Économie de marché, vérité des coûts et économie collaborative, par Jean-Paul Vignal

Billet invité.

La campagne électorale en cours est l’occasion de constater que le néolibéralisme en reflux presque partout dans le monde, a trouvé une nouvelle terre d’election en France : Margaret Thatcher, souvent citée, n’aurait probablement pas renié les programmes économiques de la droite et du centre proposés par les candidats qui ont le plus séduit cet électorat. Le marché, alpha et oméga quasi surnaturel du genre humain, règne en maitre absolu et tout le monde est prié de s’en remettre à lui pour séparer le bon grain de la pensée nobélisable correcte de l’effroyable galimatias  prêché par les négationnistes.

C’est fort dommage, car les pratiques ordinaires du marché aprement défendu par nos néolibéraux zélés  n’ont pas grand-chose à voir avec  le marché fluide et transparent auquel ils font référence dans leurs argumentaires. Qui peut croire que les prix ne sont pas bien plus déterminés  par les rapports de force entre l’offre et la demande, – démesurément amplifiés par la spéculation pour ne rien arranger -, que par toute autre considération éthérée ? Pour ne prendre qu’un exemple, le prix d’un médicament n’est pas déterminé par son coût, aussi complet soit-il, mais par ce qu’acceptent de rembourser les systèmes d’assurance maladie pour une pathologie donnée. Dans la logique du rapport de force, plus cette pathologie menace la vie du patient, plus il est élevé. Pour faire bonne mesure, la protection de ce racket parfaitement honorable et légal est renforcée par la propriété industrielle, pourtant souvent fondée sur des travaux de recherche financés sur fonds publics.

Il est également assez difficile de croire que les acteurs du marché servent spontanément l’intérêt général comme le veut la théorie de la main invisible. Au mieux, ils maximisent  le retour financier sur les capitaux que leurs fournissent leurs actionnaires et leurs banquiers, mais font tout leur possible pour ne pas devoir supporter le coût de leur activité pour la société et ne se soucient de l’intérêt général que si cette noble intention est financièrement gratuite, ou lorsqu’ils y sont contraints et forcés par la loi, mais aussi, de plus en plus, par une biosphère qui à force d’être polluée et pillée atteint de plus en plus des limites physiques incontournables.

Le fin du fin des réformes  « à la mode » consiste ainsi à démanteler toutes les législations qui ont essayé depuis la fin du 19ème siècle de faire supporter par les entreprises une partie de ces coûts. L’important, c’est la croissance du PIB et des indices boursiers, peu importe que les gens soient moins bien protégés, éduqués et soignés, si ces deux objectifs purement financiers sont atteints et les fabuleux bonus correspondants dûment distribués. Cette politique un tant soi peu égoïste pouvait à la rigueur se justifier tant que la croissance profitait au plus grand nombre, même si certains en profitaient à l’évidence beaucoup plus que d’autres. Mais quand, – comme c’est le cas aux États-Unis au moins pour certaines catégories sociales -,  le pouvoir d’achat réel et l’espérance de vie diminuent, c’est une autre affaire.

La raison de cette dégradation est assez simple : on ne peut pas exiger du corps social de décider de tout et de rien sur la base du seul rapport bénéfices/coûts monétaires quand on refuse d’inclure dans les coûts retenus pour ce calcul le montant aussi objectif que possible de tous ceux qui sont induits pour la collectivité par l’activité de l’entreprise. Un des arguments favoris des zélotes du marché est de dire par exemple que la gratuité du minimum social garanti par les démocraties sociales européennes modernes est une sottise parce qu’il coûte en fait à ceux qui produisent et les handicapent lourdement dans la course à la compétitivité. Vu de loin, c’est arithmétiquement vrai, mais de plus près c’est socialement faux. On peut en effet leur rétorquer que la quasi-gratuite du droit de compromettre la santé publique ou la viabilité durable de la biosphère dont ils jouissent est tout aussi condamnable, parce que la destruction de ces biens communs de l’humanité lèse et handicape gravement, voire définitivement,  la population humaine actuelle, et plus encore celle à venir.

