Avenir du Blog de Paul Jorion, avenir des intellectuels, avenir de la démocratie ? par Cédric Chevalier

Billet invité.

Le blog Jorion est-il anémié ?

En tant que lecteur régulier et contributeur occasionnel, j’ai cru pouvoir observer trois tendances qui émanaient du blog de Paul Jorion ces derniers mois :

– une difficulté apparemment grandissante à réunir les 1500 euros mensuels de dons, nécessaires pour soutenir la production intellectuelle de François Leclerc et les coûts opérationnels du blog public ;

– une baisse apparente de régime de la production sur le blog public, notamment de la production de contributions externes et de débats ouverts aux commentaires des internautes ;

– une quasi absence d’activités sur le forum privé des Amis du Blog de Paul Jorion.

De façon contrastée, il m’a semblé cependant que Paul Jorion publiait en parallèle et coup sur coup plusieurs essais, et participait à de nombreuses conférences et interviews.

Un tableau mitigé de la situation du blog pourrait donc être brossé. Il ne serait pas surprenant  en principe que la baisse des activités « Internet » soit le contrecoup d’une intense activité d’écriture et de prise de parole dans le chef de Monsieur Jorion. Mais cela suffit-il à expliquer cette baisse de régime de la production intellectuelle en ligne autour de lui ?

Quel est le problème ?

Comment distinguer, parmi les ingrédients de la recette qui a fait le succès du « système Jorion » (Paul Jorion lui-même, son audience, ses co-auteurs et ses contributeurs associés, le blog public, le forum privé ABPJ, les commentaires en ligne, les essais, les conférences, les interviews, les tribunes, les auditions, etc.), ceux qui seraient aujourd’hui manquants à l’appel ? Y a-t-il un effet « Jorion », un effet « audience », un effet « technologie médiatique » (blog, presse écrite, etc.), voire un effet « sociétal », qui expliquerait une certaine désaffection pour le blog ?

Cette désaffection est-elle un événement localisé ou généralisé ? On peut émettre plusieurs hypothèses non-mutuellement exclusives :

  • Hypothèse 1 : les thématiques abordées par Paul Jorion et ses contributeurs sont « has been » (pour certains). Son audience l’a (partiellement) abandonné pour aller chercher ailleurs de la nourriture intellectuelle sur d’autres thématiques qui l’intéressent davantage.
    • Y a-t-il un effet « présidentielles Macron » sur le désamour pour la gauche/Jorion/les blogs de gauche ?
    • Les citoyens se sont-ils résignés à ne plus s’intéresser à la crise financière de 2008, ni à la crise économique et politique qui a suivi depuis 10 ans ?
    • L’accumulation de mauvaises nouvelles quant aux crises systémiques (Soliton) a-t-elle conduit à une résignation d’ampleur sociétale chez les citoyens ?
  • Hypothèse 2 : Paul Jorion est « has been » (pour certains). Son audience l’a (partiellement) abandonné pour aller chercher chez d’autres sa nourriture intellectuelle.
    • Est-ce le passage de la septantaine ? L’usure de toujours mettre sur la table les problèmes de notre époque ? La barbe grise ? Ecouter Paul Jorion à l’heure de la téléréalité et de ONPC, « hallo quoi !? hallo ! »
  • Hypothèse 3 : les blogs sont « has been » (pour certains). Jorion n’y peut rien, les audiences désertent (partiellement) les blogs pour d’autres médias.
    • Hypothèse 2.1 : les audiences se tournent vers Facebook, Twitter, et d’autres médias dits « douteux » pour s’informer.
      • « Marre des institutions médiatiques qui prétendent dire « la » vérité. Tous pourris et manipulés. On préfère s’informer auprès de ses amis et sur des sites alternatifs et rebelles. » Fake news et post-vérité ?
      • Hypothèse 2.2 : les audiences reviennent vers les médias traditionnels : presse écrite, radio et télévision.
        • Après une période faste où bloguer était à la mode, aujourd’hui, c’est fini. Trop lent, trop de texte pour le cerveau moderne. Twitter et ses 140 caractères conviendraient mieux à l’instantanéité exigée.
      • Hypothèse 4 : les médias écrits sont « has been » (pour certains). Les audiences se tournent vers des médias non écrits.
        • Plus que les blogs, c’est carrément l’idée de média écrit qui prend du plomb dans l’aile. Le poids des mots, terminé. Ne resterait que le choc des images et du son.
      • Hypothèse 5 : la réflexion intellectuelle et politique est « has been » (pour certains). Quel que soit l’intellectuel ou le medium, les audiences ne s’intéressent (presque) plus à cette réflexion.
        • Hypothèse 5.1 : les citoyens sont (re)devenus des consommateurs aliénés et sans réflexion politique
        • Hypothèse 5.2 : les citoyens sont toujours aussi critiques mais sont (re)devenus résignés par rapport à la réflexion et l’action politique.
      • Hypothèse 6 : les hypothèses 1, 3, 4 et 5 sont spécifiques à la sphère francophone mais pas à la sphère anglophone.
        • Faut-il analyser différemment la situation au Royaume-Uni lors du Brexit, où le « fact checking » semble avoir échoué, la situation des Etats-Unis, où on peut être élu président en mentant et en étant vilipendé par quasiment toute la presse, et la situation francophone européenne, où l’on se débat avec une tradition ancienne de l’intellectuel public ?
      • Cette désaffection est-elle un creux provisoire qui va se résorber (Hypothèse 7), un retour à la normale après une période faste (Hypothèse 8), ou une tendance de dégradation à long terme (Hypothèse 9) ?
        • Si cette baisse de l’intérêt citoyen pour la réflexion intellectuelle était avéré, quelles en seraient les conséquences pour la démocratie et comment devrions-nous réagir ?
        • Corrolaire de l’hypothèse 9 généralisée : Notre société évolue-t-elle vers un populisme anti-intellectuel comme dans l’Europe fasciste des années 30 ?
      • Etc.

