CHINE – L’Histoire : un matériau recyclable ad libitum (I), par DD & DH

Billet invité.

On a vu précédemment à quel point l’écriture idéographique chinoise était un facteur de cohésion et, à proprement parler, d’identité du monde chinois (et, au delà, de l’ensemble du monde sinisé). Elle n’est pas seulement le véhicule toujours d’actualité de pensées très anciennes qui ont traversé plus de deux millénaires, elle est en elle-même une forme d’ « idéologie » dans la mesure où elle donne à voir, au sens littéral du mot, à travers les représentations graphiques qu’elle a forgées, le fonds invariant de la conception qu’a la Chine de sa façon d’être au monde et de s’y adapter.

Un autre aspect de cette inscription dans la durée, facteur lui aussi de forte cohésion socioculturelle, est le poids de l’histoire longue dans le vécu des Chinois : loin d’être cantonnée entre les mains de spécialistes et d’intellectuels, l’histoire de la Chine, souvent parée, il est vrai, des atours de la légende, est une trame bien vivante dont l’actualité politique, la littérature, le théâtre et les dictons populaires ont de tout temps pris l’habitude de revisiter régulièrement les motifs pour les rebroder sans cesse.

Les allusions constantes au passé lointain, les références omniprésentes à des personnages illustres émergeant de temps immémoriaux, si elles sont, pour nous, autant de pierres d’achoppement dans notre accès aux divers écrits chinois (dont toute traduction nécessite un volume considérable et indigeste de notes !), font les délices d’un public chinois.

On sait à quel point les maximes de Confucius ainsi que les poèmes les plus connus des dynasties Tang et Song sont encore aujourd’hui le principal dénominateur commun à tous les Chinois, sans besoin de longues études au lycée, dès qu’ils ont été élevés dans une famille chinoise et ont fait leur scolarité primaire en Chine : à la manière d’une petite musique familière, ces phrases apprises par cœur sur le mode des comptines (il existe, inspiré de Mencius, un « Classique des maximes en trois caractères » Sanzi Jing à l’usage des petits), toujours pas, à l’heure qu’il est, menacées de ringardise, servent encore de boussole en matière de morale et d’émotion artistique.

La pratique du regard permanent « dans le rétroviseur » vient de loin et du plus emblématique des maîtres : Confucius ne connaissait meilleur exemple de vertu politique agissante à offrir à ses disciples que celui des deux grands empereurs mythiques de l’Age d’or, Yao et Shun et il déplorait le tarissement à son époque de la source de leur ligne de conduite. La vie politique chinoise est restée truffée de ces signaux venus du passé et leur décryptage est une gymnastique mentale à laquelle tous les observateurs se doivent d’être rompus ! Telle citation, telle référence au passé dont le choix ne saurait bien entendu être fruit du hasard laisse en effet présager dans un discours quelles sont les lignes de force en jeu, les chemins de traverse envisagés ou les limogeages en cours…

Le détour par l’Histoire et les personnages des siècles enfuis à qui on fait « porter le chapeau » est aussi, en politique surtout, mais plus largement dans toute forme de vie sociale, une manière très chinoise de « dire sans dire » et d’en rester, par l’élégance propre au souci de la face, au mode détourné de l’allusion.

Sans remonter trop loin dans le temps, un bref parcours (à grandes gambades) de la période qui a suivi l’avènement de la RPC peut nous permettre d’illustrer assez abondamment ce procédé récurrent de l’irruption du fait historique ou légendaire dans la situation présente ou, à l’envers, de la projection d’une situation neuve dans le contexte d’un passé bien connu. On pourrait dire, en schématisant un peu, que, de la « Libération » (jiefang) en 1949 aux prémisses de la Révolution Culturelle vers 1964, en « fond sonore » du marxisme d’importation, un confucianisme vague et diffus, « survivance de l’ancienne société »(comme l’en accusera plus tard Mao qui appellera à l’éradiquer), imprègne toujours, à la manière de l’air ambiant respiré pendant des millénaires, les mentalités chinoises en général y compris celles des dirigeants du Parti Communiste. Un ouvrage comme celui du président de la République, Liu Shaoqi, intitulé « Pour être un bon communiste », manuel de perfectionnement individuel à l’usage des cadres du Parti rédigé pendant la période de Yanan (1937-1945), se situe, comme son titre le laisse préjuger, dans le droit fil des enseignements du sage exhortant à la vertu.

