Billet invité.
L’actualité brésilienne, faite de scandales de corruption impliquant la classe politique dans son ensemble et d’émeutes sanglantes dans les prisons, me renvoie à mes deux années passées à São Paulo, en 2005 et 2007. Lula accomplissait alors son premier mandat et un grand scandale de corruption affectant le Parti des travailleurs avait éclaté, créant un fort désarroi.
Avant de partir, j’avais été averti que j’allais trouver un pays en pleine guerre civile, en référence aux exactions, et je m’étais dit que le propos était un peu outrancier. J’en suis revenu profondément marqué par une découverte, celle de l’immensité et de la profondeur de la société informelle, me forgeant au passage la conviction que ce n’était entre nos pays européens et le Brésil qu’une simple question d’échelle et que le même phénomène s’y retrouvait. A mon retour, dans la ferme intention de provoquer, je lançais : « au Brésil, j’ai vu l’avenir de la France ! ». En ajoutant toutefois « toutes proportions gardées », pour ne pas me faire suspecter d’avoir été atteint par des miasmes tropicaux. Inutile de dire que j’ai alors rencontré la plus grande incompréhension…
Je voulais ainsi signifier la ressemblance qui s’accentuait entre les pays « en voie de développement » et les nôtres, dans un domaine sur lequel on n’a pas fini de s’appesantir : celui des inégalités. Aujourd’hui, dix ans après, les développements de la crise financière permettent de constater l’accélération de ce rapprochement. Comment deux sociétés si dissemblables peuvent-elles à ce point avoir un tel trait commun est de moins en moins un mystère.
La désillusion est immense au Brésil, un grand vide politique s’est instauré. La conjonction d’une conjoncture économique mondiale favorable et de la victoire tant attendue de Lula avait fait croire qu’il y avait lieu d’être « orgueilleux d’être Brésilien », pour reprendre le slogan d’une de leurs compagnies d’aviation. Mais ce n’est plus le cas. Le temps des déceptions est venu, d’autant plus cruelles qu’elles sont provenues de ceux dans lesquels il avait été tant espéré. Au Brésil aussi, il faudrait parvenir à sortir du cadre et inventer un nouveau modèle de société. « En 2018, nous avons rendez-vous avec la démocratie » a déclaré Dilma Rousseff, la présidente destituée. Donné vainqueur dans les sondages, mais sous le coup de poursuites, Lula pourra-t-il être candidat ? S’il l’emportait, un troisième mandat lui permettrait-il de mettre en pratique un modèle de développement inédit pour ne pas rééditer l’expérience insatisfaisante de ses deux mandats précédents, dans un contexte moins favorable ?
Rédigé à sa demande en mai 2007 pour un hebdomadaire français à grand tirage, à l’occasion de l’anniversaire des évènements qui vont être relatés, mais non publié car ne correspondant pas au profil des lecteurs (sic), l’article qui suit me semble avoir gardé son actualité.
SÃO PAULO, MÉGAPOLE INCONTRÔLÉE DONT LA PEUR S’EST EMPARÉE
Trois gigantesques vagues de violence successives, faisant des dizaines de morts, ont brutalement plongé dans la peur les vingt millions d’habitants de São Paulo, l’incontrôlable mégapole brésilienne. C’était pourtant il y a un an, mais ils ne s’en sont toujours pas remis. Le « Premier Commandement de la Capitale », le PCC, a alors déclaré la « guerre urbaine », pour finalement acculer les autorités du plus riche État du Brésil, Gouverneur en tête, à négocier toute honte bue un discret cessez-le-feu avec son principal dirigeant, Marcola, qui plus est depuis la cellule de sa prison. Cette issue sans gloire exprimait l’impasse des responsables dans leurs palais dorés. Sonnant comme un aveu d’impuissance, finalement plus effrayant que les violences elles-mêmes, en raison de la nouvelle inévitable catastrophe qu’il annonce et que les paulistas, les habitants de São Paulo, attendent dorénavant sans illusion.
D’autant que la singularité du PCC dans le monde du crime organisé, qui le rend encore plus inquiétant et terrible, est d’être dirigé de main de fer de l’intérieur même des prisons, où il a été initialement constitué en 1993 par une poignée de prisonniers. José de Jesus Filho, avocat de la « Pastorale Carcérale », une organisation catholique très active issue de la théologie de la libération, explique, entre deux coups de fil de familles de détenus, que « c’était à l’époque une tentative d’autodéfense collective, face aux sévices auxquels les détenus étaient et restent soumis ». Et c’est ce petit noyau de départ, devenu une puissante confrérie comparée à la Mafia, qui défie dorénavant avec succès le gouvernement brésilien.