Ces nombreuses questions me viennent à l’esprit, qui je pense peuvent intéresser ceux qui tiennent à ce blog et surtout, aux missions qu’il remplit. Comme souvent, une problématique spécifique (ici la situation et l’avenir du blog de Paul Jorion et du forum des ABPJ), permet d’ouvrir la réflexion sur une perspective plus générale : l’avenir de tous les blogs et partant, l’avenir de l’interface intellectuelle entre les citoyens et les décideurs, qui est un des dispositifs qui permettent à une population de choisir son avenir au sein d’une démocratie (cf. argumentaire plus bas).

Je ne prétendrai pas avoir inventorié correctement toutes ces questions ni vous proposer des réponses exhaustives mais il me semble important que ceux qui se soucient de la chose publique ne cessent jamais de se les poser, ensemble. Permettez-moi d’apporter ma contribution au débat, en l’esquissant en quelques traits. J’aborderai d’abord les caractéristiques du « système Jorion » pour les relier à la problématique générale de « l’interface intellectuelle entre citoyens et décision politique », qu’on appelle couramment « 4e pouvoir », pour terminer avec quelques questions à débattre.

Quelques sont caractéristiques du « système Jorion » ?

Le blog de Paul Jorion est un OVNI au sein de la noosphère (la sphère des idées). Il est le fruit des amours interdites entre un chercheur-praticien anthropologue-sociologue hors des sentiers battus et de simples citoyens à la recherche ou à l’initiative d’une pensée alternative. Certains de ces citoyens acceptent d’apporter une contribution financière ou argumentaire à ce blog, en échange de l’accès à une production intellectuelle régulière et de qualité, sur nombre d’enjeux sociétaux de notre époque. Au meilleur de sa forme, le « blog Jorion » a drainé hebdomadairement des dizaines de milliers de lectures d’internautes, de contributions externes et de commentaires d’internautes et d’amis du blog, sur les fils de discussions du blog public et du forum privé. D’abord focalisé sur les thèmes de la crise financière, le blog a progressivement élargi son spectre d’analyse pour couvrir la politique européenne, française et belge et la crise de civilisation – le fameux Soliton de Paul Jorion qui recouvre notamment la crise économique, la crise environnementale, la crise sociale, la crise du nucléaire civil, la question du remplacement de l’emploi humain par les automates, la crise de la pensée économique et, en parallèle, les courants de pensée qui pourraient nous aider à dépasser cette conjonction de crises. Accessoirement, Paul Jorion a régulièrement agrémenté le blog de billets éclectiques sur l’art, la pensée et la philosophie. De l’avis de nombreux commentateurs, simple citoyens, professionnels, décideurs et experts, les contributions et les échanges sur le blog sont parfois passionnés mais souvent de haute tenue intellectuelle. La plus-value du blog réside dans l’apport d’informations et d’analyses inédites dans le champ médiatique, l’indépendance, la pertinence, la pédagogie, l’éthique et la transversalité disciplinaire, que la presse généraliste et les revues spécialisées échouent souvent à réunir systématiquement.

