De la même manière qu’il avait tourné en 1964 L’Évangile selon saint Mathieu, considéré aujourd’hui selon l’Osservatore Romano (le 22 juillet 2014), comme « le meilleur film jamais fait sur Jésus » et « le symbole de l’Église miséricordieuse de François », Pier Paolo Pasolini rédigea quatre ans plus tard le scénario d’une vie de saint Paul. Il ne put cependant réunir les fonds que le tournage aurait nécessité : « Ce n’est qu’en 1974 que les producteurs s’intéressèrent sérieusement à l’éventualité de réaliser ce projet. Mais tous furent découragés par l’ampleur des sommes à investir pour un film aussi « risqué » » (p. 13), comme l’explique l’introduction du livre consacré au projet, qui rassemble les notes que Pasolini avait rédigées.
Pourquoi un film sur saint Paul ? En raison selon Pasolini de l’actualité de la figure historique. Il écrit ceci :
« Il est certain que saint Paul a démoli, de façon révolutionnaire, avec la seule force de son message religieux, un modèle de société fondé sur l’inégalité sociale, l’impérialisme et, surtout, l’esclavagisme » (p. 19).
Actualité de saint Paul à ce point pertinente que le poète-réalisateur italien, assassiné en 1975, entendait réaliser la gageure de situer l’action de son film à l’époque actuelle – à quelques dizaines d’années près – sans rien changer des mots de Paul de Tarse tels qu’ils sont rapportés dans ses Épîtres : « … mon intention n’est certes pas de dévier ou altérer le verbe de saint Paul. Au contraire, comme pour L’Évangile selon saint Mathieu, aucune des paroles prononcées par Paul dans les dialogues de ce film ne sera inventée ou reconstruite par analogie » (p. 17).
Ni sans rien changer non plus aux épisodes de la vie de Paul Tarse tels qu’on les trouve rapportés dans les Actes des apôtres, si ce n’est modifier d’un bloc l’époque à laquelle ils se déroulent précisément, pour souligner que celle-ci est indifférente. Seul leur cadre est transposé. Ainsi, Jérusalem, ville occupée par les Romains devient dans le scénario de Pasolini, Paris occupée par les Nazis, Rome, siège de la puissance occupante, devient New York (plutôt que Berlin), Athènes, repaire d’intellectuels sympathisants du message de Paul mais moqueurs quand il invoque l’au-delà et autres « superstitions » telles qu’une prétendue résurrection des morts, devient, cela va de soi, la Rome où Pasolini vit lui-même.
Pasolini raille gentiment les intellectuels romains qu’il met en scène, ambivalents à l’égard de Paul, tout en laissant entendre qu’il partage leur ambivalence envers le personnage, en particulier lorsque Paul verse dans la misogynie qui l’a tant desservi vis-à-vis des modernes. Pasolini note par exemple :
« Durant cette partie du discours, après avoir échangé des regards de connivence, les « intellectuels » quittent discrètement la salle, avec des sourires patients et ironiques – pour bien marquer, avec courtoisie, leur désaccord… » (p. 112).
Plus marqué encore, lorsque Paul prône une soumission servile vis-à-vis de l’autorité et qu’il dit :
« Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu. Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu. Et les rebelles se feront eux-mêmes condamner… »,
Pasolini commente :
« Au fur et à mesure que Paul parle, l’assemblée, qui était venue l’écouter avec amour, est d’abord surprise, puis saisie de stupeur, et enfin, avec rage, se déchaîne, se met à siffler, hurler et chanter » (p. 161).
Alain Badiou, dans sa préface de la traduction française des notes de Pasolini, voit dans Paul une préfiguration de Lénine (voire même de Staline ou de Pol Pot, pourrait-on ajouter), en parallèle avec l’assimilation, frappante aux yeux du spectateur de L’Évangile selon saint Mathieu, de Jésus et de la figure moderne de Che Guevara devant la caméra de Pasolini :
« Dans notre monde en effet, la vérité ne peut faire son chemin qu’en se protégeant du dehors corrompu, et en instaurant, de l’intérieur de cette protection, une discipline de fer qui lui permet de « sortir », de se tourner activement vers l’extérieur, sans redouter de s’y perdre. Tout le problème est que cette discipline – Paul en est ici, comme Lénine pour le communisme sous le nom de Parti, l’inventeur, sous le nom d’Église –, quoique totalement nécessaire, est aussi tendanciellement incompatible avec la pureté du Vrai. Rivalités, trahisons, luttes pour le pouvoir, routine, acceptation sournoise de la corruption extérieure sous le couvert du « réalisme » pratique : tout cela fait que le génie qui a créé l’Église n’y reconnaît plus, ou très difficilement, ce au nom de quoi il l’a précisément créée » (pp. 9-10).
