Ouvert aux commentaires.
Nous avons vu que les biologistes caractérisent les espèces telles que la nôtre comme « colonisatrices » et « opportunistes » : colonisatrices en ce sens que leur comportement les conduit à envahir la totalité des environnements qui leur sont propices ; opportunistes au sens où l’espèce est peu spécialisée, et ainsi capable de s’adapter à des environnements très divers. Tout élément, toute branche d’arbre, tout ruisseau, tout paysage présent dans notre milieu naturel est potentiellement utilisable pour nos fins. Une branche d’arbre peut devenir du feu, un ruisseau peut devenir un système d’irrigation des cultures et une entrée de grotte peut devenir un abri.
Depuis l’Afrique, l’espèce a colonisé l’entièreté des environnements vivables des plus propices à la vie humaine aux milieux les plus rudes, des bords de fleuves, source de vie, au pôle Nord, aux températures extrêmes. L’espèce humaine est ainsi colonisatrice car elle envahit son environnement sans se préoccuper de la manière dont elle l’exploitera et se conduit de ce point de vue comme tout mammifère privé d’une représentation globale des effets de son propre comportement.
Il va sans dire que si nous avions la capacité de penser nos comportements en étant conscients de l’impact que nous avons sur notre environnement, nous n’aurions pas pratiqués la politique de la « terre brûlée » comme nous le faisons aujourd’hui dans l’exploitation des ressources naturelles, nous ne raserions pas l’équivalent d’un terrain de foot par seconde de forêt tropicale (soit l’équivalent de la surface de l’Italie rasée en 2017 selon le programme Global Forest Watch), nous ne bétonnerions pas l’équivalent de 6 fois la surface de Paris par an en France au détriment de terres agricoles ou d’espaces de biodiversité, ou encore nous ne ferions pas d’aller-retours en avion avec New York, pour un oui ou pour un non, quand un seul de ces voyages, pour un individu, représente plus d’émissions de CO2 que celles d’un Béninois moyen au cours d’une année entière. Si on voulait généraliser à la totalité des êtres humains la manière dont vit aujourd’hui la population des États-Unis, il faudrait 6 planètes équivalentes à la nôtre, et trois pour que tous les habitants de la planète puissent vivre en jouissant du même niveau de vie que les Français (Global Footprint Network, National Footprint Accounts 2019).
L’espèce humaine n’a pas survécu jusqu’ici en raison de ses qualités intrinsèques de prévision et de planification durable de l’utilisation de son environnement mais plutôt grâce à la planète qui nous accueille qui se présente comme une corne d’abondance débordant de tous côtés de ses incroyables richesses, prête à pardonner tous les errements, et qui nous a autorisés à piller outrageusement. Mais malgré sa générosité quasi infinie, nous sommes quand même parvenus à dépasser ses limites.
La survie de l’espèce humaine jusqu’à aujourd’hui a été possible par une logique bien connue des économistes quand ils parlent de la « main invisible » d’Adam Smith : « private vices, public benefits » (vices privés, bénéfices collectifs) selon la formule de Bernard Mandeville dans la Fable des abeilles (1714). En suivant son intérêt privé, chaque être humain a contribué à la survie du tout sans s’en rendre compte : pour vivre, les êtres humains ont mangé et bu à leur faim les fruits de la nature ; ils ont travaillé pour accroître leurs ressources et assurer une vie plus confortable et plus longue ; pour repousser la mort, ils ont développé la médecine ; pour se distraire, ils ont copulé. Mais ce qu’ils ne savaient pas c’est qu’ils permettaient à l’espèce entière de prospérer : en mangeant à leur faim et grâce aux progrès de l’hygiène et de la médecine, le nombre d’individus atteignant l’âge adulte s’est accru ; en copulant, ils se sont démultipliés jusqu’à atteindre 7,6 milliards d’êtres humains en 2019. C’est grâce à ses pulsions de vie individuelles que vit l’homo sapiens depuis plus de 300.000 ans et plus de 2,5 millions d’années pour ses apparentés du genre Homo.
Aucun mécanisme biologique au sein de notre espèce ne nous fait soucier de notre survie collective comme celle de notre survie individuelle au contraire de certaines espèces que l’on dénomme « eusociales ». L’eusocialité est le mode d’organisation chez certaines espèces comme les fourmis, les abeilles, chez certaines crevettes et certains types de taupes où à la différence des modèles sociaux humains, le comportement de l’individu privilégie exclusivement l’intérêt de la collectivité. Ce n’est pas que l’espèce humaine ne possède pas d’organisations sociales, mais ces comportements sociaux ne sont pas inscrits dans une mécanique qui déterminerait intégralement ses comportements au profit de la communauté. Chez les espèces eusociales, le travail se divise selon ses caractéristiques physiologiques : par exemple, la capacité de se reproduire n’est pas donnée à tous les individus de l’espèce comme chez les fourmis où seulement la reine et les mâles ont cette capacité. Les autres fourmis sont en charge de tâches très simples (ramasser des œufs et les amener vers un endroit sûr, acheminer la nourriture jusque dans la fourmilière, creuser des galeries…). Le tout est permis par un système de communication à travers différents types de phéromones, autrement dit, des hormones projetées à l’extérieur des individus, chacune d’entre elle délivrant un message bien précis à l’intention des autres individus à proximité. Notre espèce n’est donc pas équipée de la sorte et l’individu n’a aucun moyen biologique de connecter directement avec le sentiment d’un tout, et encore moins avec un tout, tel que celui de notre espèce, si complexe.
Mais l’alliance de notre nature humaine, de notre nombre à la surface de la planète et de nos comportements de consommation nous amènent aujourd’hui aux limites, déjà largement dépassées, de la capacité de charge de notre environnement : nous n’avons plus de nouvelles vallées à conquérir et nous consommons plus que ce que notre environnement peut naturellement renouveler.
Voilà plus de 30 ans que nous vivons à crédit sur la planète Terre. Chaque année, le « jour du dépassement » se rapproche du début de l’année. Ce jour correspond à la date, calculée par l’ONG américaine Global Footprint Network, à partir de laquelle l’humanité est supposée avoir consommé l’ensemble des ressources que la planète est capable de régénérer en un an. Passée cette date, l’humanité puiserait donc de manière irréversible dans les réserves non renouvelables de la Terre. En 1986, la date du dépassement était le 31 décembre, en 2019, c’était le 29 juillet.
Ce qui signifie que la « main invisible » source de développement de l’espèce humaine pendant des millénaires, est aujourd’hui le principal moteur de son extinction. La logique de la main invisible fonctionnait tant qu’il existait des vallées vierges à conquérir. Or, l’être humain est aujourd’hui partout présent sur la planète. Il n’y a plus d’échappatoire.
Laisser un commentaire