Les êtres humains ne sont pas naturellement outillés pour se soucier de la survie de l’espèce, par Vincent Burnand-Galpin

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Nous avons vu que les biologistes caractérisent les espèces telles que la nôtre comme « colonisatrices » et « opportunistes » : colonisatrices en ce sens que leur comportement les conduit à envahir la totalité des environnements qui leur sont propices ; opportunistes au sens où l’espèce est peu spécialisée, et ainsi capable de s’adapter à des environnements très divers. Tout élément, toute branche d’arbre, tout ruisseau, tout paysage présent dans notre milieu naturel est potentiellement utilisable pour nos fins. Une branche d’arbre peut devenir du feu, un ruisseau peut devenir un système d’irrigation des cultures et une entrée de grotte peut devenir un abri.

Depuis l’Afrique, l’espèce a colonisé l’entièreté des environnements vivables des plus propices à la vie humaine aux milieux les plus rudes, des bords de fleuves, source de vie, au pôle Nord, aux températures extrêmes. L’espèce humaine est ainsi colonisatrice car elle envahit son environnement sans se préoccuper de la manière dont elle l’exploitera et se conduit de ce point de vue comme tout mammifère privé d’une représentation globale des effets de son propre comportement.

Il va sans dire que si nous avions la capacité de penser nos comportements en étant conscients de l’impact que nous avons sur notre environnement, nous n’aurions pas pratiqués la politique de la « terre brûlée » comme nous le faisons aujourd’hui dans l’exploitation des ressources naturelles, nous ne raserions pas l’équivalent d’un terrain de foot par seconde de forêt tropicale (soit l’équivalent de la surface de l’Italie rasée en 2017 selon le programme Global Forest Watch), nous ne bétonnerions pas l’équivalent de 6 fois la surface de Paris par an en France au détriment de terres agricoles ou d’espaces de biodiversité, ou encore nous ne ferions pas d’aller-retours en avion avec New York, pour un oui ou pour un non, quand un seul de ces voyages, pour un individu, représente plus d’émissions de CO2 que celles d’un Béninois moyen au cours d’une année entière. Si on voulait généraliser à la totalité des êtres humains la manière dont vit aujourd’hui la population des États-Unis, il faudrait 6 planètes équivalentes à la nôtre, et trois pour que tous les habitants de la planète puissent vivre en jouissant du même niveau de vie que les Français (Global Footprint Network, National Footprint Accounts 2019).

L’espèce humaine n’a pas survécu jusqu’ici en raison de ses qualités intrinsèques de prévision et de planification durable de l’utilisation de son environnement mais plutôt grâce à la planète qui nous accueille qui se présente comme une corne d’abondance débordant de tous côtés de ses incroyables richesses, prête à pardonner tous les errements, et qui nous a autorisés à piller outrageusement. Mais malgré sa générosité quasi infinie, nous sommes quand même parvenus à dépasser ses limites.

La survie de l’espèce humaine jusqu’à aujourd’hui a été possible par une logique bien connue des économistes quand ils parlent de la « main invisible » d’Adam Smith : « private vices, public benefits » (vices privés, bénéfices collectifs) selon la formule de Bernard Mandeville dans la Fable des abeilles (1714). En suivant son intérêt privé, chaque être humain a contribué à la survie du tout sans s’en rendre compte : pour vivre, les êtres humains ont mangé et bu à leur faim les fruits de la nature ; ils ont travaillé pour accroître leurs ressources et assurer une vie plus confortable et plus longue ; pour repousser la mort, ils ont développé la médecine ; pour se distraire, ils ont copulé. Mais ce qu’ils ne savaient pas c’est qu’ils permettaient à l’espèce entière de prospérer : en mangeant à leur faim et grâce aux progrès de l’hygiène et de la médecine, le nombre d’individus atteignant l’âge adulte s’est accru ; en copulant, ils se sont démultipliés jusqu’à atteindre 7,6 milliards d’êtres humains en 2019. C’est grâce à ses pulsions de vie individuelles que vit l’homo sapiens depuis plus de 300.000 ans et plus de 2,5 millions d’années pour ses apparentés du genre Homo.

