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Une lectrice : Messieurs Jorion et Burnand-Galpin, vous avez écrit un livre équilibré, convaincant, dont les propositions seront reconnues comme « raisonnables ». Mais vos adversaires sont nombreux, riches et du coup, très puissants : ce sont les agnotologues, les diffuseurs de fake news, les « marchands de doute » qui prêchent le faux parce qu’ils sont des goinfres du profit, les prêtres de la religion féroce appelée « science » économique, et pour tout dire, les sectateurs du Veau d’Or. La question que je vous pose : « Allez-vous les vaincre un par un, ou plutôt les convaincre un à la fois ? » Expliquez-moi.
Paul Jorion : Il y a quelque chose qui m’avait… ce n’était pas « inquiété » mais qui m’avait rendu très perplexe. C’était peut-être il y a une dizaine d’années, dans un débat organisé sur France Culture, à Paris, j’étais en face d’un banquier et c’était M. Jacques Attali qui jouait le rôle d’arbitre. Et ce banquier, à ma grande surprise, m’approuvait bruyamment en disant : « Oui, c’est ça : vous avez absolument raison ! C’est tout à fait ça ! », et ainsi de suite. Au point qu’une fois que je me suis retrouvé dans le couloir avec lui après l’émission, j’avais dit : « Écoutez, je trouve quand même un peu curieux le fait que vous soyez tellement d’accord avec moi ! ». Il m’avait répondu : « Mais c’est parce que vous avez entièrement raison ! ». J’ai dit alors : « Oui, mais ce n’est pas la position des marchés en ce moment ». Et là, il m’a répondu quelque chose qui m’avait surpris. Il m’avait dit : « Oui, mais c’est parce que les marchés pensent que le moment n’est pas encore venu. Vous allez voir : dès qu’ils se diront que le moment est venu, le retournement aura lieu, et tout le monde sera avec vous ».
Et, je n’ai jamais repensé à ça. Ça me paraissait une cornichonnerie, une élucubration, pendant toutes ces années mais ça m’est revenu à l’esprit en août de l’année dernière [2019] quand la Business Roundtable la plus importante organisation patronale aux États-Unis, par un vote quasiment unanime des plus grands patrons, a fait cette déclaration sur la nécessité de revoir la logique actionnariale des entreprises, qui met le profit au premier plan et donc fait de l’actionnaire un roi « propriétaire » de l’entreprise, et de reconnaître au contraire la part de tout le monde dans l’affaire : les clients, les employés, le monde environnant, la Terre entière, je dirais.
C’est un tournant ! C’est un tournant considérable. Pourquoi ? Parce que, comme je l’avais écrit dans ce livre qui date d’il y a quatre ans maintenant (Le dernier qui s’en va éteint la lumière Jorion 2016), la recherche du profit en tant que tel constitue non seulement un obstacle mais probablement, si l’on en restait là, la condamnation à mort de notre système tel qu’il est, et la fin du genre humain.
C’est pour ça que j’ai aussitôt salué sur mon blog cette déclaration de la Business Roundtable. Je me suis posé la question : est-ce que cela veut dire que les marchés sont enfin prêts ? Parce que, sans eux, soyons logiques, rien ne se passera.
On peut avoir une opinion positive ou négative de la finance telle qu’elle est, on peut proposer des mesures, comme je le fais, de retour à une interdiction de la spéculation au sens technique que donnent au mot les financiers. On ne pourra rien faire sans eux dans cette transition qu’il faudra maintenant faire très très vite. Il faut que la finance soit là ! Il faut qu’elle joue ce rôle traditionnel qui était le sien d’être le système sanguin de l’économie. Et ce vote quasi-unanime à la Business Roundtable me fait penser que la prise de conscience est là, qu’elle est en train d’avoir lieu.
