Genèse de la responsabilité, par Dominique Temple

Billet invité.

Depuis que la science a reconnu que l’univers se produisait à partir de deux dynamismes antagonistes, qu’elle appelle la matérialisation et la dématérialisation de l’énergie [1], donnant à la vie une importance égale à l’entropie, elle appuie sans réserve l’idée que l’individu se présente comme la forme ultime de la vie [2]. Selon cette cosmologie, la responsabilité devrait être postulée comme la forme la plus différenciée de la vie puisqu’elle est une propriété essentielle de l’individu qui apparaît au sommet de son évolution.

L’avenir est cependant à ce point ouvert que rien ne permet d’assurer que la responsabilité vis-à-vis d’autrui soit un choix définitif de tous les humains. Il est possible qu’une minorité d’individus décide de sacrifier l’humanité à sa jouissance plutôt que de consentir aux contraintes que lui imposerait le souci de l’humanité future. Mais est-on réduit à ce dilemme entre cette liberté absolue et la responsabilité ?

Si la science confirme aujourd’hui deux des trois principes que la philosophie anticipait dès son commencement, pourquoi ne ferait-elle pas droit au troisième ? Trois sont les principes, disait Aristote : le chaos (la mort), la vie, et la puissance qui les contient tous deux comme potentialités. Le philosophe Giorgio Agamben a reconsidéré le Traité de l’âme, et montré comment selon Aristote la puissance peut se déployer autrement que dans l’actualisation de la vie ou de la mort (entendre aujourd’hui l’entropie et la néguentropie, ou encore la matérialisation et la dématérialisation de l’énergie), c’est-à-dire comme une puissance supérieure : l’âme, dont la forme la plus développée serait l’esprit. Selon Aristote, la puissance peut se déployer selon une dynamique qui lui est propre [3].

Que dit la Physique aujourd’hui de cette troisième dynamique dénuée de toute forme et de toute force ? Toujours rien, car l’être vivant prend connaissance du monde physique en respectant sa logique, qui exclut de la connaissance ce qui est en soi contradictoire : le Tiers exclu). La philosophie reconnaît bien le Tiers comme la puissance, c’est-à-dire comme la source des deux dynamiques de l’univers (matière et énergie), mais elle ne peut envisager qu’il soit la résultante de la relativisation mutuelle de ces deux contraires parce qu’elle aussi utilise la logique que lui dicte la représentation de la nature ! Aristote lui-même envisage bien le passage de la puissance à l’acte, mais non le passage de l’acte à la puissance à partir de la relativisation des deux actualisations antagonistes du chaos et de la vie.

Cependant, la science et la philosophie reconnaissent sous le nom d’identité des contraires le passage de l’un des contraires à l’autre grâce à l’idée de contradiction. Et aujourd’hui, la Physique en montrant que l’un est capable de se transformer en l’autre et réciproquement (matérialisation et dématérialisation de l’énergie) ne confirme pas seulement l’identité des contraires, mais ouvre la voie à la dernière séquence d’un système de transformation complet : la réversibilité simultanée de chacun des contraires dans l’autre, de sorte que la résultante de cette double relativisation soit une puissance indéterminée, le Tiers inclus.

Nous postulerons que l’affectivité de la conscience et du sens apparaît lors de la confrontation des contraires (mort et vie, identité et différence), et qu’elle révèle le Tiers inclus. Or cette affectivité peut se déployer, on l’a dit, de façon autonome en se refusant de s’actualiser soit comme énergie soit comme matière organisée. L’affectivité qui se reploie sur elle-même dans la réciprocité anthropologique est à l’origine de la conscience. Enfin la conscience qui naît d’une structure de réciprocité ternaire est l’incarnation du sujet responsable.

Voyons cela de plus près. Les neurosciences découvrent aujourd’hui que les informations biologiques et les informations physiques donnent naissance par leur interaction au Soi. Et lorsque la réciprocité engage l’action de l’un vis-à-vis de l’autre, elle donne naissance à un Tiers commun entre le Soi de l’un et le Soi de l’autre, qui est pour chacun un Soi réfléchi sur lui-même. Un nouveau sujet apparaît qui est un Autre par rapport au sujet constitué par le Soi. Ce nouveau sujet est le sentiment de l’Humanité en chacun de nous [4].

Dans une structure de réciprocité binaire (le face à face de l’Alliance), le sentiment d’humanité révèle sa présence dans le visage de l’autre. Dans une structure de réciprocité ternaire, chaque partenaire n’agit plus vis-à-vis de celui dont il subit mais agit vis-à-vis de l’un, et subit d’un autre. Comme précédemment, deux perceptions antagonistes élémentaires sont couplées l’une à l’autre, et la structure ternaire permet donc, comme le face à face, la naissance d’un sentiment commun. Cependant, le visage de l’autre où se révélait cette conscience affective fait défaut. Chacun est en réalité la seule source de la reconnaissance du sentiment qui donne sens à l’une et l’autre de ses perceptions antagonistes. La structure ternaire est donc le support de l’individuation du Sujet. L’individuation du Sujet n’est alors plus la même chose que l’individualisation, qui elle se présente comme la forme la plus évoluée de la vie.