La forum privé des Amis du blog de Paul Jorion (les ABPJ) est un autre OVNI de la noosphère, qui complète bien le « système Jorion ». Au départ seul le blog public existait. Paul Jorion fonctionnait à partir de billets ouverts systématiquement à tous les commentaires et à partir des nombreux mails qu’il recevait des lecteurs, Ensuite, pour maîtriser cette masse d’information et quelques débordements qui nuisaient à la performance du blog, tout en conservant sa convivialité et son caractère participatif, Paul Jorion s’est vu forcé d’une part de limiter l’accès aux commentaires à certains  billets et certaines périodes, et d’autre part de créer une enceinte privée où les contributeurs les plus disponibles pourraient former ensemble ce que les ABPJ ont appelé le « cerveau collectif ». Loin d’être un salon VIP où l’on se gausse de se vautrer auprès du « maître », le forum des ABPJ est constitué de plusieurs dizaines « d’intellectuels amateurs », qui y relaient les informations glanées dans leurs champs respectifs, les décortiquent et concoctent en peu de temps des analyses personnelles qui sont souvent traduites en contributions externes venant nourrir le blog public. Un esprit critique collectif passe à la moulinette chaque proposition, y compris celles de Paul Jorion, primus inter pares (premier mais parmi ses égaux). Paul Jorion n’étant pas membre d’un corps académique ni entourés d’assistants et de doctorants, j’ai la conviction que les ABPJ jouent pour lui un rôle de caisse de résonnance indispensable à la qualité de son travail et … à sa santé mentale (le monde intellectuel pouvant être très dur et les retours de réalité parfois long à venir).

Cette conception inédite du « système Jorion », faite de la publication d’essais, de la présentation de conférences à tous niveaux, d’interviews dans les médias d’un chercheur-praticien-intellectuel indépendant, d’un blog public et d’un forum privé où contribuent de simples citoyens, et … de dîners spaghetti dans des cafés très démocratiques, tranche fortement avec le traditionnel monologue ex-cathedra de l’intellectuel public classique, qu’on peut apercevoir de loin quand il sort de sa tour d’ivoire. On peut je crois l’affirmer : en créant son blog et son forum, et en concevant une importante ouverture à la participation de tous via ses « billets invités », Paul Jorion a créé un concept qui fait oeuvre de « salubrité publique » dans le débat démocratique francophone. Le blog est devenu une sorte d’université ouverte, au service du renforcement de la réflexivité, de l’autonomie et de la responsabilité politique des citoyens-lecteurs-décideurs. Bien sûr, certains académiques estiment sans doute que Paul Jorion est une imposture, que le fait de populariser la réflexion intellectuelle avec parfois un style outrecuidant est un compromis néfaste, que donner la parole au plombier et au facteur sur la crise financière confine au populisme. Trouver la bonne approche est un défi constant. Je crois que, malgré quelques errements ponctuels, la recette a prouvé sa valeur. Le « système Jorion », qu’on soit d’accord ou pas avec les idées qu’il produit, est une « interface intellectuelle » qui a permis de diffuser effectivement des questionnements essentiels avec l’ambition de changer le cours de la société.

Quel serait le rôle des intellectuels dans le fonctionnement démocratique ?

Je voudrais maintenant élargir la réflexion sur le blog à la réflexion cette « interface intellectuelle entre les citoyens et les décideurs ».