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Il est tout à fait frappant de constater la fécondité idéologique de cette période de confinement à Yanan (au nord du Shaanxi) au terme de la Longue Marche, en particulier chez Mao qui y revisite la doxa marxiste telle qu’il la trouve dans les ouvrages de Marx et de Lénine en la « rhabillant » de formulations 100% chinoises puisées dans le grand réservoir confucéo-taoiste. Encore plus enrichissante est sa fécondation de la dialectique hégélienne par l’apport spécifiquement chinois des notions de yin / yang et des subtilités du Yi Jing (Livre des Mutations) telle qu’elle apparaît dans ses grands textes de Yanan sur la permanence des contradictions vouées à s’emboîter et s’engendrer sans résolution définitive ni « fin de l’Histoire », même au sein du peuple sous la « dictature du prolétariat ».

Au passage, arrêtons-nous un instant sur le mot qui exprime l’idée de « contradiction » en chinois car il illustre à sa manière à quel point l’Histoire infuse le langage contemporain le plus courant. En chinois nous avons affaire à un binôme « mao dun » dont les deux composants signifient respectivement « lance » (mao) et « bouclier » (dun). Ce concept « lance bouclier », d’un concret qui nous déroute, renvoie à une fable de Han Fei (IIIe s. avant notre ère) dans laquelle deux camelots sur le même marché débitent leurs boniments à une foule de badauds. L’un vend des lances et vante sa marchandise qui transperce à coup sûr n’importe quel bouclier. L’autre vend justement des boucliers et fait l’article en certifiant qu’aucune lance au monde ne peut les transpercer. On devine l’impasse quand un badaud malicieux leur demande ce qui se passe si on utilise en même temps la lance de l’un et le bouclier de l’autre…

Revenons, après notre petite balade sur un marché du règne du premier Empereur, à cette relecture d’Hegel et Marx pour reconnaître que c’est à juste titre que son originalité philosophique la fit baptiser « pensée-Mao-Zedong ». De là à dire qu’elle guérissait les malades, redressait les bossus et faisait pousser les tomates, comme cela se proclama parfois dans les délires de la Révolution Culturelle, il y a un pas qu’évidemment nous ne franchirons pas !

Décidément nous nous éloignons toujours de nos moutons et il nous faut à nouveau les rassembler : retour donc en RPC post-Libération, par exemple en 1956, quand Mao s’inquiète de constater un état d’esprit timoré chez les intellectuels et lance un grand mouvement d’émulation les poussant à s’exprimer (son objectif plus ou moins avoué est de faire ainsi apparaître des contradictions sous-jacentes et de purger l’éventuel abcès en le crevant). C’est chez Zhuangzi (IVe s. avant notre ère) qu’il s’en va piocher son « Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent ! ». L’intitulé est poétique et prestigieux, mais sous le pinceau du taoïste Zhuangzi il était plein d’une ironie mordante envers les diverses « succursales » du confucianisme qu’il avait vu se multiplier. De méchantes langues (?) prétendront que cet intitulé choisi par le matois Mao n’était qu’une ruse pour endormir la méfiance des intellectuels appelés ainsi à « sortir des clous » et se faire prendre en flagrant délit de déviation « droitière » et durement sanctionner.

Un peu plus tard, les directives du Grand Bond (1958) et la plupart de ses slogans, exaltant l’esprit d’initiative et l’audace quasi guerrière nécessaires au branle-bas général de l’économie et de l’idéologie, puisent à toutes les sources historiques et littéraires illustrant le triomphe conjoint de la stratégie et du courage : ainsi, pour n’en donner qu’un exemple, on baptise « réunions Zhuge Liang » (Zhuge Liang hui) les assemblées d’un genre nouveau où cadres et simples travailleurs assis à une même table unissent leurs expériences et pèsent du même poids sur les décisions. Le patronage adopté en la circonstance, celui de Zhuge Liang, parle d’emblée à tous les Chinois, c’est celui d’un des personnages historico-mythiques les plus universellement aimés en Chine, alliant ruse et courage au service de son prince sans jamais faillir au fil des péripéties du grand roman connu de tous (surtout grâce aux conteurs, tradition très vivace) « Les Trois Royaumes », récit fleuve haut en couleurs écrit au XIVe s. pour relater les affrontements de trois princes rivaux dans une Chine éclatée entre 220 et 280.