Pasolini a lui-même annoncé une identification de ce type quand il évoque la dérive quasi automatique de principes généreux en dogmatisme autoritaire, en raison de la difficulté d’appliquer ces principes et de la nécessité du coup d’une organisation efficace, germe d’un « la fin justifie les moyens » où cette fin justement se verra nécessairement sacrifiée.
D’où l’ambiguïté du film s’il l’avait réalisé : mettant en scène le caractère indispensable d’une utopie salvatrice et la quasi impossibilité d’une réalisation pratique de celle-ci qui ne se termine pas en naufrage, sombrant in fine dans les travers contre lesquels elle s’était précisément élevée. Badiou constate l’évidence quand il écrit dans sa préface : « Pasolini n’était guère optimiste quant à la possible métamorphose de cet impossible-réel en un monde qui aurait enfin un sens », et il ajoute sur un mode lugubre : « Avons-nous des raisons de l’être plus que lui ? » (p. 11).
Le message d’amour de Jésus, transmis par Paul, est irréprochable en soi, mais il génère son propre échec en raison de l’impossibilité de le transmettre sans une organisation qui le dévoiera inévitablement, sans la cohorte de prêtres organisés en Église, qui le transformeront en cauchemar. Pasolini, sous l’identité de l’un de ses auditeurs, morigène Paul : « Mais pourquoi se refuse-t-il à comprendre qu’aujourd’hui, ici, les codes ne peuvent plus exister, être acceptés, même s’ils ont la prétention d’être des codes révolutionnaires ? Pourquoi ne veut-il pas comprendre que le langage révolutionnaire est quelque chose qui doit s’inventer jour après jour, que les formules qui naissent ne peuvent durer plus d’un jour ou un mois ? » « En fait, il prêche en faveur d’une Église cléricale alors que, ici, si besoin d’une Église il y a, cette Église ne peut être qu’œcuménique et ne peut enseigner que la résistance à l’autorité, à toute forme d’autorité » (p. 163). Analyse sans concession à laquelle rien ne doit être ajouté.
Et c’est ce scepticisme radical qui justifie une astuce terrifiante à laquelle Pasolini recourt dans son scénario : le secret du saint Luc qu’il met en scène.
Saint Luc, rédacteur de l’un des évangiles, mais aussi des Actes des apôtres, qui prétend unifier en une histoire lénifiante le conflit entre Pierre qui entend confiner la parole et le martyre de Jésus au récit parfaitement conforme à la tradition juive d’un prophète également messie, et Paul assimilant Jésus à une divinité consentant au sacrifice d’elle-même dans le martyre, en vue d’une rédemption universelle du genre humain. Saint Luc, qui orchestre dans ses récits une histoire qui tournera mal en dépit de son début annonciateur d’une authentique métamorphose de l’homme. Saint Luc que Pasolini montre conférant en secret avec son maître, qui n’est nul autre que Satan en personne :
« Ajouter scène infernale où Satan charge son envoyé de devenir l’incarnation de Luc qui, ayant terminé la rédaction de son Évangile, commence à écrire les Actes des Apôtres (et Satan lui recommande de les écrire dans un style faux, euphémique et officiel) » (p. 65). « Désormais, le but est pratiquement atteint. L’Église est fondée. Le reste ne sera plus qu’une longue agonie. Le Destin de Paul n’intéresse pas Satan : après tout, qu’il se sauve et qu’il aille au paradis » (p. 164).
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Pier Paolo Pasolini, Saint Paul, traduit de l’italien par Giovanni Joppolo, préface d’Alain Badiou, Caen : Éditions NOUS 2013
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