Le Monde / L’Écho, Sommes-nous assez compétitifs face au Bangladesh ?, le mardi 17 mai 2016

J'avais écrit dans mon billet : "Le rythme actuel de la robotisation signifie que, faute pour de nouveaux Bangladais de passer de paysan crève-la-faim à ouvrier mal payé, les salaires du Bangladesh ne décolleront plus significativement de leur niveau actuel."

Une modification intempestive au niveau du Monde en a fait : "Le rythme actuel de la robotisation signifie que, bien qu'il y ait de moins en moins de Bangladais passant du statut de paysan crève-la-faim à celui d’ouvrier mal payé, les salaires du Bangladesh ne décolleront plus significativement de leur niveau actuel."

... introduisant un contresens criant. J'ai remplacé ci-dessous "bien que..." par "comme...".

Sommes-nous assez compétitifs face au Bangladesh ?

Voici ce que l’on entend dire de plus en plus souvent : 1) les salaires français ne tomberont jamais au niveau de ceux qui sont payés au Bangladesh aujourd’hui, car la mondialisation fait que les salaires dans ce pays augmentent ; 2) les exigences de la compétitivité font que les salaires au niveau international vont s’établir quelque part entre les salaires français et bangladais actuels, au niveau que les marchés définiront (car ils ont la capacité de fixer les prix à leur niveau vrai) ; 3) et il est bien qu’il en soit ainsi car de quel droit refuserions-nous au tiers-monde son industrialisation, n’est-ce pas nous après tout qui avons retardé celle-ci en faisant subir à ces pays la prédation de nos projets coloniaux ?

Sans même compter que les « marchés » ne font en réalité preuve d’aucune sagesse et n’ont que faire de l’objectivité des prix, ne faisant rien d’autre qu’entériner des rapports de force, ce raisonnement tient-il la route ? Sur le plan du sens commun sans doute, mais il ignore entièrement le mouvement de robotisation du secteur industriel et de remplacement en parallèle du travail intellectuel par le logiciel, qui va s’accélérant.

Le correspondant en Chine du sud du Financial Times, Ben Bland, a rappelé récemment quelques faits (« China’s robot revolution », 28 avril 2016).

• En 2010, dans l’industrie automobile chinoise, un robot assembleur remboursait son coût en 5,3 ans ; en 2015, cette durée était de 1,7 an.

• Sur la découpe, le robot boucher perd 3 à 4% moins de viande que le boucher humain.

• Un être humain peut doubler sa productivité en dix ans, un robot, en quatre ans seulement.

• M. Cheng Congham, directeur-adjoint d’une firme chinoise fabriquant des lavabos, déclare : « Ces machines sont meilleur marché, plus précises et plus fiables que les êtres humains. Des robots ne m’ont jamais bousillé un lot entier ! ».

Quelles sont les implications de tels faits ? Ils veulent dire que le travail des robots est déjà meilleur marché que celui des ouvriers du tiers-monde et que ce dernier se désindustrialise pour cette raison avant même d’être arrivé au bout du processus d’industrialisation qui fit historiquement sortir de la misère de vastes populations paysannes fuyant en direction des centres urbains.

Le rythme actuel de la robotisation signifie que, comme il y a de moins en moins de Bangladais passant du statut de paysan crève-la-faim à celui d’ouvrier mal payé, les salaires du Bangladesh ne décolleront plus significativement de leur niveau actuel, et que rien n’empêchera donc ceux de nos pays de poursuivre leur descente aux enfers pour aller s’aligner sur eux. Le « miracle » de la mondialisation et les sacro-saintes exigences « naturelles » de la compétitivité (dont sont curieusement exemptés les dividendes des actionnaires et les bonus des dirigeants des grandes entreprises) continuera à entraîner nos salaires chez nous – et partout à l’échelle mondiale – vers le niveau du salaire de simple subsistance du pays de la planète le plus tragiquement exploité par les exigences du marché.

Ne s’agit-il pas là du simple effet des dures lois de l’économie ? Eh bien non ! Si les salaires sont considérés comme des coûts qu’il faut minimiser à tout prix, et les dividendes et les bonus des dirigeants comme des parts de bénéfice à maximiser coûte que coûte, il ne s’agit là que d’une simple convention comptable que seule notre inattention a laissé s’installer sans jamais la remettre en question. Que nous puissions imaginer qu’il s’agisse d’une loi naturelle en dit long sur la crédulité de l’être humain et sur sa tolérance à son propre asservissement, aussi longtemps qu’« on le laisse tranquille » et qu’il en récolte quelques miettes. Rien de plus, vraiment !

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