Compte-rendu de Claude Larre, Mao et la vieille Chine, Paris : Épi, 1972

En 1971 paraît aux éditions Champ libre Les habits neufs du Président Mao, signé du nom de Simon Leys, pseudonyme du sinologue Pierre Ryckmans (1935-2014). Dans ce livre, l’auteur cite très peu ses sources, il reconnaîtra plus tard la part importante qu’il doit pour son information et ses propres analyses aux articles du père jésuite Laszlo Ladany dans la revue China News Analysis que celui-ci édite à cette époque à partir de Hong Kong.

L’année suivante, en 1972, paraît aux éditons Épi, Mao et la vieille Chine, dont l’auteur est là aussi un père jésuite, Claude Larre qui aura vécu en Chine de 1947 à 1952. Larre aura été le dernier prêtre ordonné en Chine (cf. Vandermeersch), il observera la Chine depuis le Vietnam, puis la Révolution culturelle depuis Paris. L’un des chapitres de Mao et la vieille Chine, intitulé « La lance et le bouclier » et paru originellement dans la revue Études l’année précédente, est lui de la plume de Marie-Ina Bergeron.

L’originalité du livre réside dans l’analyse qu’opèrent les deux auteurs de la synthèse qu’a réalisée Mao entre l’héritage culturel chinois qui est le sien de par sa naissance, et ce qu’il assimile ensuite d’un héritage occidental sous la forme telle qu’elle lui apparaît du marxisme-léninisme :

« Il devient alors légitime de se demander si, tout en affirmant solennellement sa fidélité au marxisme-léninisme d’origine occidentale, le même Mao Tse-toung, le Parti, l’Administration et tout le peuple, quand il s’agit de la Praxis, ne sont pas les disciples très inconscients, mais d’autant plus fidèles, de la vieille tradition, celle de Lao tseu, celle du Yi King » (p. 21).

Synthèse tout particulièrement marquante quand Mao produira une version véritablement syncrétique du concept de « contradiction », moteur de l’histoire pour Marx et Lénine, à partir des deux traditions culturelles distinctes que sont la sienne et l’occidentale.

Larre note qu’« antérieurement au marxisme-léninisme se dressait déjà une dialectique authentiquement chinoise […] le taoïsme […] ce que nous connaissons en Occident sous le nom de Dialectique du Yin et du Yang » (pp. 15-16). Mais Bergeron précise que quand il s’intéresse à la contradiction, Mao se refuse à prendre comme son modèle l’opposition du Yin et du Yang, fait de deux contradictoires complémentaires, vivant en bonne entente ou pouvant vivre en bonne entente, pour choisir un autre couple d’opposés, qu’il emprunte au légiste Han Fei Zi (mort en 233 av. J.-C.), celui de la lance (mao) et du bouclier (touen), représentant des contradictoires nullement complémentaires mais véritablement exclusifs l’un de l’autre, qui ne peuvent cohabiter parce que c’est l’un ou l’autre, et non l’un et l’autre, puisqu’il s’agit de la lance et du bouclier que, dans une anecdote, un homme s’efforce de vendre au même acheteur : la lance capable de percer n’importe quel bouclier, et le bouclier qu’aucune lance ne parviendra jamais à percer (p. 101). « Logiquement, commente Han Fei Zi, un bouclier absolument impénétrable, et une lance omnipénétrante ne peuvent aller de pair » (ibid.)

Bergeron écrit : « Mao-touen annonce une discontinuité dans la routine intellectuelle, un abandon de la notion de complémentarité et de la vieille tradition d’harmonie. Le passage de la société d’hier à celle de demain ne pouvait s’opérer que dans une rupture » (p. 110).

Ceci n’empêchera pas Mao de renvoyer selon les occasions à deux types de contradictions : l’exclusive du mao-touen et la complémentaire du yin-yang.

Larre écrit : « … ce qui est plus propre à Mao Tse-toung, c’est une sorte d’instinct naturel à s’ébattre, entraînant des milliers, puis des millions d’hommes avec lui, dans le maelström de la Contradiction » (p. 24).

Quelles sont pour Mao les valeurs suprêmes ? Celles de Justice et de Peuple. Lorsque la justice a cessé de régner, c’est au Souverain de la rétablir. À défaut, un Chef du Peuple, promis à devenir Souverain, mènera la guerre révolutionnaire et rétablira un « accord profond du Souverain et du Peuple ». Sun Tzu (VIe siècle av. J.-C.), général fameux, auteur de L’art de la guerre en définira les conditions :

« Le Tao de Sun Tzu, c’est l’accord profond du Souverain et du Peuple : un seul esprit, une seule volonté tendue vers un même but ; c’est l’unanimité des deux faces de la réalité globale : le Souverain et le Peuple, dont le rapport dialectique produit la vie de la nation, à travers la paix comme à travers la guerre. […] Il y avait déjà dans la position traditionaliste de Sun Tzu, réemployée selon les schèmes plus modernes du marxisme, tout ce qu’il fallait pour faire triompher, par-dessus même les exigences du Parti, une position de Chef du Peuple, de Souverain Vertueux qui défend tout ensemble soi-même et le Peuple, à travers la paix comme à travers la guerre » (pp. 93-94).