L’individuation est la raison d’une subjectivité absolue parce qu’elle est une conscience affective qui ne se représente plus de manière objective dans l’expression d’autrui. Elle est révélation pour chaque personnage, liberté originelle, et par là même ignorance de ce qu’elle procède de l’autre. Mais la liberté du Je n’est pas l’indépendance de soi vis-à-vis d’autres personnes. L’extériorité du Tiers a été remplacée par l’intériorité du Tiers. Or, si chacun doit à la structure ternaire sa propre existence comme sujet, cette intériorité a emporté avec elle la nécessité de cette structure. Pour autant son effacement n’est pas sa disparition : elle est seulement devenue invisible. Autrement dit, chacun doit prendre en charge autrui comme autre sujet sous peine que la matrice de sa propre individuation, de sa liberté et de sa dignité d’être humain, ne disparaisse. La méconnaître n’est possible qu’à la condition de se reconnaître comme « otage » de l’Autre, selon le mot d’Emmanuel Levinas. La conscience est alors manifestation de Soi comme un Autre [5]. L’Autre est en Je : cela veut dire que le Tiers s’individue dans le Sujet devenu Responsabilité. L’individuation fonde donc la liberté du Je mais comme responsabilité de tous les autres. Dès lors, nous n’avons pas le droit d’accorder à un arbitraire biologique de disposer de notre responsabilité ; et nous avons l’obligation d’opposer à l’individualisme (l’individualisation biologique) l’individuation qui nous fait sujets responsables de l’humanité tout entière.

Profitons de cette réflexion pour répondre à l’une des assertions de Hans Jonas et de Emmanuel Levinas qui parfois embarrasse cette question. Laurence Hansen-Löve [6] la précise ainsi : « Cette “responsabilité” est non réciproque. Le propre de l’éthique – selon Emmanuel Levinas et Hans Jonas – est de commander sans rien promettre en échange. Mais que commande-t-elle ? Essentiellement le respect de l’humanité » [7].

Oui, l’affectivité est par nature absolue, et le Soi de tout être ne peut être divisé : il est Unique. Et les deux philosophes affirment à juste titre qu’il se manifeste hors de toute réciprocité : c’est évident. Mais la réciprocité est sa matrice, et c’est parce que la réciprocité conjugue les dynamiques biologiques et physiques des uns et des autres dans une seule structure que la conscience affective qui en résulte leur est commune, et que leur humanité est absolue, souveraine, unique.

D’autre part, le Tiers de la réciprocité en chacun d’entre nous se manifeste par la Parole qui a nécessairement un sens identique pour qui participe de façon égale à sa genèse, et cette Parole permet de construire une autre relation de réciprocité avec un autre Tiers. Si tout être est Unique, chacun est pour l’autre un Autre absolu, mais l’Un et l’Autre engendrent par leur relation de réciprocité, s’ils le veulent, un Tiers qui leur est commun. Ce Tiers est à son tour Unique : il est la troisième personne des trois personnes de la réciprocité trinitaire. La pensée de Hans Jonas et de Emmanuel Levinas dépend peut-être de la tradition hébraïque alors que l’explicitation du Mystère de la Trinité se doit surtout au christianisme. La Trinité est pourtant une conséquence logique de la création du sujet comme Soi, puis dans la réciprocité anthropologique comme Soi humain, puis de la création de l’Esprit (la conscience universelle) par le langage de l’Un avec l’Autre.

Nous reconnaissons la Conscience comme la manifestation la plus évoluée de l’énergie psychique née de la réciprocité. Et nous disons que la responsabilité est une manifestation de cette conscience spécifiquement humaine. Mais l’on peut en dire autant des autres valeurs éthiques. Elles naissent toutes comme Tiers des relations de réciprocité entre les hommes. Cette proposition est fondée sur l’observation suivante : il existe plusieurs structures sociales qui obéissent au principe de réciprocité. Elles sont toutes la matrice d’un Tiers. La responsabilité n’est pas le seul sentiment à témoigner de l’être humain : la justice y prétend tout autant, la confiance aussi, et l’amitié ou l’amour, parce que tous sont l’expression d’une conscience réfléchie sur elle-même dans la réciprocité.

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[1] Qu’illustrent le principe de Carnot et le principe d’exclusion de Pauli.

[2] La physique elle-même ! car selon sa première ambition, elle ne prétendait que de rendre compte de la constitution énergétique de l’univers soumise au principe d’entropie. Elle ne découvrit la matérialisation de l’énergie qu’au début du XXe siècle.

[3] Giorgio Agamben, La communauté qui vient, IX, Bartleby, Seuil, 1990, pp. 39-42.

[4] Cf. D. Temple (1996) « Naissance de la responsabilité ». Publié dans : Teoría de la Reciprocidad, La Paz, éd. Padep-gtz , 2003, pp. 195-202.

[5] L’expression est de Paul Ricoeur Soi-même comme un autre, Le Seuil, 1990, mais dans un sens différent (voir les pages 211-226).

[6] Laurence Hansen-Löve, L’Humanité à venir a-t-elle des droits ?

[7] Laurence Hansen-Löve écrit à propos du principe de responsabilité défendu par Hans Jonas : « Après tout, la proposition “Après nous le déluge…” peut fort bien se justifier. Je peux préférer la destruction du monde à une égratignure de mon petit doigt, constatait déjà Hume en son temps… La responsabilité jonassienne est au contraire une idée morale et métaphysique. Responsabilité pour autrui, c’est-à-dire obligation où je me trouve de répondre d’autrui, même si aucune loi ne m’y oblige – et responsabilité devant l’avenir, c’est-à-dire responsabilité comme souci, ou encore sollicitude, et non pas capacité ou volonté d’assumer des actes ou des projets dont je serais partie prenante. Dans ces conditions, la responsabilité n’est pas le résultat de l’autonomie, elle en est le fondement. Elle n’est pas non plus une caractéristique particulière ou secondaire de l’humanité : tout au contraire, elle en constitue le signe distinctif, voire la définition.»

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