Que s’est-il passé ? A l’origine de ces événements dramatiques, il y avait la détermination d’empêcher le transfert des dirigeants du PCC dans une prison fédérale de haute sécurité éloignée, rien de plus. « Les frères », les membres du « parti » comme ils le dénomment, ont alors envoyé leurs « bin ladens » (leurs combattants) à l’assaut des polices civile et militaire. Leur phraséologie est faite de beaucoup d’emprunts à la politique. Ces hommes de main ont frontalement attaqué et mitraillé par dizaines les agents des forces de l’ordre, avant d’incendier des centaines d’autobus, une fois évacués leurs occupants, puis de défoncer la devanture d’innombrables agences bancaires, symboles d’une richesse ostentatoire et très inégalement répartie. Au final, ils ont semé sans compter la terreur, gardant l’initiative face aux forces de l’ordre désemparées. En appui, de l’intérieur des prisons, le PCC a simultanément fomenté la plus grande rébellion de prisonniers jamais connue au Brésil, mobilisant une centaine de milliers de détenus.
La presse n’évoquait rien moins que Bagdad pour rendre compte de ce que vivaient les « paulistas ». Une comparaison renvoyant au spectacle offert par des autorités ayant visiblement perdu pied devant la multitude des attentats synchronisés, ainsi qu’à la panique alimentée par les rumeurs les plus alarmistes qui circulaient abondamment en ville au cours de ces jours de folie.
L’impressionnant dispositif sécuritaire déployé dans les beaux quartiers de São Paulo, appelés « nobles » par opposition avec les quartiers déshérités qui les encerclent, pudiquement dénommés « périphériques », saute aux yeux du nouvel arrivant. Caméras de surveillance, clôtures électrifiées, sas d’entrée télécommandés par des gardiens réfugiés derrière des vitres pare-balles, autant de dispositifs qui font ressembler les accès des immeubles cossus à ceux d’établissements pénitenciers et témoignent de l’état d’esprit de leurs occupants. La peur au quotidien qu’ils éprouvent est alimentée tout à la fois par la crainte permanente d’être braqué dans la rue ou dans sa voiture, d’avoir son immeuble investi par une bande armée, de faire face au kidnapping d’un de ses proches, ou bien d’être atteint par une balle perdue, dont cette ville est un festival permanent.
La frayeur dans laquelle la ville a basculé lors de ces nuits d’émeute est sans commune mesure avec cette psychose collective ordinaire et banalisée. Dès le lendemain de la première offensive, un lundi qui restera désormais dans les mémoires, un irrésistible mouvement collectif de fuite a précipité ses habitants hors des bureaux et des commerces en pleine journée, pour regagner précipitamment leur domicile, leur dernier refuge. Après la cohue des embouteillages, tous les quartiers du centre se sont trouvés désertés. Tout a fermé, sans que personne n’ait eu besoin de lancer le signal de cette opération « ville morte » d’un genre très particulier.
Les paulistas ont eu le sentiment de vivre une nouvelle tragédie annoncée. Une de plus, vu le dénuement impressionnant dans lequel vit la majorité d’entre eux. Assurant souvent leur survie en pratiquant les petits métiers d’une économie informelle, souterraine ou parallèle, termes tous imparfaits pour la cerner. Le PCC, ce monstre qui a prospéré à l’ombre des prisons, n’est après tout qu’un avatar de plus de la société brésilienne, qui les génère, les collectionne et les traîne ensuite sans parvenir à s’en débarrasser. « Il va désormais falloir vivre avec lui, comme avec le reste », constate, fataliste comme le sont à force tant de Brésiliens, Paulo Mesquita, chercheur spécialisé dans l’étude de la violence à l’Université de São Paulo, qui résume en une terrible phrase ce qu’il sait être dans la tête de tous : « dorénavant, nous n’aurons pas seulement peur, mais aussi peur d’avoir peur ».
La crise a connu plusieurs rebonds avant de trouver son épilogue. Le PCC, ayant finalement obtenu gain de cause, le transfert initial de ses dirigeants remis en cause, a sur l’heure ordonné l’arrêt des assauts et de la rébellion, faisant une nouvelle démonstration, cette fois-ci de sa maîtrise et de son organisation. Avec éclat, il a démontré que l’ordre dans les prisons relevait plus que jamais de son autorité. Résultat de son irrésistible montée en puissance entre les murs, au fil des ans. Conséquence de leur surpeuplement à l’extrême, les rendant incontrôlables par l’administration pénitentiaire. Tous, policiers et magistrats ont ainsi été les agents recruteurs involontaires d’une organisation dont la protection s’est vite avérée indispensable pour les nouveaux condamnés, afin de rendre vivable leur détention. « Le PCC n’oblige personne à adhérer, mais il faut impérativement obéir à ses consignes » confirme José de Jesus Filho, l’un des meilleurs connaisseurs du système pénitencier et défenseur acharné des droits des prisonniers.