Aucun mécanisme biologique au sein de notre espèce ne nous fait soucier de notre survie collective comme celle de notre survie individuelle au contraire de certaines espèces que l’on dénomme « eusociales ». L’eusocialité est le mode d’organisation chez certaines espèces comme les fourmis, les abeilles, chez certaines crevettes et certains types de taupes où à la différence des modèles sociaux humains, le comportement de l’individu privilégie exclusivement l’intérêt de la collectivité. Ce n’est pas que l’espèce humaine ne possède pas d’organisations sociales, mais ces comportements sociaux ne sont pas inscrits dans une mécanique qui déterminerait intégralement ses comportements au profit de la communauté. Chez les espèces eusociales, le travail se divise selon ses caractéristiques physiologiques : par exemple, la capacité de se reproduire n’est pas donnée à tous les individus de l’espèce comme chez les fourmis où seulement la reine et les mâles ont cette capacité. Les autres fourmis sont en charge de tâches très simples (ramasser des œufs et les amener vers un endroit sûr, acheminer la nourriture jusque dans la fourmilière, creuser des galeries…). Le tout est permis par un système de communication à travers différents types de phéromones, autrement dit, des hormones projetées à l’extérieur des individus, chacune d’entre elle délivrant un message bien précis à l’intention des autres individus à proximité. Notre espèce n’est donc pas équipée de la sorte et l’individu n’a aucun moyen biologique de connecter directement avec le sentiment d’un tout, et encore moins avec un tout, tel que celui de notre espèce, si complexe.

Mais l’alliance de notre nature humaine, de notre nombre à la surface de la planète et de nos comportements de consommation nous amènent aujourd’hui aux limites, déjà largement dépassées, de la capacité de charge de notre environnement : nous n’avons plus de nouvelles vallées à conquérir et nous consommons plus que ce que notre environnement peut naturellement renouveler.

Voilà plus de 30 ans que nous vivons à crédit sur la planète Terre. Chaque année, le « jour du dépassement » se rapproche du début de l’année. Ce jour correspond à la date, calculée par l’ONG américaine Global Footprint Network, à partir de laquelle l’humanité est supposée avoir consommé l’ensemble des ressources que la planète est capable de régénérer en un an. Passée cette date, l’humanité puiserait donc de manière irréversible dans les réserves non renouvelables de la Terre. En 1986, la date du dépassement était le 31 décembre, en 2019, c’était le 29 juillet.

Ce qui signifie que la « main invisible » source de développement de l’espèce humaine pendant des millénaires, est aujourd’hui le principal moteur de son extinction. La logique de la main invisible fonctionnait tant qu’il existait des vallées vierges à conquérir. Or, l’être humain est aujourd’hui partout présent sur la planète. Il n’y a plus d’échappatoire.

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9 réponses à “Les êtres humains ne sont pas naturellement outillés pour se soucier de la survie de l’espèce, par Vincent Burnand-Galpin”