C’est bien évidemment aussi pour galvaniser les énergies sollicitées par le Grand Bond (1958) qu’est popularisé au même moment, à travers toute la Chine, le célèbre Yu Gong, le « vieux fou qui voulait déplacer les montagnes » que Mao avait actualisé en une vibrante parabole dans un texte de Yanan (en 1945). Donnée comme datant des Xia (vers 2000 avant notre ère), mais vraisemblablement bien postérieure (vers le Ve s. avant notre ère, voire plus tardivement), la légende nous raconte que Yu Gong, s’étant mis en tête de déplacer deux montagnes qui obstruaient son horizon, répondit au Ciel qui raillait sa présomption, que lui, Yu Gong, n’y arriverait peut-être pas, mais que les générations qui viendraient après lui, à force de patience et de courage, le feraient. Emu par cette confiance naïve et têtue, le Ciel envoya pour l’aider deux génies qui s’attelèrent à la tâche. Mao reprend cet apologue au service de la « ligne de masse » qu’il préconise contre les tenants de la ligne plus orthodoxe de développement par les infrastructures lourdes à la soviétique : « Notre Ciel, à nous, n’est autre que la masse du peuple chinois. Si elle se dresse tout entière pour enlever avec nous ces deux montagnes, comment pourrions-nous ne pas les aplanir ? » Après l’échec cuisant du Grand Bond qui, faute d’aplanir les montagnes, a fait des millions de morts de faim et après la très timide autocritique de Mao suite à la Conférence du 8ème Plenum du PCC aux Monts Lushan en juillet 1959 où Peng Dehuai (responsable des affaires militaires) ose le critiquer et, pour cela, sera limogé (remplacé par Lin Biao, l’instigateur du « Petit Livre Rouge » calqué sur le modèle « Le Maître a dit… » des Analectes de Confucius), les adversaires de la « ligne de masse » maoïste reprennent du poil de la bête. Comment s’y prennent-ils pour porter leurs attaques ? En faisant un détour par l’Histoire bien sûr !

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Il y a justement, parmi les haut placés du Parti puisque vice maire de Pékin, un historien et écrivain, Wu Han, spécialiste de la dynastie Ming. Dès juin 1959 (à la veille donc du Plenum de Lushan), un conte de sa main, signé d’un pseudonyme, circule à Pékin : il s’intitule « Hai Rui semonce l’empereur ». Le nommé Hai Rui fut un mandarin réputé pour sa droiture et son intégrité injustement écarté du pouvoir par l’empereur Ming Jiajing en 1569. L’allusion est transparente et le décryptage évident : Peng Dehuai est ce mandarin vertueux digne au plus haut point de son honorifique fonction. En 1961, quand ce conte devient une pièce de théâtre sous le titre « La destitution de Hai Rui », tout est encore plus limpide (pour ceux qui ne comprendraient pas vite) puisque Peng Dehuai a effectivement entretemps été destitué de toutes ses fonctions ! A travers les personnages de sa pièce, Wu Han, d’un côté, encense la sagesse toute confucéenne de ce grand fonctionnaire incorruptible soucieux avant tout de préserver l’harmonie de l’empire en rendant de justes verdicts en son âme et conscience et, de l’autre, donne à lire en filigrane que certains empereurs ne sachant pas reconnaître les mérites de leurs subordonnés ne sont peut-être pas dignes du mandat céleste qu’ils s’arrogent.

En novembre 1962, autre signe de ce grand « revival » confucéen, se tient, à l’initiative de Zhou Yang, un intellectuel passé à travers les « cent fleurs », dans la ville natale de Confucius un symposium consacré à une sorte de réévaluation de son œuvre, initiative totalement inédite et même improbable depuis 1949. La même année voit la réédition de « Pour être une bon communiste » de Liu Shaoqi (cf supra) et la réhabilitation d’un assez grand nombre des « droitiers » que le « Mouvement des cent fleurs » avait jugés « herbes vénéneuses » et condamnés aux travaux forcés.

Est-ce à dire que la parenthèse du « vieux fou » qui déplace les montagnes et affame son peuple au nom de ses lubies s’est refermée ? Non, car après l’entracte, Mao, derrière le rideau, prépare la suite de la pièce. Le texte théorique  » Les dix premiers points » publié en 1963 laisse prévoir non seulement qu’il y aura d’autres points à venir, mais surtout que Mao, qui a toujours proclamé que « la pratique est le seul critère de vérité », est en coulisses bien décidé à les mettre en œuvre. Or, malgré la méthode que Mao recommande, intitulée d’une expression empruntée à Mencius « Pluie fine et douce brise », le contenu des « dix points » est du genre « lutte des classes au poste de commandement » et augure de la poigne. Tous les personnages sont en place pour l’acte suivant, on n’attend plus que les trois coups…

(à suivre…)

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Filmographie

« Les trois royaumes » film de John Woo, sorti en 2009 (pour faire la connaissance de Zhuge Liang)

« Comment Yu Gong déplaça les montagnes » 12 courts métrages sortis en 1976. Films documentaires où Joris Ivens et Marceline Loridan montrent la Chine des années 70.

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