D’autres plus éminents que moi ont théorisé l’importance de cette interface intellectuelle, en affirmant schématiquement que : les idées dominent l’existence et le monde ; les idées adéquates permettent une existence et un monde adéquats ; l’apprentissage, la diffusion et la création des idées adéquates rend les hommes libres et plus heureux ; le devoir et le métier des intellectuels est d’optimiser en toute époque la diffusion des idées adéquates. Le devoir et le métier des citoyens (ceux qui n’ont pas l’envie, la capacité ou l’opportunité d’initier eux-mêmes une contribution intellectuelle inédite) est de consacrer le temps nécessaire à s’imprégner des idées qu’ils jugent les plus adéquates pour diriger la Cité, c’est-à-dire pour exercer leurs droits et devoirs politiques de citoyens. Une société où tous les citoyens seraient omniscients (tout savoir) et omnipotents (tout pouvoir) est impossible. Chacun se consacre à ses activités, avec sa volonté, sa capacité et ses opportunités. Il est impossible que chaque citoyen soit expert en tous les sujets, assiste à tous les débats publics ou lise seulement tous leurs comptes-rendus. Pour se forger une opinion et exercer ses droits politiques en connaissance de cause, il est indispensable de passer par une interface intellectuelle entre le monde politique et le monde citoyen. Cette interface remplit une fonction essentielle de nos démocraties, au point qu’on l’a appelée « 4ème pouvoir », aux côtés des 3 pouvoirs classiques du Législatif, de l’Exécutif et du Judiciaire. Je proposerai ici une conception large de ce « 4ème pouvoir » : il comprend la presse traditionnelle et les journalistes (presse écrite et audiovisuelle, en ligne, etc.), les intellectuels publics traditionnels bien sûr mais aussi, de plus en plus, une galaxie « d’intermédiaires médiatiques », de « prescripteurs d’opinion » : blogs, sites Internet, syndicats, think tanks, associations de citoyens, chercheurs, intellectuels amateurs, … et encore plus récemment : Facebook, Twitter, et autres où chacun peut devenir lui-même prescripteur d’opinion, à l’échelle de sa sphère d’influence. Qu’on apprécie ou non cet état de fait.

Dans ce paradigme (vision théorique du monde), il faut s’entendre sur le sens « d’intellectuel ». Intellectuel ne devrait pas être une insulte (les « intellos ») ni constituer à nos yeux la marque de la domination par une élite technocratique, inaccessible au « citoyen lambda », qui se réserverait le privilège d’influencer les décideurs dans des salons feutrés. Je voudrais défendre une acception plus noble et plus humaniste du terme « d’intellectuel », qui renverrait à plusieurs réalités complémentaires. Avant tout : à des valeurs, des attitudes et des comportements, qui constituent le cœur vivant de la démocratie. Dans l’absolu, on ne devrait pas être intellectuel par naissance, éducation, formation ou profession mais par adhésion à des valeurs, adoption d’attitudes et pratique de comportements, qui formeraient en quelque sorte un « ethos intellectuel », soit une manière de vivre en intellectuel. On est intellectuel parce qu’on chérit les valeurs de justice, de vérité, de liberté, d’autonomie, de réflexivité et de responsabilité, notamment. On est intellectuel parce qu’on considère a priori que l’exercice et la diffusion de la pensée sont non seulement des droits humains fondamentaux mais aussi ce qui définit notre commune humanité et parce qu’on sait qu’au niveau collectif, la pensée forge des outils au service de tous. On est intellectuel enfin, parce qu’on pense, écrit ou parle régulièrement au service de cette société dont nous sommes membres. Ainsi potentiellement chacun peut être « intellectuel ». Ainsi, est selon moi « citoyen-intellectuel » tout citoyen qui pense, écrit ou parle pour contribuer à l’existence de la Cité, c’est-à-dire pour contribuer au débat démocratique et au fonctionnement de la chose publique. Et cela recouvre bien des comportements courants comme : des parents qui initient leurs enfants au débat d’idées, des « camarades » qui tiennent une conversation de comptoir sur leurs élus, le vote aux élections ou la réflexion personnelle sur l’exercice éthique de sa profession d’enseignant.