Un Peuple, à qui revient la justice qui, si elle devait avoir disparu, sera rétablie par la guerre révolutionnaire :

« La guerre révolutionnaire qui apparaîtra comme juste et comme populaire mettra progressivement de son côté tous ceux qui sont amis de la justice et tous ceux qui se reconnaissent dans le peuple. […] car la justice n’a pas de patrie et la conscience populaire peut s’établir par-dessus les frontières » (p. 92).

Mais qu’est-ce que le juste ? Et sur ce point, Mao s’éloigne de la tradition chinoise pour intégrer un élément qui lui vient de la tradition occidentale : le test du réel se développant dans un processus historique, tel que Hegel l’a défini, et que Mao découvre ayant subi deux traitements théoriques successifs : Hegel traduit par Marx, puis Marx traduit par Lénine, ce qui s’exprime dans cet adage qui résume la pensée-Mao Tse-toung tout entière pour qui, de même que « la révolution n’est pas un dîner de gala », « les idées justes ne tombent pas du ciel » :

« À deux mille ans d’intervalle, et devant une situation sociale et politique analogue – incurie totale du gouvernement, pagaille à tous les échelons, corruption et misère – Mao Tse-toung veut aussi recourir à l’idée de « justice ». Instinctivement d’ailleurs, il adopte le vocabulaire confucéen, la « rectification de cœurs », le retour aux « idées justes ». Mais les « idées justes » de Mao ne se rencontrent plus au bout du cœur de l’homme : « D’où viennent les idées justes ? Tombent-elles du ciel ? Non. Sont-elles innées ? Non. Elles ne peuvent venir que de la pratique sociale : la lutte pour la production, la lutte des classes, l’expérimentation scientifique » » (p. 113).

Or on voit mal pourquoi des considérations à ce point raisonnables et rationnelles devraient causer des morts par millions. D’où proviendra alors l’hécatombe dont la pensée-Mao Tse-toung sera à l’origine ?

Écoutons Claude Larre en 1972 :

« La population apparaît à ceux qui en ont la charge comme la couverture humaine du globe, assez comparable à la couverture végétale des géographes. On ne nie pas la valeur inestimable de l’homme, « le plus spirituel de tous les êtres du monde », mais cet homme n’est jamais qu’un individu dont le destin singulier n’intéresse personne. L’homme individuel n’a pas encore eu sa chance dans la société politique chinoise » (pp. 48-49).

Les hommes comme « végétation couvrant la terre », ou « mousse couvrant un toit ». Expression de la vie sans doute, mais relativement indifférente, comme ces fourmis que nous écrasons dans notre promenade sans nous préoccuper de la dévastation que nous créons parmi elles.

« Oublier qu’il s’agit d’hommes », nous dit Larre :

« Ceci est communiste et ceci est chinois. Ce qui est encore plus extraordinaire, c’est de considérer la société dans laquelle on est comme un élément naturel déchaîné, d’oublier qu’il s’agit d’hommes pour ne plus voir que les forces totales que représentent l’addition d’efforts individuels parcourus par le pouvoir unificateur de l’intelligence et de la volonté du chef, bref de voir la société comme un magma et les humains comme une masse.

Or ceci est profondément traditionnel. C’est la seule explication satisfaisante de ce respect profond pour le Peuple allié au mépris des destins individuels (de l’autre, ou même de soi). L’effet marxiste vient se redoubler de l’effet sinique. C’est ce qui rend irrésistibles les mouvements internes et les mouvements externes des « campagnes » et des actions militaires de la Chine Populaire » (p. 25).

Les millions de morts, en réalité, Mao s’en fiche : il se sera satisfait d’avoir rétabli l’équilibre entre le Ciel, le Yang, et la Terre, le Yin, entre le Souverain et le Peuple. Et Larre de conclure : « Mao Tse-toung aura été un très grand Empereur, affronté à d’immenses problèmes » (pp. 7-8)

… pour autant, bien entendu, que les hommes ne soient pas davantage que « végétation couvrant la terre », mousse couvrant un toit.

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Léon Vandermeersch, « Claude Larre (1919-2001) », Lettre d’information de l’Association française d’études chinoises, N°33, février 2002

 

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