces tout aussi efficaces que ne l’était l’accumulation de moyens de coercitions dans le passé.

Quid d’un système où le progrès n’est plus une évidence pour la plupart des citoyens ? Quid de la disparition des systèmes institutionnels de solidarité ? Le retour aux conditions d’une rareté des ressources nécessite des changements drastiques pour que les inégalités perdurent. Comment réduire la consommation des individus ? Comment obtenir le consentement de la majorité des citoyens à une réduction subie ? Ce sont les questions au centre des scénarios de mutation.

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[i] 80% de la population française appartient à la paysannerie à la fin du 16e siècle.

[ii] La grande famine de 1315-1317 en particulier est l’une des bornes utilisées pour délimiter le début du petit âge glaciaire, c’est une période caractérisée par des pluies torrentielles et de très mauvaises récoltes, le minimum sera atteint au milieu du 17e siècle.

[iii] Il est vrai que l’épidémie de peste noire qui apparaît au 14e siècle compense largement les aléas climatiques du début du siècle, la population française baisse dans un facteur compris entre 33 et 50%, ce qui diminue le nombre de bouches à nourrir et permet de préserver les surplus agricoles et donc la rente foncière, mais cette situation n’est plus de mise à la fin du 15e et au 16e siècle.

[iv] Cf. la Trilogie de Braudel : « Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe au XVIIIe siècle ».

[v] Les différentes compagnies des Indes (néerlandaise, anglaise et française) se substituent par bien des aspects au pouvoir royal dans les colonies, en particulier en s’appropriant l’usage de la force pour imposer aux populations locales la mise en coupe réglée. Elle développe dans le même temps des capacités logistiques et spéculatives étonnamment modernes. Les maisons d’Amsterdam avec leurs entrepôts permettent de spéculer sur la rareté après l’arrivée des bateaux, la bourse de Londres permet de financer ces nouvelles compagnies, accompagnées des premiers krachs boursiers de l’histoire comme celui de la compagnie des Mers du sud en 1720 qui ruinera quelques personnages célèbres comme Isaac Newton ou Jonathan Swift.

[vi] Pour reprendre la formulation de Max Weber.

[vii] Il y aura d’ailleurs pas mal de jacqueries et de révoltes locales tout au long de cette période.

[viii] Mathieu 20 :16

[ix] Suppression du suffrage censitaire en 1848, vote des femmes en 1945.

[x] Encore que la demande tout au long du 19e siècle sera largement dominée par le développement des infrastructures et les dépenses militaires.

[xi] C’est à la fois le résultat des luttes sociales, mais aussi celui de quelques capitalistes qui voient dans le « welfare capitalisme » une formidable opportunité de développer la consommation.

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