Antoine, par Thomas Jeanson

Billet invité.

Antoine, tu étais notre voisin à Capas, ce quartier au Nord de Mézos, aux sources du Larden. Né en 1900, comme Saint-Exupéry, tu as été domestique, puis vers 1930 un accident d’attelage a entrainé une hémiplégie, tu as vécu la suite de ta vie paralysé totalement, du côté droit.

Tu as suivi ton chemin, simplement avec Hortense ta femme, dans cette maison où nous, les petits voisins en vacances, nous ferons petit à petit ta connaissance vers la fin des années 70.

Un grand béret plus gris que noir couvre ton crâne et le protège des intempéries, ta main gauche ne lâche jamais une canne taillée dans une fourche de feuillu, une veste, un gilet noir, un pantalon de flanelle grise mille fois rapiécé et des sabots en caoutchouc dont le droit tient sur ton pied mort grâce à un élastique orange, de ceux qui servent à l’étanchéité des bocaux de conserve « Le Parfait ». Tu mesures à tout casser un mètre cinquante pour cinquante kilos, souris tout le temps, as toujours une histoire à raconter en essuyant de temps à autre le filet de salive que la moitié paralysée de ta bouche ne peut retenir. T’écouter demande de l’attention, mais tes histoires sont toujours joyeuses et finissent dans l’éclat brillant de ton regard.

Ta maison est une grotte sombre, noircie par cinquante années de feu de cheminée vingt-quatre heures sur vingt-quatre en toutes saisons. L’unique ampoule, noircie elle aussi, n’éclaire plus rien, mais indique simplement qu’elle est allumée… Autour du petit feu, les gamelles de tôle émaillée rouges et oranges avec leur couvercle, tiennent au chaud la soupe de la veille, celle du chien, et le prochain repas. Au dessus, à la crémaillère, le petit chaudron de fonte et sa dizaine de litres d’eau fument dans la pénombre. Le feu de barrots rougeoie plus qu’il ne brûle, mais ne s’arrête jamais.

Dans la pièce à côté, un frigo des années cinquante sert d’étagère, trop bruyant, il a été débranché le lendemain de son achat. La souillarde et son odeur d’épluchures et la pompe à eau que j’aimais manœuvrer complètent cette maison où, alors que j’écris ces mots, je m’aperçois que j’avais tant de repères.

Jardin de haut, jardin de bas : Un monde au complet où rien ne manque, pas même l’aventure, les déserts, ni les pièges mortels, le tout dans un rayon de deux cent mètres… Devant la maison, un chien minuscule monte la garde au bout d’une chaine d’acier de cinq mètres plus lourde que lui. Son activité incessante a transformé cet espace en un océan de poussière où la chaine a dessiné des vagues striées. Kiki ?

Hortense est souvent là, sur un banc de fer, le chien dans les pattes, à guetter le retour de son homme, toujours en vadrouille. Ils ont un code, une sorte de cri qu’elle lance, auquel il répond pour vérifier de temps à autre que tout va bien. Heyoo ?

Il faut dire qu’à poser un pied, puis trainer l’autre, la route est longue pour aller juste à côté… et cent mètres deviennent un espace-temps certain, où l’observation, la réflexion vont avoir un champ suffisant pour s’épanouir et donner à Antoine un point de vue universel sur ce monde, tout autant que Saint-Exupéry avec sa machine, sa vitesse, son altitude, et ses traversées d’Océans…

Le jardin « de haut » est à une centaine de mètres de la maison et de la pompe à eau manuelle. Pour arroser ses salades, tomates, pommes de terre et compagnie, Antoine remplit 6 bouteilles d’eau en plastique d’un litre et demi qu’il place dans deux musettes portées en bandoulière. Ainsi harnaché, il se met en route sur ce chemin qui passe entre deux granges, puis suit une allée de pins. A coup de neuf litres d’eau par voyage, Antoine a tant posé et trainé son pied mort sur ce sentier de sable que la surface du sol est creusée d’une vague de trente bons centimètres de profondeur à chaque longueur de pas : impraticable avec nos vélos.

Au retour avec ses bouteilles vides, Antoine ramène sa récolte, parfois il pousse quatre cent mètres de plus pour déposer chez nous une ou deux salades, ce qui ne lui prendra pas plus d’une petite heure… Sa visite finit rituellement par un « Allez, je m’échappe ! » malicieux et dix bonnes minutes après qu’il soit parti, sa silhouette est toujours visible là-bas au milieu du chemin de sable…

L’affutage de la hache, les abeilles, la chute dans le ruisseau, le tricycle et tout ce que j’ai oublié…

Chapeau bas, Antoine.

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