Bien que tout citoyen puisse se faire intellectuel plus ou moins régulièrement, je crois qu’il faut malgré tout faire le deuil d’une démocratie totale à court terme : les citoyens ne sont malheureusement pas égaux en volonté, capacité et opportunité d’exercer le rôle d’intellectuel au sein de notre société. C’est pourquoi on peut distinguer parmi les citoyens-intellectuels de la population qu’émerge de façon systémique une « classe d’intellectuels », un groupe qui, par son éducation, sa formation et sa profession, a une vocation intellectuelle « a priori ». Je dis « a priori » car nous savons bien que certains boulangers sont de grands philosophes et d’habiles élus locaux quand certains chercheurs sont des incultes apolitiques, seulement préoccupés par la technicité de leurs tâches (et je ne parle pas seulement des économistes académiques…). Parmi les professions qui génèrent une vocation intellectuelle « a priori » on trouve notamment celles d’enseignant, de journaliste, de fonctionnaire, d’artiste, de politicien, de chercheur, les professions libérales, etc. Statistiquement, au sein de cette classe, la chance de trouver des « intellectuels en exercice » est à mon avis plus grande. Cette classe forme à mon sens l’ossature essentielle d’une démocratie. Ni détentrice du pouvoir, ni dénuée de la capacité de l’exercer, elle constitue, par son existence même, un contrepouvoir vivant contre toute tentative de dictature ou d’oligarchie. La preuve en est que les intellectuels sont parmi les premières victimes, avec les artistes, des dictatures et oligarchies en devenir. Enfin, parmi cette « classe d’intellectuels a priori », on peut encore distinguer un sous-groupe, celui des « intellectuels publics », dont l’existence toute entière est consacrée au métier de « penser la Cité », et qui connaisse, par chance, intérêt ou talent, une diffusion large de leurs idées auprès des citoyens et/ou des décideurs. Les membres de ce sous-groupe des intellectuels publics sont souvent des « maîtres à penser » pour la classe des intellectuels et partant, pour l’ensemble des citoyens-intellectuels. On les voit, on les lit ou on les entend régulièrement dans toutes sortes de médias. Leur influence est considérable. Leur responsabilité, à la mesure de leur influence.

Certains peuvent avoir l’espoir que nous pourrions tous devenir au moins des « citoyens-intellectuels ». Malheureusement, nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Il faut bien avouer en toute honnêteté que certains citoyens (est-ce une majorité ou une minorité actuellement ?) ne pensent pas la Cité, ne lisent pas, ne débattent pas, ne participent pas à l’exercice démocratique et ne font pas usage de leurs droits politiques. Encore une fois, certains par manque de volonté et/ou de capacité et/ou d’opportunité. En outre, je dois bien avouer que si je souhaite à l’avenir une société de citoyens-intellectuels, c’est-à-dire de citoyens capables d’utiliser leur esprit pour contribuer au fonctionnement de la Cité, je ne crois pas à une société faite d’une unique « classe d’intellectuels ». Penser, parler, écrire requièrent une éducation et une formation pointue, et un temps d’exercice considérable. Or, tant que les robots et les logiciels ne s’en chargent pas, l’action pratique reste indispensable au fonctionnement de la société. Et depuis bien longtemps, les individus ont tendance à se spécialiser progressivement dans certaines fonctions, par nécessité : pratiques et/ou intellectuelles. On ne peut pas être Albert Camus, consacrer son existence, des nuits entières, à la pensée, à l’écriture et au discours, et être en même temps père de famille nombreuse au foyer, plombier, et travailler de ses mains 10h par jour. Devenir un intellectuel voire un intellectuel public requiert un apprentissage très long qui, dans une mesure significative, est incompatible avec certains modes de vie essentiellement « pratiques ». Un boulanger « citoyen-intellectuel », c’est tout à fait possible. Mais, par exemple au XIXe siècle, on ne peut pas simultanément élever 10 enfants comme femme au foyer et courir tous les foyers de pensée en Europe comme Victor Hugo. Si l’accès à la formation et l’Internet démultiplie aujourd’hui les opportunités de jouer un rôle d’intellectuel public pour de nombreux praticiens (je pense à certains ouvriers-philosophes comme Pierre Rhabi), il reste des contraintes rédhibitoires (je pense par exemple à la nécessité de forger l’esprit intellectuel durant quasiment deux décennies d’études dans les enseignements primaires, secondaires et supérieurs, ce qui empêche de facto la pratique d’une activité manuelle à plein temps).