  1. Avatar de chabian
    chabian

    Il me semble que cette vision d’une humanité comme espèce individualiste contre des espèces « eu-sociales » est excessive. Je lis le livre de souvenirs de Yves Coppens (2016). Les premiers homos sont des communautés de primates qui cherchent à s’adapter à un environnement qui change, la sécheresse éliminant la couverture arboricole et étendant une savane. Ces communautés doivent s’adapter collectivement pour trouver un terrain de chasse, de collecte, et de défense contre les prédateurs. La grotte/abri remplace la canopée, séjour dans les arbres. Rien ne se fait seul. Tel groupe amplifie sa musculature pour résister aux prédateurs, tel groupe amplifie sa capacité à fuir, tel groupe développe sa cage cervicale, tel groupe y associe une croissance du cerveau : c’est le nôtre. A quel moment pouvons-nous nous penser comme individus pouvant s’échapper du groupe, le dominer, être libre ? Il y a déjà des mâles alpha chez les primates, mais leur violence est limitée, non meurtrière et souvent non blessante ; leur domination est faite aussi d’alliances sociales (De Waal). Coppens constate aussi que dans la durée, tel homo sapiens adopte les outils d’un stade d’évolution précédent, puis se crée son propre outil mieux adapté. Ce n’est que vers 100.000 années d’ici que l’homo constitue des outils sans cesse plus élaborés, plus vite que sa propre progression en stades d’évolution corporelle.
    Je saute dans le raisonnement, me disant que l’introduction d’une individualité « cruciale » se marque notamment dans « le jugement dernier », dans le fait de devoir « réussir sa vie », « faire sa différence » pour mériter… un paradis chimérique. A quel moment les humains commencent-ils à se défaire de l’intérêt collectif pour assurer la survie du groupe et de chacun ? Il faut en tous cas remonter au culte des morts. à ce moment où on considère que la survie (chimérique) du moi dans une autre futur est essentiel. Mais encore ? et pourquoi ?
    Nous progressons aujourd’hui dans la perception des formatages « socio-culturels » que subit notre individualité. Le travail du féminisme radical est essentiel pour comprendre ce qui est surajouté dans le « genre » par rapport à la simple distinction sexuelle comme organisation sociale chez les mammifères. (Et je songeais à cette avancée en lisant ce que Paul dit des variations d’humanisme et anti-humanismes).
    Enfin toute communauté et les individus qui la composent ont une vision de leur totalité englobante. Elle peut être erronée, en retard d’adaptation, mais elle peut migrer souvent ou parfois disparaître. Faut-il parler d’outillage ou d’opportunisme ? L’essentiel est que nous n’avons pas d’opportunité d’alternative. Notre capacité de percevoir et comprendre et expliquer ce qu’il n’aurait pas fallu faire est valorisante, mais elle intervient fondamentalement a posteriori.

  2. Avatar de chabian
    chabian

    (à la fin, lire: ) Elle (la vision) peut être erronée… mais elle (la communauté) peut migrer etc.

  3. Avatar de Decoret Lucas
    Decoret Lucas

    On est d’accord que l’être humain naît pour mourir, d’un certain point de vue. Nous sommes dans une période où nous nous rendons compte que c’est l’espèce, et non plus seulement à titre individuel, qui est mortel.
    Donc tout est parfait.
    L’individu et l’espèce vont enfin pouvoir s’accorder dans une heureuse et charitable agonie.

    Une immense corneille vient de passer 😀

    1. Avatar de Decoret Lucas
      Decoret Lucas

      Ceci dit c’est tout à fait normal que ceux qui n’ont même pas conscience encore de leur propre mort soit totalement largué quant à notre combat.

  4. Avatar de arkao

    Je ne m’attendais pas à lire sur le seul blog optimiste du monde occidental un portrait aussi sombre de nous autres humains :
    « L’espèce humaine est ainsi colonisatrice car elle envahit son environnement sans se préoccuper de la manière dont elle l’exploitera et se conduit de ce point de vue comme tout mammifère privé d’une représentation globale des effets de son propre comportement. »
    Cela n’a pas été vrai partout et tout le temps, quand-même. A chaque groupe humain a toujours correspondu une globalité de représentation, que ce soit le village, la vallée, la Cité, l’État. A chacune de ces strates, à différentes périodes de l’histoire de l’humanité, des mesures ont été prises pour préserver l’équilibre entre les ressources et la survie du groupe (parfois au détriment du voisin, mais pas toujours)
    Si nous ne possédons pas le moyen de communication biologique propre au fourmis (quoi que, vous n’allez pas me faire croire que la rencontre heureuse d’un homme et d’une femme ne soit pas liée aussi aux phéromones – sinon à quoi nous serviraient les poils pubiens, ultimes vestiges de notre pilosité d’origine), nous possédons bien mieux comme moyens de communication.
    « Notre espèce n’est donc pas équipée de la sorte et l’individu n’a aucun moyen biologique de connecter directement avec le sentiment d’un tout ». Et alors ? On s’en fout puisqu’on a beaucoup mieux ! Qu’est-ce qu’on fait là en ce moment ?
    Chapitre qui me parait un peu réducteur, amalgament 300 000 ans d’histoire avec les 2 décennies industrielles et la folie de ces 30 dernières années, amalgament biologie et anthropologie.