Faute de connaissances et de moyens parfaitement adéquats, le calcul par le Global Footprint Network de l’empreinte écologique des activités humaines n’est pas d’une rigueur scientifique absolue, mais il permet de donner des ordres de grandeur qui montrent que la question est beaucoup plus sérieuse que ne pourraient le laisser croire les atermoiements des responsables politiques toujours incapables de faire de la préservation de l’équilibre de la biosphère nécessaire à la vie humaine dans des conditions acceptables la priorité #1 de leurs programmes. D’après cette organisation nous utilisons aujourd’hui l’équivalent de 1,3 planètes chaque année. Le basculement dans le déficit écologique a commencé en 1976. Un calcul de bord de table supposant que l’augmentation de ce déficit a été linéaire indique que notre dette cumulée est déjà de plus de 6 ans. Personne, bien sûr ne sait comment cette dette est remboursable, ni même si elle l’est. Une chose est certaine : on peut rêver que nous saurons un jour ressusciter les espèces disparues, mais il est plus douteux que nous sachions un jour recréer leur écosystème, sauf à convertir toute la planète en une vaste réserve naturelle débarrassée de son chiendent humain.

Quand on ajoute à cette destruction de notre base vitale les ravages de la pollution et du stress du pour l’essentiel à la précarité de l’emploi sur la santé humaine et à une concentration urbaine mal maitrisée, on devine que le coût financier des charges correspondantes, quand il est calculable, est peu de chose par rapport aux « charges »  qui pèsent actuellement sur les entreprises.

On peut rêver du gigantesque coup de torchon d’un grand soir écologique qui viendra peut-être un jour, mais il y a sans doute mieux à faire en attendant.

On parle beaucoup de « l’ubérisation » galopante. Elle relève d’une tendance lourde qui tend à substituer la vente d’usage à celle de la pleine propriété des objets. Les vestales néolibérales hurlent au viol de la sacro-sainte propriété privée gravée dans le marbre de la déclaration des droit de l’homme, en oubliant chemin faisant que nous avons hérité de nos envahisseurs romains les trois volets de la propriété : usus, fructus et abusus ; on peut très bien être propriétaire de l’usage d’un objet sans en avoir la propriété physique, comme le savent les possesseurs d’objet en leasing. La transition vers ce type de propriété est un petit pas dans le bon sens : le vendeur de l’usage restant propriétaire de l’objet, il a tout intérêt à en extraire le maximum de valeur d’usage, et ce d’autant plus qu’il est responsable de son traitement en fin de vie. C’est un progrès sensible par rapport au modèle actuel qui l’incite à vendre le plus d’objets possibles et à reporter sur la collectivité la charge de l’élimination de ces objets en fin de vie. Cette « servicisation » est pour le moment essentiellement promue par des entreprises à but lucratif. Rien n’empêche, bien au contraire, qu’elle soit promue dans l’avenir par des coopératives associant producteurs et utilisateurs. Investir dans un vignoble et être rémunéré en caisses de vins est une pratique de plus en plus commune, qui a l’avantage de libérer le viticulteur d’une partie de la charge en capital, et de simplifier son problème commercial.

Il y a de nombreuses autres façons de corriger les errements actuels en partageant nos connaissances et nos savoir-faire individuels beaucoup plus efficacement collectivement que nous  ne le faisons actuellement dans nos systèmes à but lucratif. Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les promoteurs du marché « über alles », l’innovation, surtout quand elle est socialement utile, n’est pas nécessairement marchande. Le développement de logiciels libres ou d’outils encyclopédiques tels que Wikipedia en est la preuve.

Pourquoi, par exemple, ne pas lancer des initiatives collectives sur ce modèle pour développer les connaissances et les technologies qui sont indispensables pour essayer de limiter les causes et les conséquences du réchauffement climatique. Les thèmes de recherche possibles ne manquent pas, de la production combinée de chaleur de froid et d’électricité renouvelable décentralisée, de la maison individuelle au quartier, à la captation et au stockage du carbone dans les plantes et dans les sols, en passant par la dissociation de l’eau par l’énergie solaire pour produire de l’hydrogène, ou par la transformation du CO2 des centrales thermiques en glucides

Mettre en place des plates-formes collaboratives « virtuelles » pour rassembler les bonnes volontés ne devrait pas poser trop de problèmes, surtout si les chercheurs des centres publics tels que l’INRA ou le CNRS en France décident de s’associer à ces initiatives et obtiennent l’autorisation de leur hiérarchie de le faire. Placer ces découvertes dans un reposoir librement accessible aurait de plus l’avantage de mettre dans le domaine public, libres d’accès pour toutes les bonnes volontés, toutes ces connaissances indispensables à la poursuite de l’aventure humaine.

 

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