Ainsi, par nécessité, il ne me paraît pas anti-démocratique que certains fassent profession d’intellectuel au sein d’une classe sociale particulière, voire d’intellectuel public, au sein de nos sociétés tandis que d’autres soient des praticiens pouvant aspirer à jouer le rôle de citoyens-intellectuels, davantage consommateurs et utilisateurs, que producteurs de la pensée sur la Cité. Il ne sera jamais acceptable à mon sens que demeurent au sein de la population de purs praticiens sans aucune volonté, capacité et opportunité intellectuelle et citoyenne minimale. Ne pas savoir lire dans nos sociétés modernes, par exemple, est un obstacle rédhibitoire à l’exercice de ses droits politiques. Cet état a-intellectuel me semble équivalent à l’aliénation pure et simple au niveau sociologique. Viser un objectif de 100% de citoyens-intellectuels, me semble demeurer un horizon souhaitable de la démocratie, vers lequel doivent tendre tous les intellectuels de classe et tous les intellectuels publics.

Nous l’avons vu lors des événements politiques récents, savoir manier la pensée, les idées et les diffuser est un grand pouvoir. Et ce grand pouvoir requiert de grandes responsabilités. Pour qu’une masse de citoyens a-intellectuels et de citoyens-intellectuels puissent se fier au travail de la classe des intellectuels et des intellectuels publics, un élément est fondamental : la confiance et l’éthique. La confiance que les citoyens peuvent avoir dans l’éthique des intellectuels producteurs et diffuseurs des idées. Voilà pourquoi l’éthique des intellectuels et des intellectuels publics en particulier est sans doute leur qualité la plus essentielle, au-delà de leur ingéniosité mentale.

Quel lien entre les blogs et la démocratie ?

Je ne ferai ici que réassembler les éléments de la démonstration qui précède : les blogs, parce qu’il relient à faible coût un grand nombre de citoyens avec un grand nombre d’intellectuels publics ou non, font partie de cette « interface intellectuelle » qui épanouit les démocraties en diffusant des idées adéquates, pour peu que leurs concepteurs soient de véritables intellectuels. La presse écrite et audiovisuelle garde toujours une importance à ce niveau mais n’apporte pas actuellement la plus-value de ces blogs. Il reste à démontrer que les nouveaux médias (Facebook, Twitter, sites alternatifs, etc.) peuvent remplir le même rôle, alors que l’actualité prouve le contraire à ce stade.

Quelques derniers questionnements ?

L’interface intellectuelle, le 4ème pouvoir, est à mon sens une fonction essentielle de nos démocraties. Depuis la campagne pour le Brexit, pour la primaire et pour la présidentielle menée par Donald Trump, et pour les primaires et la présidentielle française, cette interface intellectuelle a été secouée. Alors qu’elle avait connu une forme particulière ces 10 dernières années avec le blog, l’information médiatique tend aujourd’hui à passer par Facebook, Twitter et des médias alternatifs/rebelles dont certains sont notoirement indignes de confiance. Etant donné ces évolutions récentes, comment devons-nous maintenir la fonction d’interface intellectuelle ? Avec quels technologies médiatiques ? Avec quelles méthodes d’acquisition, de diffusion et de production des idées ? Faut-il vilipender Facebook et Twitter ou y batailler ? Comment renouveler aujourd’hui une fonction d’intellectuel, en utilisant les formes de communication qui fonctionnent, pour continuer à assurer cette interface indispensable, qui est, je crois, l’ossature des démocraties ? Et en particulier pour les lecteurs, amis et contributeurs du blog de Paul Jorion, comment relancer son activité ?

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