Cette large base de recrutement captive acquise – il y plus de cent quarante mille détenus dans le seul Etat de São Paulo – le PCC s’est parallèlement organisé à l’extérieur, à la faveur de la libération de recrues, ou par le biais de leurs familles qu’il soutient matériellement pendant leur détention. De syndicat des prisonniers, il est ainsi progressivement devenu le syndicat du crime, contrôlant désormais toute la palette des trafics, depuis la drogue jusqu’aux rackets et enlèvements, disposant désormais d’une zone d’influence gigantesque, les quartiers déshérités de São Paulo, qui s’étendent sur des dizaines de kilomètres. Il a ainsi considérablement élargi son assise sociale, ce qui explique l’impuissance des autorités.
Un sursaut était attendu d’elles après ces événements, mais l’inertie domine. Les rares mesures concrètes puisent leur inspiration dans une veine sécuritaire qui a déjà failli dans la pratique. Sous l’impulsion des politiciens, jamais en mal de démagogie, qui préconisent en vrac l’adoption de lois antiterroristes, l’accroissement des moyens répressifs, ou encore en appellent à l’intervention de l’armée, qui n’a aucune envie d’être impliquée dans ce guêpier et s’engage à reculons. En vérité, le PCC est aujourd’hui devenu, y compris pour les services d’élite qui la combattent, une gigantesque hydre dont ils ne savent toujours pas combien elle a de membres, ou de têtes, et par quel bout il faut la prendre pour l’abattre.
Des mesures de bon sens comme le brouillage des téléphones mobiles dans les prisons, grâce auxquels les membres de l’organisation communiquent et s’organisent, avec la complicité des gardiens mal payés qu’ils soudoient, ne sont toujours pas appliquées. « Les services de renseignement de la police préfèrent écouter les conversations que les brouiller », regrette le « Promotor » Márcio Sérgio Christino, équivalent Brésilien du procureur en France, en charge du dossier du PCC avec ses collègues de la cellule spécialisée du Ministère public, le GAEC. « Mais les détenus ont appris à déjouer les écoutes en codant leurs conversations » ajoute-t-il, amer. La tentative de pénétrer les circuits financiers du PCC, considérée comme la stratégie de la dernière chance, rencontre de grandes difficultés. « Autant vider le désert de son sable avec une petite cuillère » constate-t-il également, avec ironie cette fois-ci. « Les circuits de l’argent, extrêmement atomisés, sont aux mains des femmes des prisonniers, en charge du soutien logistique. Elles ouvrent des multitudes de comptes bancaires alimentés par de faibles dépôts, qui sont ainsi indétectables », explique-t-il. Dans un pays où l’économie souterraine joue un si grand rôle, les moyens de dissimuler et de blanchir les revenus du crime ne manquent par ailleurs pas.
Les estimations les plus folles circulent sur le « chiffre d’affaire » du PCC, mais elles sont invérifiables. Comment, en effet, mesurer le montant des cotisations obligatoires de ses membres, dont le nombre est un mystère, le produit de ses activités criminelles, tentaculaires, ou bien encore celui de l’« impôt » collecté sur les activités des petits gangs, qui ne clament pas sur la place publique leur qualité de « contribuable » d’un genre particulier ? Tout, dans le PCC, est aussi insaisissable. Son organisation, qui obéit à de strictes règles de cloisonnement. Son réseau de communication, qui s’appuie sur des « centraux téléphoniques » clandestins. Ses effectifs réels, sur lesquels les chiffres les plus divers circulent également. On parle de dizaines de milliers de membres, sans doute plus. La seule et invraisemblable certitude, c’est que le PCC continue malgré tout d’être dirigé sans faille depuis les quartiers de haute sécurité des prisons…
Quelle stratégie lui opposer, dans ces conditions ? Márcio Sérgio Christino reconnaît que « c’est la lutte au jour le jour qui prévaut, sans véritable plan d’ensemble ». Interrogé pour savoir s’il reste néanmoins optimiste dans ces conditions, il préfère se déclarer avec un petit sourire « réaliste », ce qui donne la mesure limitée de son ambition.