Et si vous me permettez, j’ajouterai encore ceci : le moment venu, personne, absolument personne, ne voudra que la musique s’arrête. C’est une histoire que j’ai déjà citée dans un de mes bouquins, dans Le prix (2012), c’est un extrait d’un de ces livres que personne ne lit à part les traders, comme je l’ai été moi-même à une époque. C’est dans un des deux livres d’entretiens qu’a fait un certain Jack D. Schwager avec les traders vedettes des années 1980. Là, il interrogeait Bill Lipschutz qui avait été la star de Solomon Brothers.
Voilà de quoi il s’agit : un jour, ce Lipschutz a délibérément perdu beaucoup d’argent. Cela surprend évidemment Schwager, qui lui demande pourquoi exactement. Et le trader a beaucoup de mal à répondre : il n’a manifestement pas vraiment réfléchi au pourquoi, et du coup, Schwager le cuisine. Et voici ce que ça donne :
« J’ai raccroché et j’ai réfléchi quelques minutes. Je me rendais compte que si je maintenais la transaction je poussais le courtier à la faillite – un aboutissement qui aurait était négatif pour la bourse et tragique pour le produit [options de change], que nous commencions tout juste à traiter avec des volumes significatifs. J’ai appelé le courtier et je lui ai dit ‘Annule toutes les transactions après les cinquante premières’. […]
– Est-ce que vous avez décidé de donner sa chance au market maker parce que son erreur était flagrante ? Ou bien parce que cela aurait pu mettre en danger la survie d’une bourse et d’un produit naissants ?
– C’était une décision à long terme basée sur l’idée que ç’aurait été mauvais pour mon business de maintenir la transaction.
– Mauvais pour votre business, de quelle manière ?
– Mon business de faire du trading d’options de change était en plein boum, et la Bourse de Philadelphie était l’endroit où je passais mes ordres.
– Donc vous l’avez fait plutôt pour protéger la bourse ?
– Non, pour me protéger moi-même.
– Pour protéger le marché.
– Oui, c’est ça.
– Donc, imaginons, si la bourse avait existé depuis dix ans, si le volume avait été énorme, et que cette opération n’ait eu aucune conséquence pour la survie de la bourse, vous auriez pris une décision différente ?
– Affirmatif. Ce n’était pas un acte de charité. »
(Schwager 1992 : 32 & 34).
Ce trader, Lipschutz, de chez Solomon Brothers, il ne voulait pas que la musique s’arrête.
Je les ai connus les traders, mes collègues alors, aux alentours de la Madeleine à Paris, dans la City à Londres, à Houston, Texas, à Amsterdam et à San Francisco : ce sont des accros à l’adrénaline. Leur pire cauchemar, ce n’est pas de mourir, à la limite, ça ils s’en fichent, mais ce serait que la musique s’arrête. Et c’est ça qui nous sauvera sans doute : le jour où les marchés, c’est-à-dire les financiers, se diront que la musique pourrait bien s’arrêter, là, tout à coup, ils mettront le paquet. Et pour citer ce banquier dans les couloirs de la Maison de la Radio : « le retournement aura lieu, et tout le monde sera avec vous » !
Vous voyez, je suis optimiste : je n’aurai pas de dragons à terrasser, ils m’inviteront à boire un coup, et on se racontera des histoires d’anciens combattants : je ne sais pas moi, le contrat MATIF franc français – deutsche Mark, par exemple !
Vincent Burnand-Galpin :
L’image d’un adversaire hypothétique à « vaincre » est, pour moi, erronée : les agnotologues ne sont que les victimes du mode de vie valorisé depuis des siècles. C’est donc normal qu’il y ait quelques résistances au changement ! « Vaincre » suppose qu’à la fin, il y ait des gagnants et des perdants. Or, nous allons gagner tous ensemble ou nous allons perdre tous ensemble. L’adversaire est en nous, et non pas face à nous. Il s’agit de lutter contre le péril écologique comme un seul homme. Nous devons donc con-vaincre (« vaincre avec » au sens étymologique du terme), vaincre avec nos contradicteurs d’aujourd’hui.
