Le colloque Walter Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », par Serge Audier (VIII) L’agenda du libéralisme renouvelé selon Walter Lippmann

Le colloque Walter Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », préface de Serge Audier – Penser le « néo-libéralisme », éditions Le bord de l’eau, 2012. Madeleine Théodore nous propose un résumé en plusieurs parties de cette réflexion essentielle. Ouvert aux commentaires.

L’agenda du libéralisme renouvelé

Walter Lippmann propose un agenda restant fidèle aux valeurs philosophiques du libéralisme tout en rompant avec les errements des libéraux historiques. Il implique une répartition des revenus très différente de celle qui caractérise encore, dans les années 1930, la plupart des sociétés organisées. L’effet de ces réformes serait de réduire considérablement les possibilités d’enrichissement par l’exploitation et par l’exercice de privilèges légaux.

Au point de vue de l’échange, les revenus provenant de ces inégalités naturelles ne sont pas légitimement gagnés : ce sont des tributs levés sur les salaires, les intérêts et les profits, en dénaturant ou en manipulant les prix du marché. Un immense champ d’action s’ouvre au libéralisme renouvelé : empêcher, par différentes réformes, les revenus illicites de se former : engager d’énormes dépenses pour l’eugénisme et l’éducation, assurer la conservation du sol et des richesses naturelles qui constituent le patrimoine national, le développer par des travaux de récupération, perfectionner les marchés en organisant des services de renseignements, assurer et indemniser contre les risques et pertes dues aux transformations économiques, fournir les possibilités de recréation.

Il faudra affronter ensuite la question du financement de ce nouveau libéralisme, par des taxes de succession très fortes et des impôts sur le revenu rapidement progressifs, forme d’épargne destinée à être placée dans le patrimoine public, la consommation sociale telle que les écoles, les terrains de jeu, les musées.

Il faut, par ailleurs, éclairer ce qui fait la spécificité des services et investissements publics. Les valeurs créées par les écoles qui éduquent la génération prochaine et par les travaux publics qui préservent la fertilité du sol, n’ont pas de prix sur le marché. Elles ne peuvent donc pas être créées par l’initiative privée. Il y a un domaine réservé aux investissements faits par l’autorité publique, qui n’ont pas besoin d’être « payants » et de réaliser dans un délai limité des bénéfices exprimés en monnaie. En effet, l’investissement le plus prévoyant ne peut guère viser très au-delà d’une génération, mais une société, comme le dit Edmund Burke, se compose de morts, de vivants et de ceux qui sont à naître, et il faut que les vivants transmettent un bon patrimoine à leur postérité, et investir une partie du revenu courant dans les fondements de l’économie sociale. Cependant, la politique de financement des services publics n’aura rien à voir avec le socialisme collectiviste, niveleur et inefficace : si on se contentait de niveler les revenus en prenant aux riches et en donnant aux pauvres, on ne ferait rien, sinon appauvrir l’économie : les mesures doivent frapper non pas les profits de la concurrence, mais bien les tributs des monopoles.

Ce nouveau libéralisme est centré sur la promotion démocratique d’une réelle égalité des chances grâce au financement massif des services publics vraiment efficaces, améliorant la capacité productrice du patrimoine national dont l’individu tire sa subsistance. Il n’y aurait pas de gros héritages, seuls les pionniers qui ont réussi réaliseraient des bénéfices considérables, les taux d’intérêt seraient bas, la disproportion entre les revenus changerait beaucoup, l’offre croissante de chefs d’entreprises et de directeurs capables réduirait les traitements et bénéfices dont ils jouissent. L’horizon est donc une égalisation considérable, pour des raisons économiques, sociales, politiques et morales, car depuis Aristote, les sages savent que les différences de revenus trop flagrantes sont un danger et un mal pour toute la société.

On pourrait penser que ces propositions sont si radicales qu’elles vont à l’encontre du libéralisme classique mais pour Lippmann, ce sont bien les libéraux dogmatiques du 19ème siècle qui se sont fourvoyés, y compris du point de vue de leurs propres principes, fondés sur la liberté, partout où les conclusions auxquelles ils sont parvenus contredisent leur point de vue originel, et viennent à l’encontre de leurs buts : les contrats ont abouti à la contrainte, le libre-échange au monopole et à l’exploitation, la propriété privée à la destruction du sol, la théorie du droit des sociétés au collectivisme et à la suppression des marchés, la théorie de l’Etat à choisir entre despotisme et anarchie, la théorie des Droits de l’homme au refus de protection envers de nombreux êtres humains.

En synthèse, « si l’humanité veut échapper à la ruine, elle ne peut s’en tenir aux enseignements d’un Herbert Spencer ni poursuivre sa route avec les jeunes gens en chemises de couleur » [allusion aux chemises noires des fascistes].

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