  5. Avatar de Ermisse
    Ermisse

    Le sujet est vaste et complexe. L’ouvrage le Bug humain de Sébastien Bohler l’aborde par la neurologie, mais quoiqu’il en soit nous sommes dans un piège tendu par l’évolution : une espèce n’a pas de raison de s’adapter à une situation jamais rencontrée.

    Mais il faut nuancer : des groupes humains ont déjà eu à faire face au risque de leur propre extinction et s’en sont sortis (cf exemples dans Effondrement de Jared Diamond, livre cependant à prendre avec prudence à cause d’erreurs importantes). L’espèce dans son ensemble a su juguler correctement et à temps la diminution de l’ozone stratosphérique; c’était bien un processus d’extinction puisqu’en laissant la voie libre aux rayonnements UV les plus durs il aurait conduit, mené au bout, à l’éradication de toute vie sur les continents.

    Nous sommes donc, en fait, équipés pour réagir à des menaces vitales, à condition que la grande majorité de ceux qui ont le pouvoir de prendre des décisions, ou de les faire prendre par divers moyens de pression, les perçoivent comme telles. Je crois que c’est là que ça coince aujourd’hui : trop de puissants intérêts se sont opposés à la diffusion de la connaissance de la gravité des menaces, et s’imaginent encore pouvoir échapper à la catastrophe sans rien lâcher de leurs avantages. Il va falloir encore une palanquée de calamités inédites pour les amener à résipiscence, et il sera alors trop tard pour éviter l’effondrement de cette civilisation, sauf miracle.

    Aux survivants ensuite de tirer les leçons de l’expérience. Ils devront en particulier éviter de retomber dans les systèmes qui nous ont mené dans cette situation désespérée : capitalisme, démocratie représentative ou dictatures, qui donnent le pouvoir à ceux qui en sont avides, fussent-ils des sociopathes avérés, donc les plus à même d’en abuser.

  6. Avatar de arkao

    Par ailleurs, l’analogie myrmécologique est à manier avec des pincettes quand on connait les travaux du sociobiologiste Edward O. Wilson…

    1. Avatar de timiota
      timiota

      Surtout après son revirement (à 75 ans en 2006 ou par là si j’ai bonne mémoire, c’est dans mon E Bapteste « tous entrelacés » ou dans le Gauthier /Chapelle sur l’Entraide ?), quand il a déclaré sa précédente théorie sociobiologique (au succès incontesté en terme de poste attribués) plutôt invalide et en a proposé une nouvelle…

      1. Avatar de naroic
        naroic

        En effet, après avoir tiré gloire de sa théorie sur la sélection de parentèle qui expliquait le comportement altruiste par une proximité génétique – voilà qu’il vire du tout au tout en réhabilitant la théorie de la sélection de groupe, que Darwin avait effleuré, démontrant que des pressions d’ordre écologiques seraient facteurs d’eusocialité et que la proximité génétique ne serait que la conséquence de la coexistence sur plusieurs générations d’individus plongés dans le même environnement –
        Résumant sa pensée par cette formule : « L’égoïsme supplante l’altruisme au sein d’un groupe. Les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes. Tout le reste n’est que commentaire »

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  3. Une piste ? https://www.radiofrance.com/sites/default/files/press_releases/4277.jpg 🙂

  4. @Paul, faites une exception sur ce post et ouvrez à la possibilité de poster des images. Ca promet d’être un…

  5. « Des grains de pollen accrochés aux fils délicats d’une toile d’araignée… » https://www.nationalgeographic.fr/photographie/quelles-sont-les-plus-belles-photos-du-monde-microscopique-annee-2024-macrophotographie

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