Mais je pose la question : y a-t-il encore besoin de convaincre qui que ce soit ? L’anecdote de Paul révèle bien que les marchés financiers attendent simplement que le « moment soit venu », les milieux des affaires sont déjà prêts à lancer l’assaut !
Dans le milieu étudiant que je connais mieux, il n’y a plus personne à convaincre de la catastrophe en cours. J’ai pu organiser un certain nombre de conférences à l’ENSAE et à Sciences Po, et j’ai pu voir ce qui se passait dans les autres écoles et universités : les conférences autour des thèmes de l’écologie font systématiquement salle comble !
Nous sommes de plus en plus nombreux à nous sentir inconfortables face à l’enseignement que l’on nous propose. Notamment, nous nous rendons bien compte du décalage qu’il peut exister entre les théories économiques néoclassiques et les enjeux du monde d’aujourd’hui. La demande est de plus en plus forte pour « verdir » les enseignements et les écoles sont bien obligées de suivre le mouvement.
Les étudiants sont mal à l’aise aussi devant les débouchés classiques de leur école. Ils ne souhaitent plus travailler pour les entreprises dont le métier participe à la destruction de la planète. Les grosses entreprises du CAC 40 ont aujourd’hui de plus en plus de mal à recruter les majors de promotion. Ils préfèrent se tourner vers des métiers plus « utiles » à la société.
Il y a un phénomène de démarginalisation de la collapsologie. Parler d’écologie entre étudiants, ce n’est plus s’inquiéter de la disparition des pandas, mais bien de notre propre extinction. Quand on cherche des solutions, on ne se demande plus si éteindre la lumière en sortant d’une pièce est suffisant : « radicalité » et « changement de paradigme » sont les maîtres-mots des discussions.
Les faits vont finir par convaincre d’eux-mêmes les derniers récalcitrants. Le dérèglement climatique n’épargnera personne. Les feux de forêts, déjà plus nombreux l’été dernier, vont s’intensifier. En France, l’ensemble des zones méditerranéennes est déjà menacé. Demain c’est tout le territoire national qui sera exposé au risque. Dans le même ordre d’idée, une population croissante est menacée par les inondations, que ce soit à cause de la montée du niveau de la mer ou de phénomènes météorologiques extrêmes.
De manière générale, la conscience des enjeux environnementaux se généralise. Une étude du cabinet Greenflex sur la « consommation durable » datant de septembre 2019, révèle que près d’un Français sur deux affirme limiter ses achats de produits neufs par conviction. Une partie significative de la population a déjà dépassé la phase des « petits gestes » et souhaite passer au cran supérieur. La population est mûre pour l’effort de guerre écologique que nous appelons de nos vœux. Nous avons déjà cité ce chiffre, selon un sondage par Viavoice pour Libération, « 61% des sondés aspirent à un rôle ‘beaucoup plus autoritaire’ de l’État en matière environnementale, imposant des ‘règles contraignantes’ » et non simplement incitatives.
Vous allez alors nous répondre : « Si la population est prête, les gouvernements ne semblent toujours pas disposés à le faire ! ». Pas encore, mais c’est un sujet aujourd’hui brûlant : les plus hautes instances politiques surveillent la question écologique « comme l’huile sur le feu » pour reprendre l’image de Clément Jeanneau. L’abandon, par le gouvernement, des projets d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, en 2018, ou encore du projet de complexe commercial géant « EuropaCity » en Île-de-France, en novembre 2019, est révélateur.
Dans ce livre, notre but n’est plus de convaincre du risque existentiel, mais de préparer l’étape d’après, « que faire ? ». La paralysie actuelle des décideurs politiques n’est pas due à l’ignorance du risque, mais à l’incapacité d’imaginer une feuille de route pour l’avenir. Ce livre a pour but de combler l’écart entre notre volonté de sortir de l’impasse et l’action collective à mener pour y parvenir.
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