Circonstance aggravante, le PCC dispose d’un grand prestige dans les favelas et les quartiers périphériques qui les englobent. « Leurs habitants y sont pris en tenaille entre les membres du PCC et les policiers » explique Paulo Mesquita. Ces derniers s’inscrivent dans la lignée des « Escadrons de la mort », ces organisations clandestines de policiers qui prétendaient faire elles-mêmes justice, sous la dictature des militaires, en tuant à tout va. Bénéficiant de la plus totale impunité, les forces de police font encore aujourd’hui de ces quartiers un gigantesque terrain de chasse. Animés par un sentiment de revanche à la mesure de la frayeur provoquée par les attaques du PCC, ils ont tué lors d’expéditions punitives, d’une balle dans le dos, près de cinq cent « suspects » coupables de s’être enfuis à toutes jambes à leur approche, selon l’Observatoire des violences policières, un site Internet indépendant qui les comptabilise. Un sanglant bain de sang destiné à rétablir à leurs yeux la balance des comptes.
Les jeunes de ces quartiers, qui n’attendent rien d’une société qui les ignore et ne leur apporte rien, à commencer par du travail, ont tendance à trouver dans le PCC un modèle, un exutoire. Leurs groupes de rap favoris, dont les CD produits et diffusés artisanalement, totalement en marge du monde « officiel » de la musique, connaissent un gigantesque succès, le glorifient souvent. « Beaucoup de jeunes, expulsés de l’école, sans travail et sans aucune chance d’en trouver, forment une masse révoltée qui, faute d’alternative, grossit les rangs des dealers. C’est pour eux une seconde chance, qu’ils ne laissent pas passer. Pire, une manière paradoxale d’avoir un statut social» explique Marisa Fefferman, une psychologue spécialisée dans les questions sanitaires et qui a étudié de près l’implication des jeunes dans le trafic de la drogue.
L’État se révélant inopérant et ses rares représentants corrompus, le PCC est donc le meilleur garant de l’ordre dans ces banlieues abandonnées, mais « il y applique ses propres lois, exactement les mêmes que celles qu’il impose dans les prisons, où elles ont leur origine », constate José de Jesus Filho. En faisant, si nécessaire, preuve de la plus grande cruauté, « employant ainsi le seul langage que ses membres ont appris de la société, pour le retourner contre elle. Celui de la violence qu’elle a exercé à leur égard dès leur plus jeune âge » souligne avec véhémence Marisa Fefferman.
Claudio Lembo, Gouverneur de l’État de São Paulo durant les évènements, est un conservateur qui se revendique comme tel, un vénérable professeur de droit constitutionnel, difficilement soupçonnable d’être un illuminé. Il a pourtant surpris tout son monde, au terme de sa carrière politique. Estimant sans doute que le temps de la franchise était venu, il a dénoncé, pesant des mots dont il savait la portée, « le cynisme de l’élite blanche » du Brésil et sa responsabilité dans la situation actuelle. Sa déclaration a suscité un haut-le-cœur chez ceux-là mêmes qui étaient visés et qui l’ont en retour traité de dérangé, vu l’inconvenance. Claudio Lembo a néanmoins enfoncé le clou, réclamant l’adoption d’un véritable « Plan Marshall » pour les quartiers périphériques, du nom du dispositif américain destiné à relever l’Europe à la fin de la seconde guerre mondiale. Seule manière, selon lui, de lutter efficacement contre le PCC.
Un an plus tard, le vieux Gouverneur en fin de mandat est retourné à son enseignement, et pas grand-chose n’a changé. Le PCC est plus que jamais installé dans ses places fortes, sans qu’aucune réforme significative du système pénitentiaire et judiciaire, responsable au premier chef de sa puissance, ne soit intervenue, ni qu’un quelconque « Plan Marshall » n’ait vu le jour. Des fusillades déciment régulièrement, le soir, dans la périphérie, des groupes de jeunes qui n’ont que le tort d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Elles sont organisées par des groupes d’hommes cagoulés qui pourraient se révéler être des membres des forces de l’ordre faisant des extras, si l’un d’entre eux venait à être un jour, de manière très improbable, arrêté et identifié. Les dirigeants du PCC continuent de diriger leur « parti » et ses lucratives affaires criminelles depuis leurs cellules, recrutant sans relâche parmi les nouveaux détenus qui continuent d’affluer dans les prisons. Nul ne se hasarde aujourd’hui, dans la grande mégapole brésilienne incontrôlée de São Paulo, à envisager la suite de cette incroyable histoire, encore moins à en imaginer la fin.
Réponse de la bergère au berger.